« La Maison de Bernarda Alba » : après le contre, le pour

— Par Selim Lander —

Puisque Madinin’Art se veut ouvert à une critique pluraliste et au risque de la contradiction.

Yves Beauchesne a créé la pièce célèbre de Lorca en 2020 avec une distribution d’où ne subsistent que Fabienne Luchetti dans ce qui, il est vrai, est souvent considéré le premier rôle, celui de la servante, laquelle, comme souvent chez Molière, est chargée entre autres de dire le bon sens, et deux des cinq filles de cette Bernarda qui donne son nom à la pièce. Il serait certainement inutile de résumer l’intrigue d’une pièce déjà présentée plusieurs fois à la Martinique, en particulier dans l’adaptation remarquée de Odile Pedro Real avec sa troupe de comédiennes guyanaises (1). Rappelons quand même que Lorca a écrit cette tragédie dans des conditions elles-mêmes tragiques, en 1936, alors qu’il était en prison, deux mois avant d’être exécuté par les phalangistes. Il y dénonce le poids des traditions dans une Espagne corsetée par la religion et qui allait, sous le règne de Franco, s’enfoncer dans une nuit encore plus sombre.

Un apophtegme de Bernarda, au début de la pièce, suffit à nous mettre dans l’ambiance : «

Le fil et les aiguilles pour les femelles, la mule et le fouet pour les hommes », sachant que, pour elle, il importe avant tout sauver les apparences : « Je ne me mets pas dans les cœurs mais je veux une façade solide ».

Il y a plusieurs définitions du personnage tragique ; la plus simple serait celle-ci : le personnage, emporté par sa passion, est conduit, volens nolens, vers une fin désastreuse. Il veut et ne veut pas mais sa passion est la plus forte. C’est ici le cas d’Adela, la plus jeune des sœurs, la plus jolie, la plus rebelle qui refuse la logique d’une société qui ordonne que la beau gosse du coin, Pepe Romano, jette son dévolu sur l’aînée des filles, Angustias, parce que, née d’un autre lit que les quatre autres, elle est à la tête d’un solide héritage, alors que c’est Adela qu’il convoite. Et celle-ci l’aime passionnément tout en sachant qu’elle n’en a pas le droit puisqu’il est promis à Angustias. Adela est la moins formatée des cinq sœurs, la plus prompte à ruer dans les brancards jusqu’au moment, inévitable, où elle se fracassera contre un mur.

L’écriture de la pièce accorde une grande place à Bernarda et plus encore à sa servante-intendante Poncia, lesquelles commentent les événements qui se déroulent à l’extérieur comme à l’intérieur de la maison, des événements parfois essentiels pour l’intrigue.

La mise en scène « d’époque » est tantôt « sépulcrale », avec des lumières tamisées qui correspondent bien à l’atmosphère pesante qui règne le plus souvent dans cette maison, tantôt animée et joyeuse lorsque les filles sont livrées à elles-mêmes, hors de la présence de la mère castratrice, y compris lorsqu’elles se disputent. Les lumières à l’unisson. C’est un parti-pris de la mise en scène qui peut, certes, être contesté (2).

La plus belle scène – visuellement – est incontestablement celle où les filles, vêtues de leurs « dessous » blancs, après avoir étalé une grande toile blanche sur le plateau, font mine de broder leur trousseau en vue d’un hypothétique mariage.

Il y a des chants traditionnels en espagnol (non traduits), une violoncelliste en fond de scène derrière un rideau transparent, l’une des filles joue du piano, une autre tient un accordéon (mais pourquoi n’en joue-t-elle pas vraiment?), une scène de repas (photo).

Le jeu des comédiennes pour cette recréation de 2023 est homogène et sans reproche (et sans peur). Seule Angustias, plus grande et ronde que les autres, se distingue par sa voix grave et son physique. La comédienne chenue qui interprète la mère, dont l’âge (plus de cinquante ans de carrière!) correspond plutôt à celui de la grand-mère (qu’elle interprète également dans une scène de délire) fait preuve d’un dynamisme et d’une autorité remarquables. Celle qui interprète Poncia tient parfaitement son rôle de pivot dans une pièce où elle n’est jamais bien loin.

La salle Fanon de l’Atrium était pleine à craquer pour cette unique représentation, une nouvelle preuve, après l’accueil réservé au Malandain Ballet (3) dans la salle Césaire qu’il y a, à la Martinique, un public nombreux qui a soif de spectacles « culturels » (au sens étroit et élitiste de ce terme) de qualité venus d’ailleurs.

Compagnie La Première seconde et Compagnie de la chose incertaine ; texte de Federico Garcia Lorca ; traduction Marion Bernède ; M.E.S. Yves Beaunesne ; avec Fabienne Lucchetti : la servante Poncia ; Iris Aguettant : Bernarda et Maria Josefa ; Manika Auxire, Johanna Bonnet-Cortès, Héloïse Cholley, Milena Csergo, Margaux Dupré : les filles de Bernarda ; Cécile Maudet : la deuxième servante ; Eveline Causse : violoncelliste ; etc., etc. Vingt-et-une collaborations en tout.

Festival Ceiba, 16 mars 2024.

(1) https://mondesfrancophones.com/scenes/la-maison-de-bernarda-alba-version-guyanaise/

(2) Voir la critique de Roland Sabra : https://www.madinin-art.net/la-maison-de-bernarda-alba-de-federico-garcia-lorca-m-e-s-dyves-beaunesne/

(3) https://www.madinin-art.net/ouverture-du-festival-ceiba-mars-2024/