La Vision des Vaincus

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— Guillaume Pigeard de Gurbert —

Une sculpture monumentale de Victor Anicet dans les jardins de l’habitation Saint-Étienne (longueur 6m hauteur 4m largeur 2m)

La Caravelle de Victor Anicet nous impose la vision de cela même que nous redoutons d’avoir à regarder. Comment ne pas se rendre compte que cette œuvre n’est pas tant un objet à voir qui nous laisserait le paravent de la distance pour en diluer l’horreur, qu’une épreuve à endurer ? Dans la profondeur invisible de son flanc gonflé gît l’ombre portée d’un nœud d’indescriptibles garrotés ou censurés, au mieux raturés, mais jamais nommés, et de tant de richesses et d’autant d’innumérables merveilles sacrifiées. Nous le savons, c’est le destin de l’art que de montrer les choses impossibles à regarder et d’amener à la présence les sous-sols oubliés⋅
Ce ne sont toutefois pas des souvenirs qui sont ici restitués et ce n’est pas non plus l’Histoire qui est récitée ; ce sont des traces délivrées⋅ Le souvenir c’est l’esprit qui retient le passé alors que la trace c’est le passé qui revient⋅Si dans le souvenir l’esprit garde l’initiative et peut refaire le passé à sa guise, dans la trace l’esprit est plongé dans un monde de revenants⋅Tels sont les « Projetés » d’Anicet, qui n’ont rien à voir avec une projection qui est un acte de la raison par lequel elle colonise le monde alentour pour y retrouver sa propre image. L’Un et le Même sont les coordonnées naturelles de toute projection. Les Projetés, eux, émanent de la sombre énergie du passé lui-même et fécondent l’avenir de ses virtualités trop longtemps étouffées.
La Caravelle d’Anicet charroie précisément dans son sillage la « Vision des vaincus » d’où émerge, à partir du regard enfin posé sur « la présence de l’Est multiple », comme l’appelle Glissant, une présence à soi reposée. Un axe invisible assure en effet l’équilibre improbable de cette Caravelle. Véritable masse d’ombre pleine d’un vide inaccessible et soulevée par les eaux sans fond d’une tragédie qui remonte à la surface, la Caravelle brille néanmoins de traces d’or. S’agit-il des ors rapportés par les conquistadors dans les cales tout juste déchargées de leur cargaison humaine ou de la lumière du jour créole enfin ouvert ?
Guillaume Pigeard de Gurbert

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