« La peur de l’immigration est un aveu de notre faiblesse »

— Par Ferghane Azihari —

Les craintes suscitées en Europe et en Amérique du nord par l’immigration révèlent le peu de confiance qu’ont les Occidentaux dans la puissance de leur culture, argumente le libéral Ferghane Azihari. Il est vrai que le relativisme culturel rend difficile l’assimilation des populations immigrées, concède l’auteur.

Ferghane Azihari est analyste en politiques publiques. Il collabore notamment à l’Institut de recherches économiques et fiscales (IREF).

En 1989 paraît l’article de Francis Fukuyama sur la «fin de l’histoire». Le politologue américain développe alors en pleine crise de l’Union soviétique une thèse qui sera par la suite abondamment commentée. Voilà qu’est remise en question la théorie marxiste du sens de l’histoire, qui proclame le communisme comme stade suprême des sociétés humaines. Si fin de l’histoire il y a, seuls ces produits de la culture occidentale que sont la démocratie libérale et l’économie de marché peuvent réellement prétendre au statut de modèle de civilisation supérieur et indépassable. Aujourd’hui, Fukuyama ironise sur le fait que les penseurs ayant le mieux compris sa thèse sont les intellectuels marxistes, dont les certitudes sur la supériorité de leur système furent affaiblies. Encore que cette certitude était toute relative chez les élites à la tête des régimes socialistes sans quoi elles n’auraient pas érigé un rideau de fer contre leurs camarades désireux de fuir le paradis qu’elles avaient fondé.

Il n’est en effet point d’indicateur plus fiable que les flux migratoires pour constater la valeur d’une civilisation. Sous la guerre froide, les régimes politiques les plus défectueux furent les plus conscients de cette réalité. Ainsi ont-ils tenté d’anéantir la «concurrence libre et non faussée» des sociétés en réprimant une émigration assimilée à de la trahison. Par son existence même, l’exilé suggère que sa contrée d’origine offre un cadre social et culturel de moindre qualité par rapport à celui de son pays d’adoption. D’où les efforts entrepris par certains gouvernements pour casser le thermomètre. L’État cubain avait par exemple l’habitude de couler les frêles embarcations de migrants fuyant pour l’Amérique. Les miradors qui bordaient le mur de Berlin n’étaient rien d’autre que le cache-misère de l’Allemagne de l’Est. Encore aujourd’hui, la Corée du Nord réprime durement toute tentative d’émigration par l’emprisonnement voire la peine de mort. Mais si l’émigration est un camouflet pour les régimes qui la vivent, qu’en est-il de l’immigration?

L’absence de barrière à l’immigration s’intégrait dans le récit messianique américain.

Longtemps les pays les plus avancés ont considéré l’arrivée de nouvelles populations issues de la périphérie de l’humanité comme un signe de leur supériorité et de leur rayonnement culturels. Comme beaucoup de régimes occidentaux, un pays comme les États-Unis ne restreignait presque pas l’immigration jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale. L’absence de barrière à l’immigration s’intégrait dans le récit messianique américain. Accueillir «les rebuts des rivages surpeuplés» mentionnés dans le poème d’Emma Lazarus gravé dans la Statue de la Liberté favoriserait l’exportation des valeurs américaines de liberté et d’égalité dans les provinces dominées par des pratiques rétrogrades. Cet exceptionnalisme américain fut également cultivé par les élites européennes. Deux ans après avoir été démis de ses fonctions de Ministre de Louis XVI, Turgot écrivait que les Américains devaient montrer l’exemple et que l’asile qu’ils offraient aux opprimés du monde entretenait l’espoir que leur culture diffuse les idéaux de justice aux quatre coins du globe, y compris dans les contrées européennes dominées par le despotisme et l’obscurantisme.

L’audace du pari fut à la mesure de la confiance que les Américains plaçaient dans leur identité politique. Leur complexe de supériorité les protégeait de la crainte de voir les aspects les plus positifs de leur civilisation anéantis par l’importation des traits les plus problématiques des cultures étrangères. Après tout, bon nombre d’immigrés étaient originaires de pays dont la culture laissait à désirer en matière de liberté individuelle ou de pluralisme politique et religieux! Mais la sélection culturelle a fait son œuvre en sauvegardant et diffusant les idéologies les plus solubles dans la recherche du bonheur exaltée par les textes fondateurs. Parmi les immigrés suédois, russes, allemands, irlandais ou italiens, peu rêvaient de recréer dans leur pays d’adoption les conditions politiques et culturelles des terres qu’ils avaient décidé de fuir. À l’inverse, beaucoup de pays européens se sont mis à importer les institutions du pays vers lequel leurs ressortissants émigraient. Sans doute ce processus explique-t-il le prestige de la nation américaine, devenue la première puissance culturelle mondiale.

Désormais les Occidentaux ne peuvent s’empêcher d’éprouver le sentiment que leurs systèmes sociaux – que l’incohérence les pousse à chérir – sapent les vertus entrepreneuriales des nouveaux arrivants.

Mais les replis identitaires qui rythment la vie politique de nombreux pays occidentaux depuis quelques années attestent d’un changement de perception vis-à-vis de l’immigration. Jadis considérée comme un facteur de puissance, l’immigration est aujourd’hui perçue comme une source de déclin. Certains sont donc tentés de voir dans la fermeture des frontières le retour d’une fierté nationale jusque-là en sommeil. Mais tout laisse penser qu’elle est le résultat de l’effondrement de la confiance des peuples dans leur culture et leurs institutions. Le développement des États-providence au cours du XXe siècle n’est pas étranger à l’érosion de cette confiance. Il génère en effet une plus grande suspicion vis-à-vis de la motivation des candidats à l’immigration. Les Occidentaux ne peuvent s’empêcher d’éprouver le sentiment que leurs systèmes sociaux – que l’incohérence les pousse à chérir – sapent les vertus entrepreneuriales des nouveaux arrivants en instillant chez ces derniers le vice de l’improductivité et du parasitisme. Autrement dit, ils ne sont plus convaincus que leur civilisation inspire le même sens de la réussite par l’audace qu’autrefois.

La peur de l’islamisation des sociétés européennes traduit quant à elle une autre forme de mésestime pour la culture occidentale. Bien qu’elle ne soit pas infondée, la crainte de voir des traditions autochtones submergées par l’importation de mœurs et d’idéologies rétrogrades est le propre des peuples convaincus que leur art de vivre a perdu son pouvoir de séduction. D’où le sentiment qu’il ne survivrait pas à la confrontation de normes sociales concurrentes. Ce sentiment est par ailleurs renforcé par le relativisme culturel dominant, qui décourage la dénonciation des coutumes qui méritent de l’être, et par une certaine timidité des élites à faire valoir un modèle d’assimilation crédible. Le cas médiatisé de cet employeur suédois condamné l’été dernier pour avoir légitimement renoncé à embaucher une femme musulmane qui refusait de lui serrer la main est un bel exemple des dérives de ce nihilisme culturel.

Le relativisme culturel dépossède les autochtones de leur faculté de déterminer le contenu de leurs rapports sociaux en distinguant les mœurs et les coutumes indésirables.

Le risque de ce relativisme est double. Il empêche dans un premier temps la société de trouver le degré optimal d’acculturation des minorités par l’application privée de normes sociales nécessaires au maintien d’un équilibre culturel harmonieux. Il dépossède enfin les autochtones de leur faculté de déterminer le contenu de leurs rapports sociaux en distinguant les mœurs et les coutumes indésirables. Ce sentiment de dépossession est précisément ce qui motive le recours à cette forme raide de protectionnisme identitaire qu’est la fermeture des frontières.

Tel est en effet le paradoxe des replis identitaires occidentaux. L’apparente fierté qu’ils dégagent dissimule un aveu de faiblesse, à rebours de la fascination et de la jalousie que l’Occident suscite à l’extérieur de ses frontières. Les nationalismes autoritaires ne disparaîtront donc que lorsque les peuples seront sûrs de la qualité et de la supériorité de leurs principes constitutifs.

Source : LeFigaro.fr