La publicité suffit-elle pour renverser une dictature ? : « No »

 –Par Roland Sabra —

no-3

Rencontres Cinémas de Martinique 2013.

Chili, 1988. Lorsque le dictateur chilien Augusto Pinochet, face à la pression internationale, y compris celle de son mentor étasunien, organise un référendum pour donner une façade légitime à son régime, les dirigeants de l’opposition persuadent un jeune et brillant publicitaire, René Saavedra, de concevoir leur campagne télévisuelle. Avec peu de moyens mais des méthodes innovantes, Saavedra et son équipe construisent un plan-com qui va contribuer à la victoire des opposants.

 Le surtitre de l’affiche du film est déjà en lui-même un objet de polémique : « Comment une campagne publicitaire a renversé une dictature ». Le réalisateur,Pablo Larrain, qui a déjà consacré deux précédents films à la dictature chilienne, Tony Manero (2007) et Santiago 73, Post Mortem (2010), n’en disconvient pas :  «  « La défaite de Pinochet est le résultat d’une mobilisation populaire, organisée par des dirigeants politiques » qui sont parvenus à rassembler l’opposition au Chili et en exil, admet Pablo Larrain avant d’ajouter. « Cependant, la publicité optimiste, qui n’attaquait pas Pinochet mais visait à neutraliser la peur, a joué un rôle important. » Un rôle important, certes mais pas le rôle le plus important.

 La force du film de Pablo Larrain est de montrer les stratégies de communication divergentes entre la génération d’Allende, celle des militants persécutés, torturés, mutilés dans les geôles chiliennes, et qui veulent utiliser les 15 minutes journalières accordées pendant un mois aux opposants pour rappeler ces exactions et la presque génération suivante, celle qui a connu l’exil et davantage les récits par les parents de l’Unité Populaire que les faits eux-mêmes. A une proposition de clip de la vieille génération qui dénonce les crimes, Saavedra à ce jugement lapidaire, terrible : « Pas vendeur ! » Il va proposer un plan-com pour « vendre le « NO » comme on vendrait de la lessive, des savonnettes ou du Cola avec cet argument non dépourvu de sens, selon le quel il faut chasser la peur de la tête des gens. La dictature génère de la peur, cette peur intériorisée, qui fait accepter la domination est tellement efficace que près de la moitié de la population soutenait les militaires. Le fascisme peut-être un objet de désir. On l’a déjà vu sous des latitudes plus septentrionales.  Mais puisque les invocations dénonciatrices non seulement ne suffisent pas mais ont des effets contre-productifs en rappelant la violence et la peur, la campagne du NO se fera donc avec des pompom-girls, des chansons, des sketches cocasses, drôles sur le thème « La joie arrive ». Et ça marche ! A tel point que les partisans du « SI » seront réduits à copier, maladroitement, servilement la campagne imaginée et mise en oeuve par Saavedra. « Copie de la copie de la copie de la copie… etc »

 Pablo Larrain n’est pas un néophyte en matière de cinéma. Il sait manipuler son spectateur. La première scène, dans laquelle Saavedra prévient un groupe de décideurs dont on pourrait supposer qu’il s’agit de politiques, du caractère déroutant, novateur, pour ne pas dire révolutionnaire du clip qu’il a conçu se révèle être la présentation d’une pub pour Coca Cola. Le spectateur est pris à contre-pied. De même la présence de l’enfant de Saavedra dans le film créée, volontairement, ( artificiellement?) une tension dramatique : la junte et ses nervis, dans le travail de flicage, de surveillance, d’espionnage des partisans du NO iront-ils jusqu’à s’en prendre à l’enfant ?

 Les caméras utilisées sont des modèles des années 80 et l’intégration des extraits de documentaires de l’époque est parfaitement réussie, avec ce côté millésime, à la fois rétro, charmant et parfois difficilement lisible, tant les années semblent avoir passées.

 Le système de l’opposition binaire est pleinement utilisé par le réalisateur, entre les soutiens du régime et les opposants, entre le Si et le No, entre la vieille garde et la nouvelle génération, entre l’ex-épouse de Saavedra et sa compagne, entre les « politiques » et les publicitaires etc. Parmi ceux-là un autre système d’opposition est déployé entre d’un côté le jeune  salarié  Saavedra et de l’autre son employeur Guzman plus âgé, ce dernier étant non seulement un soutien de Pinochet mais qui plus est l’artisan de la campagne du « SI ». Ce qui ne les empêche pas de cohabiter et d’œuvrer à la prospérité de l’agence publicitaire, métaphore du pays lui-même, comme le montrera la fin du film. Façon de dire que somme toute, tous sont chiliens ?

Réalisé par : Pablo Larrain  Avec  : Gael García Bernal, Alfredo Castro, Antonia Zegers