« La Maison de Bernarda Alba » de Federico García Lorca, m.e.s. d’Yves Beaunesne

Samedi 16 mars à 19h 30 Salle Frantz Fanon Tropiques-Atrium

Un petit village andalou, dans les années 1930. A la mort de son second mari, Bernarda Alba impose à ses cinq filles célibataires un deuil où l’isolement complet est exigé : pendant huit ans, « le vent des rues ne doit pas entrer dans cette maison ». Derrière les volets clos, la femme sera coupée du monde et des hommes et, de toute façon, « les hommes d’ici ne sont pas de leur rang. » Seule pourvue d’une importante dot, Angustias, fille aînée du premier mariage, est fiancée à Pepe le Romano, un beau garçon du village appâté par sa dot. Mais la belle Adela, la cadette des sœurs, s’est rapprochée de lui depuis longtemps. Autour de ce jeune homme, objet de convoitise pour toutes ces jeunes femmes, La Maison de Bernarda Alba donne à voir, sous la forme d’un huis clos, la violence d’une société verrouillée de l’intérieur, que la passion fait voler en éclats.

Note d’intention du metteur en scène
La chèvre n’a pas dit son dernier mot

Il a suffi qu’un théâtre de guignol ambulant passe un jour par le village natal de Lorca pour que sa vocation soit signée et qu’il se mette à fabriquer un théâtre de marionnettes. Il avait 7 ans. Plus tard, il fondera La Barraca, troupe universitaire qui jouera le répertoire classique du Siècle d’Or dans les villages d’Espagne et fera communier le poète avec son peuple, un peuple fervent, souvent analphabète.

Federico García Lorca est né en 1898 dans la Vega de Grenade, en Andalousie, période au cours de laquelle la région connaît une modernisation rapide, traversée de conflits sociaux violents. Dans la famille Lorca, les hommes sont catholiques, tout en penchant pour la république ; les femmes sont libérales et anticléricales. La grand-mère Isabelle lit Zorrilla, le grand poète romantique andalou, Dumas, mais surtout le républicain Victor Hugo dont la famille possède les œuvres complètes.

Federico, aîné de sa fratrie, est physiquement malhabile, affligé d’une jambe plus courte que l’autre. Nul ne le verra jamais courir, et ce handicap se révélera mortel à l’heure où il aurait pu fuir. Car la vie de Lorca a croisé l’histoire politique de l’Espagne. Pour le meilleur et pour le pire, elle ne s’en séparera plus. Il est assassiné par la soldatesque fasciste à l’âge de 38 ans, le 19 août 1936.

Son œuvre part de l’ici et universel maintenant pour aller vers l’inconnu, vers l’éternelle tragédie antique, vers le drame élisabéthain, là où l’on sent circuler le sang des morts. C’est de son père et d’un catholicisme baroque et doloriste que Federico héritera la hantise de la mort. Et lorsqu’au ravin de Viznar où l’a conduit le peloton d’exécution, près d’une fontaine nommée Ainadamar, « la source des larmes » en arabe, les mots du Confiteor viennent à lui manquer, c’est un jeune milicien qui les soufflera à sa tête épouvantée et défaillante. « Je ne suis ni un homme, ni un poète, ni une feuille, – mais un pouls blessé qui pressent l’au- delà » dira-t-il dans Le Poème double du lac Eden.

La Maison de Bernarda Alba est la dernière œuvre de Federico García Lorca. Il l’a écrite en 1936, dans la prison où l’avaient jeté les Phalangistes, deux mois avant son exécution. Jouée pour la première fois en 1945 au Teatro Avenida de Buenos Aires, elle ne fut présentée en Espagne qu’en janvier 1964. Si cette œuvre dramatique a été longtemps censurée par le pouvoir franquiste, c’est que García Lorca y critique le poids des traditions en même temps qu’il annonce le long repli d’une Espagne bâillonnée, prisonnière de ses croyances et de ses superstitions. Et si sa Maison de Bernarda Alba n’est pas directement une pièce politique, elle dénonce la politique d’une société étouffante et fanatique qui ne tolère aucun manquement aux règles – règles reposant sur une interprétation rigoriste des préceptes de la religion catholique et nourrie de l’obscurantisme le plus épais.

Lorca développe une écriture de l’incarnation, sa pensée part du sol et de l’attachement à cette campagne et aux travaux des champs qu’il connaît si bien, pour s’élever à la hauteur des mythes dont sont faites nos vies. Pour lui, il n’était pas possible d’avoir une position politique sans assise dans un sol durable sans avoir les pieds sur terre. « La terre est le probable paradis perdu » (Derniers vers). Quand on a perdu la possibilité de décrire le monde où l’on vit, on est frappé par l’aphasie. Voire par la folie. Lorca nous parle de sa vison de l’apocalypse, non pas pour dire que tout va s’effondrer, ce n’était pas un collapsionniste avant l’heure, mais pour affirmer qu’il n’y aura pas d’autre monde, et, du même coup, qu’il faut recommencer une histoire positive. Les marges de manœuvre ont toujours existé, à commencer par les forces du désir et de la beauté qui marchent par les rues. Son apocalypse est positive, elle permet de se débarrasser des faux espoirs, il y a plein d’histoires où les perdants gagnent à la fin. Lorca s’est battu 38 ans contre la mort de l’espérance.

Bien que faisant la part belle aux femmes, qui y sont les victimes d’un enfermement physique et moral qu’elles ont paradoxalement mis en place elles-mêmes, cette œuvre n’en dénonce pas moins le rôle secondaire que la femme occupe dans une Espagne rurale du début du XXe siècle étrangement proche de nous.
Car à travers trois générations de femmes emmurées, ce texte interroge l’essence même de la tyrannie, intime et politique. Toute la pièce se concentre sur la façon dont le désir s’impose et conduit à la transgression et au sacrifice. Car ces jeunes femmes n’auraient pas pu rester huit ans à battre des bras en l’air au bord d’un précipice. Il fallait sauter et conférer à l’enfer une beauté salvatrice.

Avant de devenir poète et homme de théâtre, Federico García Lorca a d’abord été porté par le désir d’être musicien. Doté d’une formation musicale classique et nourri par la musique populaire, il ne cessa de chérir la musique espagnole traditionnelle, recueillant d’anciennes chansons populaires pour les harmoniser et les intégrer à ses pièces de théâtre en des chants venant rythmer le développement du drame, proches d’un chœur antique. Mon fidèle Camille Rocailleux ira dans ce sens, en situant sa composition interprétée par les comédiennes au croisement de notre époque et de celle de Lorca, dans la tendresse joyeuse qui fut celle du poète pour les Gitans, les Maures, les Juifs. Et Marion Bernède en proposera une nouvelle traduction.

Les situations sans solution sont résolues par les enfants, les amoureux et les fous. Lorca a donné à Adela, jeune, amoureuse et folle, de trimballer ses troupeaux de rage. Son corps parcourt les couloirs en feu et incendie celles qu’elle croise, elle ouvre les prisons des rêves de ses sœurs, qui s’échappent par orages. Ainsi, le monde, traversé par la foudre des révoltes singulières, ne pourra être tout à fait ténébreux. Face au loup, la chèvre n’a pas dit son dernier mot.

« Dans tous les pays, la mort est une fin. Quand elle arrive, on tire les rideaux. Mais pas en Espagne. » Federico García Lorca

Yves Beaunesne.

Mise en scène Yves Beaunesne
Texte français et dramaturgie Marion Bernède
Scénographie Damien Caille-Perret
Lumières Joël Hourbeigt et Pascal Laajili
Création musicale Camille Rocailleux
Création costumes Jean-Daniel Vuillermoz
Créateur coiffures et maquillages Oriane Boutry
Assistanat à la mise en scène Pauline Buffet
Chorégraphe Rosabel Huguet
Cheffe de chant Eveline Causse
Habilleuse Catherine Benard

Avec :
Iris Aguettant, Manika Auxire, Johanna Bonnet-Cortès, Eveline Causse, Héloïse Cholley, Milena Csergo, Zélinda Fert / Margaux Dupré, Fabienne Lucchetti, Cécile Maudet.

Coproduction Compagnie la Première Seconde, Compagnie de La Chose Incertaine, la Comédie de Poitou-Charentes, ScénOgraph – SCIN Art & Création / Art en Territoire
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien de la SPEDIDAM et du Fonds d’insertion professionnelle de l’ENSATT