La Martinique et la Catalogne

— Par Michel Herland —

À l’exception des Écossais, les responsables politiques de tous bords condamnent à qui mieux mieux les aspirations des Catalans à l’indépendance. Que les chefs d’État européens et le président de leur Conseil se montrent opposés à une telle volonté d’émancipation se comprend aisément : ils redoutent qu’une Catalogne indépendante n’encourage des mouvements séparatistes à l’intérieur de leurs propres frontières. Les États centralisés sont hostiles par nature à une autonomie un tant soit peu poussée ; même les États fédéraux (comme l’Allemagne) n’ont aucune envie que leur territoire se réduise, ni même de déléguer à l’échelon inférieur davantage de compétences que celles qui sont déjà les siennes. La règle, en l’occurrence, est simple : nul ne souhaite la diminution de ses pouvoirs. En France, l’enchevêtrement des compétences entres les différents niveaux de la puissance publique (départements, régions, État, pour s’en tenir à quelques-uns !) illustre bien l’impossibilité d’une véritable décentralisation dans un pays dont la tradition est à l’opposé. Ainsi, alors que la construction et l’entretien des bâtiments des établissements d’enseignement sont de la compétence des autorités locales, le ministère de l’Éducation « nationale » demeure une administration tentaculaire (le « mammouth ») et toute puissante.

Il n’y a pas de meilleure preuve de la soumission de la Commission européenne aux États que la prise de position de son président contre l’indépendance de la Catalogne. Aux yeux des fédéralistes, la Commission devrait être l’embryon du futur gouvernement de l’Europe. En réalité, elle n’est que l’instrument du Conseil, ce qui s’explique aisément puisque ses membres sont nommés par les chefs d’État. Ceci l’empêche de se laisser aller à la tendance à l’accroissement de ses pouvoirs qui serait naturellement la sienne si elle procédait directement d’un vote populaire. Faut-il rappeler que le principal obstacle à la naissance de la fédération européenne est dû à la présence des États qui conservent les prérogatives régaliennes (armée, justice, police, diplomatie, défense) qui devraient être confiées au niveau fédéral ? Seule la monnaie a été transférée jusqu’ici. Encore cela ne concerne-t-il que les pays de la zone euro, lesquels, d’ailleurs, se soucient comme une guigne des engagements souscrits à Maastricht (déficit budgétaire maximum de 3% – poids de la dette publique inférieur à 60% du PIB).

Admettons que la Catalogne (et l’Écosse, etc.) accèdent à l’indépendance. Ces provinces n’ont ni armée, ni réseau diplomatique, etc. Leur intérêt serait d’intégrer une Europe fédéralisée qui remplirait pour elles ces fonctions indispensables de manière bien plus efficace que si elles devaient s’en charger elles-mêmes. Nul n’ignore, en effet, que l’éparpillement des fonctions régaliennes entre les États, tel qu’il existe actuellement, est source non seulement de gaspillages mais encore d’impuissance.  Or les États, plus précisément leurs représentants au niveau européen, les « chefs d’État et de gouvernement » – ne souhaitent évidemment pas renoncer à des pouvoirs qui, bien que souvent illusoires sur le plan de l’action, leur apportent des avantages symboliques considérables (et dans une moindre mesure des avantages pécuniaires). La preuve en est que, même après avoir mesuré leur impuissance, même au comble de l’impopularité, même sévèrement battus, les leaders politiques ne pensent qu’à reconquérir leur poste. Autre preuve s’il en était besoin : le nombre d’aspirants au poste suprême alors que, regardé de sang froid, il n’y a rien de séduisant à se retrouver obligé, une fois élu, de renier la plupart de ses promesses. De là à reconnaître que le roi est nu, il y a en effet une distance que les politiques ne savent pas franchir. C’est pourquoi ils s’accrochent aux apparences du pouvoir. Ils travaillent dur ; ils prennent toute sorte de décisions. Sans nul doute conscients – ils ne sont pas idiots – qu’ils ne sont pas en mesure de choisir la bonne, ils se rabattent sur des politiques sous-optimales.

Prenons un autre exemple. Le nouveau chef d’État français a décidé de baisser la fiscalité sur le capital au détriment en particulier des retraités aisés qui subiront de plein fouet la hausse de la CSG. Pourquoi a-t-il pris cette décision ? Tout simplement parce que les chefs d’État européens n’ont réussi à se mettre d’accord ni pour ostraciser les paradis fiscaux ni même pour mettre fin à la concurrence fiscale entre eux. Aussi absurde que cela puisse paraître, des États européens ont la possibilité d’attirer les capitaux en offrant un taux d’imposition sur les bénéfices quasi nul ! Alors, évidemment, les autres sont « obligés » d’abaisser à leur tour les impôts sur les entreprises. N’importe quel observateur extérieur ne manquerait pas de remarquer que dans un espace où les capitaux, les marchandises et les hommes circulent librement, il est indispensable d’harmoniser les impôts (et les charges sociales), sauf à créer des distorsions indispensables. Eh bien, ce n’est pas ainsi que fonctionne l’Europe ! On ne s’étonnera pas qu’elle fonctionne si mal…

L’indépendance de certaines provinces et autres régions qui en ont le désir – à condition, évidemment, qu’il soit confirmé par un vote de la population concernée apportant toutes les garanties nécessaires (1) – est la meilleure des nouvelles pour les fédéralistes. Rappelons que le partage des pouvoirs, dans une fédération bien construite, obéit à la règle « d’exacte adéquation » : chaque collectivité, de la plus locale à la fédération elle-même, détient les pouvoirs qui sont les mieux assurés à son niveau (2). Dans une Europe fédérale il n’y a plus de place pour les États. La défense, la diplomatie, le commerce extérieur et le contrôle des frontières sont à l’instar de la monnaie prérogatives de la fédération. La culture, l’éducation, le développement économique, etc. relèvent du niveau immédiatement infra-étatique (la province ou la grande région). Les entités constitutives de ce niveau se distinguent principalement les unes des autres par des différences culturelles, linguistiques souvent, héritées de l’histoire (Catalogne / Castille ; Flandre / Wallonie, etc.). La construction des États a créé des séparations artificielles (comme entre les Catalans et les Basques espagnols et français) qu’il serait opportun de supprimer tant que le sentiment d’appartenance à une culture commune demeure suffisamment fort.

S’il subsiste des compétences partagées entre entités composantes et composées dans une fédération bien ordonnée, il n’y a pas cependant de recouvrement. Par exemple, les polices municipales, provinciales et fédérale coexistent avec des missions différentes. De même pour le pouvoir législatif, etc. Reste l’économie. L’objection soulevée à l’égard des provinces qui souhaitent prendre leur indépendance est de cet ordre-là. On refuse leur émancipation au prétexte que leur départ appauvrirait le reste du pays. Dans l’UE actuelle, la redistribution s’exerçant principalement au niveau national, c’est effectivement le cas mais, d’une part, on ne voit pas quel droit invoquer pour s’opposer au principe d’autodétermination, d’autre part et surtout, dans une fédération bien organisée l’essentiel de la redistribution serait confiée au niveau fédéral  (3), ce qui permettrait de réduire bien plus efficacement les disparités que le système actuel qui laisse subsister des écarts considérables entre régions appartenant à des pays différents.

En résumé, l’accession à « l’indépendance » (à l’intérieur de l’UE) des provinces les plus riches de certains États devrait accélérer la disparition de ces États, une évolution éminemment favorable à la construction d’une authentique fédération européenne, puisque les provinces devenues autonomes (au sens de la théorie du fédéralisme) n’auraient aucune incitation à briguer les compétences de l’État-nation qui sont mieux exercées au niveau fédéral.

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Et la Martinique dans tout cela ? A la lumière de ce qui précède, nous sommes un pays qui, de par ses spécificités historiques, culturelles, linguistiques et, naturellement, démographiques, aurait vocation à devenir une entité politique indépendante de la France, tout en restant à l’intérieur de l’Europe. Césaire, on s’en souvient peut-être, a envisagé l’hypothèse fédérale pour la Martinique mais dans le cadre français et non européen. En 1958, lors du congrès constitutif du PPM, il suggérait « la transformation des départements d’outre-mer en régions fédérales » (4). Peu après, lors des débats qui précédèrent l’adoption de la constitution de la Ve République, il préconisait de fondre la France et ses colonies dans une « république fédérative » où la Martinique aurait pu trouver sa place (5).Enfin, deux ans plus tard, il avançait l’idée d’une vaste région des Antilles-Guyane rattachée à la France par des liens fédéraux (6) .

Martinique 2009
Photo J-M Hadida

Par la suite, la mise en place de la régionalisation semble avoir étouffé toute velléité d’émancipation au point de nous voir refuser sans ambiguïté, en 2010, la proposition qui nous était faite d’opter pour l’article 74 de la Constitution (celui des ex-TOM) qui aurait pu apporter les moyens d’une autonomie plus conséquente. Quant à la possibilité d’une indépendance à la catalane avec adhésion immédiate à l’Union Européenne, elle n’a, à ma connaissance, jamais été proposée par nos élites politiques.

Le refus de l’indépendance, fût-il assorti du maintien dans l’UE, de la part de l’immense majorité des Martiniquais ne réclame pas de longues explications. On l’a suffisamment répété, la France jouit parmi nous d’une « légitimité » qui pour n’être bien souvent qu’« alimentaire » n’est pas moins bien réelle. On ne tue pas la poule aux œufs d’or, même si on ne l’aime pas, même si on lui reproche de ne pas pondre des œufs plus gros. S’il faudrait bien évidemment nuancer ce tableau, on conviendra sans doute qu’il n’est pas très éloigné de la réalité. Certes l’Europe nous finance également mais il s’agit de sommes sans commune mesure avec ce qui est transféré par la Métropole. Qui serait assez bête pour lâcher la proie (la France en l’occurrence) pour l’ombre (l’Europe) ?

Ce n’est une surprise pour personne si les provinces et autres régions qui manifestent un désir d’indépendance sont déjà indépendantes … financièrement. En dehors de la Catalogne, de l’Écosse, de la Flandre, les provinces les plus riches de l’Italie connaissent également des poussées séparatistes. Les chiffres qui ont circulé lors du référendum consultatif qui s’est déroulé le 22 octobre dernier en Lombardie et Vénétie sont suffisamment probants : la Lombardie verse 60 milliards € de plus à l’État central italien qu’elle n’en reçoit (soit 6000 € par habitant) et la Vénétie 22 milliards (4000 € par habitant). On ne s’étonnera pas que les votants aient répondu oui à plus de 95% en faveur d’une autonomie accrue ! (7)

Qu’en est-il de la Martinique, de la Guyane, etc. à cet égard ? Si quelqu’un au ministère de l’Outre-Mer a fait le calcul, il y a peu de chances qu’il soit jamais publié. Et pas seulement parce qu’il serait sans doute approximatif et arbitraire, tant les canaux par lesquels transitent les transferts de l’État sont nombreux et souvent opaques, sous forme de dépenses pures et simples, de réductions ou d’abandons d’impôts et de taxes, de dépenses indirectes (8)… On pourrait néanmoins parvenir à un chiffre raisonnablement acceptable si la volonté politique était là. On sait qu’il n’en est rien. Les autorités locales n’ont aucun intérêt à faire apparaître une addition qui révèlerait leur incompétence (puisque les aides qu’ils demandent sont censées permettre à la Martinique de réduire sa dépendance aux aides). Quant au gouvernement central, il ne tient nullement à divulguer un chiffre susceptible d’alimenter un cartiérisme anti outre-mer au sein de la population métropolitaine. Car si le gouvernement (faisant exception ici à la règle énoncée au début de cet article) se montre plutôt demandeur d’une responsabilité accrue des instances politiques locales, s’il est, plus précisément, désireux de se débarrasser d’une part croissante des problèmes qu’il ne sait pas gérer lui-même, rien ne montre qu’il souhaite alimenter un mouvement de l’opinion qui pourrait conduire à terme à lâcher les derniers confettis de l’Empire. À cet égard, la perspective d’un référendum portant sur l’indépendance en Nouvelle-Calédonie en 2018 ne saurait faire illusion, dans la mesure où il est acquis que les Calédoniens (y compris la majorité des Kanak) ne veulent pas de l’indépendance, ou alors d’une indépendance purement nominale (9).

 

1.Pour une décision aussi lourde et controversée que celle-ci, il est permis de penser qu’un vote à la majorité des votants est insuffisant. La majorité des inscrits serait plus probante.

2.De là résulte le principe dit de « subsidiarité ».

3.Comme démontré dans notre thèse, Politique économique et partage du pouvoir dans une union monétaire, Université Paris-Dauphine, 1974.

4.Aimé Césaire, Ecrits politiques 3 – 1957-1971, éd. établie par E. de Lépine, Paris, Jean-Michel Pace, 2016, p. . Le terme exact serait régions « fédérées ».

5.Ibid., p. 28.

6.Ibid., p. 60. Sur « Le fédéralisme de Césaire », on pourra consulter notre article dans Esprit, n° 425, juin 2016.

7.La question de l’indépendance n’était pas posée. On peut noter en outre que les taux de participation ne furent guère élevés (37% et 57%).

8.Par exemple, dans la mesure où la France est un contributeur net au budget de l’UE, on pourrait considérer comme français les fonds européens en direction de la Martinique.

9.Sait-on bien que lorsque le gouvernement français transfère une compétence à la Nouvelle-Calédonie, il lui transfère également le budget nécessaire pour l’assumer. En d’autres termes, bien que la Nouvelle-Calédonie soit devenue responsable en matière d’éducation, par exemple, c’est le budget de la France qui continue à payer les traitements des professeurs, etc. (indexés à plus 73 % ou plus 93 % selon les lieux)…