Rocard, Rabhi, Glissant, Sarah — éclaireurs oubliés et convergences pour une refondation du sens
— Par Pierre Pastel – Sociologue —
Résumé
Dans un contexte de désorientation politique, de fatigue démocratique et de crise sociale profonde, cet essai interroge les fondements de la République française à travers les pensées de Michel Rocard, Pierre Rabhi, Édouard Glissant et le cardinal Robert Sarah. Ces figures, issues de champs distincts (politique, écologie, poétique, spiritualité) convergent vers une même exigence : restaurer le sens, réhabiliter le discernement, et repenser la gouvernance à toutes les échelles. Ce texte, dans la continuité de « Respire, Humanité : Appel pour une civilisation du discernement », propose une lecture lucide de la crise systémique française et avance des pistes concrètes pour une refondation du souffle démocratique.
Introduction
Ce texte s’inscrit dans la continuité de la publication Respire, Humanité — Appel pour une civilisation du discernement (Pastel, 2025)¹. Il convoque la mémoire politique de Michel Rocard, dont les paroles de 1994 résonnent aujourd’hui avec une intensité troublante. Rocard écrivait alors :
« Le danger est là : l’impuissance du politique, le dysfonctionnement des démocraties »².
Comprendre ce qu’il disait, c’est peut-être commencer à réparer ce que nous (gouvernance française successive et citoyen peuple souverain) avons laissé se putréfier. Mais cette réflexion ne s’arrête pas à Rocard. Elle entre en résonance avec les appels de Pierre Rabhi, le cardinal Robert Sarah et Édouard Glissant, qui, chacun à sa manière, proposent une refondation du sens.
Une pertinence brûlante : le texte face à l’actualité
Ce texte résonne puissamment avec les préoccupations contemporaines :
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Crise démocratique : La désaffection électorale, la montée de l’abstention et la défiance envers les institutions sont des phénomènes bien documentés en France aujourd’hui.
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Fatigue sociale : L’épuisement de la classe moyenne, la précarisation et la détresse psychologique sont confirmés par les données de l’INSEE et de la DREES³.
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Déclin du politique : L’impuissance des gouvernements à répondre aux enjeux de long terme (écologie, inégalités, gouvernance mondiale) est un thème récurrent dans le débat public.
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Émigration silencieuse : De plus en plus de Français quittent le pays en quête de dignité ou de perspectives meilleures⁴, un phénomène discret mais réel.
En ce sens, ce texte est profondément en phase avec les symptômes d’une crise systémique que traverse la République française.
Le cri de Rocard : gouverner, c’est choisir et entraîner
Michel Rocard dénonçait déjà en 1994 la désaffection citoyenne, l’impuissance des partis, la perte de légitimité des institutions. Aujourd’hui, ces symptômes sont devenus chroniques. Le débat public est saturé de cynisme, la participation électorale s’effondre, et la gouvernance semble sans cap ni vision.
Face à cela, gouverner ne peut plus se réduire à gérer. Il faut choisir, entraîner, assumer. Cela suppose une volonté politique authentique, incarnée par un contrat de refondation démocratique, un serment de responsabilité des élus, et la création d’un Conseil citoyen du discernement chargé d’évaluer les politiques publiques sous l’angle du sens et de la cohérence.
Une société en décomposition : indicateurs d’un malaise généralisé
La crise démocratique s’accompagne d’une crise sociale et psychologique :
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Santé mentale en déclin, précarisation croissante, marginalisation des plus fragiles.
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Jeunesse désabusée, sans désir d’avenir, errant dans une société sans horizon.
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Classe moyenne épuisée, anxieuse, en perte de confiance³.
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Émigration silencieuse de citoyens en quête de dignité⁴.
Ces phénomènes traduisent une rupture du lien social et une incapacité à proposer un horizon commun. Il est temps de recréer du tissu social par des Maisons du lien dans chaque commune, lieux hybrides entre mairie, centre social et agora citoyenne.
Une économie hors de contrôle : soumission aux marchés
Rocard appelait à encadrer l’économie de marché. Or, la France semble avoir fait l’inverse : dérégulation, austérité, dette publique croissante. La logique du profit à court-terme l’emporte sur celle du bien commun.
Il faut réhabiliter l’État comme arbitre du sens et du lien. Un index de cohésion sociale, publié chaque année, pourrait mesurer la qualité du lien social, la confiance et la participation citoyenne — et orienter les politiques économiques vers la solidarité et la durabilité.
Convergences pour une refondation du sens : penser autrement
Quatre figures éclairent cette refondation :
- Pierre Rabhi : sobriété heureuse, éthique du vivant⁵. Rabhi dénonçait l’illusion d’une croissance infinie et appelait à une économie respectueuse de la nature et de l’humain. Il proposait une éthique de la simplicité, fondée sur la responsabilité individuelle et collective.
- Cardinal Robert Sarah : verticalité spirituelle, dignité humaine⁶. Dans son homélie de juillet 2025 à Sainte-Anne-d’Auray, Sarah affirmait :
« Ce qui sauvera le monde, c’est l’homme qui se tient à genoux devant Dieu. »
Il rappelle que la crise est aussi spirituelle, et que la perte du sacré engendre la perte du sens. - Édouard Glissant : créolisation, gouvernance relationnelle⁷. Glissant appelait à une gouvernance fondée sur la relation, le métissage des cultures, et le refus des identités closes. Il proposait une vision poétique et politique du monde comme espace de cohabitation et de résonance.
- Michel Rocard : courage politique, démocratie participative⁸.
Rocard, fidèle à son exigence de vérité et de responsabilité, appelait à gouverner avec lucidité, à assumer les choix difficiles, et à refonder l’action publique autour du discernement, de la transparence et du respect du réel.
Leurs pensées convergent vers une exigence commune : restaurer le sens, réhabiliter le discernement, et repenser la gouvernance à toutes les échelles , non pas en multipliant les dispositifs, mais en réhabilitant la conscience, la relation et la responsabilité comme fondements de l’action politique.
Cinq exigences pour demain – car rien ne change si l’on répète toujours les mêmes schémas
Michel Rocard proposait cinq axes de refondation :
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Gouverner avec courage, choisir, entraîner, assumer.
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Repenser le travail, retraite progressive, temps partiel choisi.
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Valoriser l’activité humaine, plein emploi de l’intelligence, démocratie participative.
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Encadrer le marché, soumettre l’économie à l’arbitrage de pouvoirs publics fermes.
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Réformer la gouvernance mondiale, vers une démocratie internationale.
Ces exigences ne constituent pas un programme, mais une vision, une espérance. Elles appellent à une refonte du personnel dirigeant : une École du discernement public pourrait former les élus, hauts fonctionnaires et cadres territoriaux à la prise de décision responsable, à la gestion du conflit, à la parole publique authentique.
Cette refondation suppose également :
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Un contrôle renforcé des dépenses publiques, notamment celles de certaines institutions qui agissent sans transparence ni éthique. Un audit citoyen régulier, couplé à des indicateurs de responsabilité budgétaire, permettrait de limiter les dérives dispendieuses et de rétablir la confiance.
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Une réforme du paysage médiatique français : les médias financés par l’État doivent retrouver leur mission première, diffuser une information juste, plurielle et connectée à la réalité vécue. Cela implique de garantir leur indépendance éditoriale, de diversifier les voix représentées, et de limiter le monopole des grands groupes médiatiques, qui tendent à homogénéiser le discours public au détriment de la démocratie. Une charte de pluralisme et de vérité pourrait encadrer cette transformation.
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Une éthique de l’intelligence artificielle et du numérique, devenue urgente face à la déstabilisation massive qu’ils provoquent dans la vie quotidienne de millions de Français : perte d’emploi, automatisation managériale, complexification des démarches administratives, déshumanisation des services sociaux, dépendance bancaire, et fragilisation du système de santé. Il est impératif de créer un Conseil national de vigilance numérique, chargé de réguler les usages, de garantir l’inclusion, et de prévenir les effets délétères sur la santé mentale et la cohésion sociale.
Ce Conseil, tel que formulé ici, complèterait utilement les missions du CIAN (Conseil national de l’IA et du Numérique) en y ajoutant une dimension éthique, sociale et citoyenne, aujourd’hui insuffisamment prise en compte. -
Une remise en question du modèle de consommation technologique, notamment le renouvellement forcé des matériels informatiques par obsolescence programmée ou stratégies commerciales des fournisseurs. Une politique publique de sobriété numérique, fondée sur la durabilité, la réparabilité et la transparence, pourrait freiner cette dépendance dispendieuse et écologiquement destructrice.
Conclusion : pour une politique du discernement
Il est temps de sortir du pilotage automatique, de rompre avec la logique du moindre mal, et de retrouver le souffle démocratique. Il est temps de redonner au citoyen sa place, au travail sa dignité, à l’État sa mission.
Rocard nous avait prévenus. Rabhi nous avait invités à ralentir. Sarah nous exhorte à retrouver le sacré. Glissant nous rappelle que le monde est relation.
Il nous reste à les écouter, et surtout à agir, ensemble, en humain, Humain, éveillé et responsable⁹.
Notes
- Rocard, Michel. Pourquoi je vote Delors, Le Nouvel Observateur, novembre 1994.
- Pastel, Pierre. Respire, Humanité — Appel pour une civilisation du discernement, Madinin’Art & Club Médiapart, juillet 2025.
- La classe moyenne française est aujourd’hui entre pression budgétaire et défiance croissante : • 54 % des Français s’identifient à la classe moyenne (DREES, 2023). • Leur pouvoir d’achat s’érode : consommation en baisse, épargne limitée voire négative (INSEE, France, portrait social, 2024). • 60 % des ménages peinent à épargner (MoneyRadar, synthèse INSEE, 2024). • Ce resserrement alimente une défiance affirmée envers les politiques publiques (DREES, 2023).
- Par solution de facilité, et pour le moindre mal, certains se ruent vers les départements et collectivités dits d’outre-mer français, souvent avec une forme d’arrogance inconsciente, évinçant peu à peu les populations locales, déjà reléguées à une « Sous-France » abyssale.
- Rabhi, Pierre. Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, 2010.
- Sarah, Robert. Homélie prononcée à Sainte-Anne-d’Auray, 26 juillet 2025.
- Glissant, Édouard. Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997.
- Rocard, Michel. Si la gauche savait, Flammarion, 2005.
- Pastel, Pierre. Je veux parler à un humain, Éditions Les 3 Colonnes, 2ᵉ trimestre 2022.