La «néolaïcité» ou le risque d’amalgame

— Par Stéphanie HENNETTE-VAUCHEZ (Enseignant et chercheur à l’UFR droit et science politique de l’université Paris-­Ouest-Nanterre-La Défense), Marielle DEBOS (Enseignant et chercheur à l’UFR droit et science politique de l’université Paris-­Ouest-Nanterre-La Défense) et Abdellali HAJJAT (Enseignant et chercheur à l’UFR droit et science politique de l’université Paris-­Ouest-Nanterre-La Défense) —

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Deux mois après les tueries de Charlie Hebdo, de Montrouge et du supermarché Hyper Cacher, la laïcité – plus précisément une néolaïcité – est au centre des débats publics. Le cadrage «néolaïque» s’est encore imposé. Des acteurs politiques de droite comme de gauche établissent un lien entre les attentats de janvier et de supposées menaces sur la laïcité.

Le 18 février, monsieur Eric Ciotti dépose à l’Assemblée nationale la proposition de loi visant à étendre le principe de laïcité aux établissements publics d’enseignement supérieur; et lundi 2 mars, madame Pascale Boistard, secrétaire d’Etat aux Droits des femmes, renchérit, estimant qu’il n’est pas certain que le voile ait sa place à l’université. Le jeudi 12 mars, la proposition de loi, adoptée par le Sénat en janvier 2012 dans le cadre de l’affaire Baby Loup, et discrètement reléguée aux confins de l’agenda législatif depuis lors, ressurgit. Ce texte, qui doit être discuté en mai après les élections départementales, prévoit d’interdire le port de signes religieux dans les crèches privées bénéficiant de subventions publiques – soit dans l’immense majorité des crèches. Interrogeons-nous un instant. Quel rapport entre les massacres de janvier et ces réponses politico-législatives ? Serait-ce vraiment dans un oubli ou une méconnaissance de la «laïcité» qu’il faudrait chercher les causes (ou les remèdes) de ces massacres ? On voudrait ici répondre par la négative. Car en effet, accepter de poser la question du rôle de la laïcité face aux tueries de janvier, c’est accepter l’idée que les auteurs des attentats, du seul fait qu’ils se réclament de l’islam (et plus exactement d’organisations armées islamiques comme Al-Qaeda ou l’Etat islamique), soulèvent une question comparable à celles qui tombent dans le champ de la laïcité : la présence ou l’expression de la religion dans l’espace public.

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Or, il y a là quelque chose de dangereux, qui revient à placer sur un plan comparable les femmes musulmanes qui portent le voile (puisque ce sont bien elles qui sont l’objet du débat sur la laïcité tel qu’il se déploie depuis de nombreuses années) et la violence politique à référence islamique.

Il est bien là, le fameux «amalgame» entre l’islam et la violence politique qu’en façade tout le monde s’accorde à ne pas souhaiter faire. Bien sûr, cette violence politique a «à voir» avec la religion, puisqu’elle est mobilisée pour justifier des acteurs meurtriers, mais elle ne s’explique pas par un «facteur religieux», en ce sens que (faut-il le rappeler ?), le fait d’être musulman ne prédispose pas à la violence.

S’attaquer aux femmes voilées après les tueries de janvier revient à les rendre responsables d’actes qu’elles n’ont pas commis, mais dont on soupçonne qu’elles sont secrètement solidaires. Le fait de croire en l’existence d’une «communauté musulmane» essentialisée fondant une solidarité atavique porte un nom : racisme antimusulman ou islamophobie.

Interdire le voile à l’université ? Ce serait là remettre en cause les principes fondateurs de l’université, comme lieu de la libre expression et du libre débat, comme cadre de l’éducation ouverte à tous et toutes, comme lieu où doit s’enseigner et s’éprouver l’esprit critique et l’autonomie de chacun.

Interdire le voile, pour répondre à quel problème exactement ? Si l’université va mal, c’est à cause des politiques d’austérité imposées par le gouvernement actuel et ceux qui l’ont précédé.

Où voit-on l’ordre public universitaire «troublé» par le port du voile par des étudiantes ? Et que dira-t-on demain aux étudiantes voilées venues du Moyen-Orient ou d’Amérique du Nord ? Devra-t-on expliquer à nos collègues à l’étranger, qui considèrent déjà les débats franco-français avec consternation, que leurs étudiantes ne sont pas les bienvenues ? Si cette question n’a pas été posée par ceux qui préconisent l’interdiction du voile, c’est que la cible de leurs discours et de leurs politiques n’est pas l’étudiante internationale qui poursuit ses études dans les grandes écoles, mais bien celle qui vient des milieux populaires et qui fréquente l’université.

Interdire le voile dans les structures accueillant de jeunes enfants ? Mais a-t-on jamais vraiment établi que le port du voile causait des troubles aux jeunes enfants (la proposition de loi vise les établissements en charge d’enfants de moins de 6 ans) ? Et si c’est bien le cas, comment et pourquoi tolérer alors un système d’opt out [option de retrait, ndlr] pour les structures «à caractère propre», ou pour les assistantes maternelles et autres «nounous» travaillant à domicile ? Si le voile menace réellement la République, ne la menace-t-il pas alors toujours et partout ? C’est que, bien sûr, ce ne sont ni les femmes ni les enfants qu’il s’agit de protéger. Au contraire, le point commun des deux propositions de loi est de vouloir renvoyer dans l’espace privé les femmes voilées qui étudient ou qui travaillent à l’extérieur de chez elles. Ces discriminations légales sont en train de construire un régime juridique d’exception, qui bafoue le droit à l’éducation et le droit au travail. Ce ne sont pas non plus les droits humains qu’il s’agit de défendre : François Baroin, dans un rapport officiel destiné à théoriser cette «nouvelle laïcité» (1), n’écrivait-il pas lui-même que la laïcité qu’il s’agissait d’encourager était «dans une certaine mesure, incompatible avec les droits de l’homme» ?

Il importerait que celles et ceux qui restent attachés à ce paradigme aient pleine conscience des glissements et usurpations d’héritage que la néolaïcité implique.

(1) Pour une nouvelle laïcité, rapport au Premier ministre, 2003, p. 40
Stéphanie HENNETTE-VAUCHEZ (Enseignant et chercheur à l’UFR droit et science politique de l’université Paris-­Ouest-Nanterre-La Défense), Marielle DEBOS (Enseignant et chercheur à l’UFR droit et science politique de l’université Paris-­Ouest-Nanterre-La Défense) et Abdellali HAJJAT (Enseignant et chercheur à l’UFR droit et science politique de l’université Paris-­Ouest-Nanterre-La Défense)