La Martinique, seul pays à briser les statues d’abolitionnistes

— Par Yves-Léopold Monthieux —

Le vent de déboulonnage de statues a soufflé à nouveau. Il s’agit cette fois du buste d’Ernest Deproge, avocat martiniquais né en Martinique dont les états de service au bénéfice de la Martinique sont repris dans tous les journaux. Je redis ici que ces menées iconoclastes ne tombent pas du ciel, c’est le résultat d’un discours et d’une politique amplement développés. Il s’agit d’un résultat-étape d’une orientation politique qui se confirme. Si ce résultat effraie nombre de ceux qui, en apprenti-sorciers, tiennent depuis longtemps ce discours et développent cette politique, ce n’est pas le cas pour tous.

Des sociologues et autres intellectuels voient dans ces gestes l’expression de la maturité de leurs jeunes auteurs et s’en félicitent. D’autres, à l’inverse, imputent les causes de ces actes à l’ignorance et l’inculture de ces jeunes. Cette démarche sociologique est dérisoire car il s’agit de politique et de rien d’autre. En effet, tout ignorant et tout inculte qui a été bien agité du cerveau peut parfaitement agir en fonction du formatage reçu. Il ne peut échapper à personne que ceux dont ils servent de boucliers et de vitrines ne sont pas tous des ignorants.

Par ailleurs, on peut s’étonner de voir les réactions varier selon les personnages représentés par les statues profanées et les méthodes employées pour leur mise à bas. Comme si, selon l’opinion de chacun, il y aurait des actes plus justifiés que d’autres. Comme si les auteurs de la chute du buste de Deproge savaient, dans leur immense sagesse, que l’œuvre d’art résisterait au bris. Contrairement aux USA qui, comme nous, ont eu des esclaves noirs sur leur territoire, les actions visent moins les esclavagistes qu’on le dit. Après un arrêt sur le sort de nos ancêtres-esclaves, à mes yeux sincère, l’intérêt paraît tout autre aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, les Martiniquais n’ont décapité ou déboulonné aucun esclavagiste avéré, comme aux Etats Unis ou même en Grande-Bretagne. Dans ces pays, les déboulonnages ont concerné des statues équestres et des monuments édifiés à la gloire de négriers patentés et qui ne sont connus que pour leurs crimes. A l’inverse, aucun historien, même parmi ceux qui par leurs applaudissements encouragent les jeunes, n’a pu démontrer que Joséphine de Beauharnais, encore moins Victor Schoelcher et maintenant Ernest Deproge, aient été des esclavagistes. L’indifférence quasi générale à toute recherche d’authenticité historique fait donc apparaître l’estampille « esclavagiste » comme un prétexte pour justifier des objectifs moins avouables.

Enfin, la critique française fait une analyse globale qui ne tient pas tout à fait compte de la particularité de la Martinique. Stéphane Bern et l’historien Jean-Noël Jeannenay, entre autres, se réfèrent à deux règles auxquelles doit être soumise la lecture de l’histoire : la « contextualisation » des faits et l’évitement du piège de « l’anachronisme ». Cependant dès lors que la culpabilité des personnages est infirmée, ou à tout le moins non établie, ces deux principes ne suffisent pas pour expliquer les causes des bris de statues, en Martinique. Un autre ingrédient procède de la volonté incontestable d’ignorer la vérité de faits qui, même regardés dans le contexte de l’époque, ne souffrent pas de discussion. Cette dénégation, si l’on peut dire, renforce leur caractère négationniste.

En somme, les critiques les plus sincères sont celles dont les auteurs acceptent tous les bris et déboulonnages, sans faire de distinction. Ces derniers, parfois des élus, ne font pas mystère de la racialité de leurs jugements et des objectifs poursuivis. Pour eux et ceux qui passent à l’acte – activistes ou acteurs isolés – tout ce qui peut ressembler à un acte de rébellion politique et favoriser « un climat » est bon à prendre.

Fort-de-France, le 11 juillet 2020

Yves-Léopold Monthieux