La leçon de Gérard Mortier

— par Alain Patrick Olivier —

operaLe philosophe de l’art, professeur à l’université de Nantes (Cren), Alain Patrick Olivier, rend hommage à l’ancien directeur de l’Opéra de Paris, Gérard Mortier, décédé dimanche 9 mars : « Avec ta mort, c’est un moment de l’histoire de l’opéra qui prend fin, un certain rapport de l’opéra à la culture, à la société, à l’Europe, une volonté de continuer le grand projet de la modernité éclairée ».

Cher Gérard,

Avec ta mort, c’est un moment de l’histoire de l’opéra qui prend fin, un certain rapport de l’opéra à la culture, à la société, à l’Europe, une volonté de continuer le grand projet de la modernité éclairée. Avec toi, le monde de l’opéra n’était pas distinct du monde du savoir. Tu étais toi-même un intellectuel, même si tu agissais aussi bien par intuition et par passion, je dirais même par une sorte de sorcellerie qui t’étais propre. Tu as commencé ta carrière à Francfort, dans la maison d’opéra où Adorno diagnostiquait la permanence de l’opéra comme genre bourgeois. Tu as interrogé le rôle émancipateur de cette culture pour lui donner une fonction démocratique, pour l’adresser à de nouveaux publics, aux spectateurs du monde entier, dans un geste devait toujours rompre avec la pesanteur de la « routine » locale. Tu voulais toujours remettre en question ce qu’était l’opéra, procéder à sa critique, afin de lui donner encore sens dans une époque que l’on pouvait aussi bien penser comme l’époque de la fin de l’opéra. Il fallait que chaque production fût une réponse à un doute fondamental concernant son existence.

A Bruxelles, il fallait montrer à l’Europe qu’elle avait une langue et une culture, et que c’était l’opéra. A Salzbourg, il fallait montrer au monde de la musique qu’il n’était pas seulement une industrie culturelle, mais qu’il avait une responsabilité face à l’Histoire. Tu as pris au sérieux l’idée que l’opéra était du théâtre, c’est-à-dire à la fois une adresse intellectuelle et un geste érotique à l’égard du spectateur. Si l’opéra s’est toujours défini dans sa différence et son identité avec le théâtre parlé, tu étais conscient qu’il fallait inventer en outre une identité et une différence avec cet autre genre qu’était le cinéma, un genre qui l’a peut-être supplanté, qui lui a peut-être ravi son public populaire au XXe siècle. Mais notre travail avec les cinéastes a montré aussi que l’opéra possédait une magie irréductible. Tu as donné une nouvelle fonction au directeur du théâtre, une fonction qui à la fois surpasse la fonction traditionnelle du directeur de théâtre et la limite. Dans l’opéra, c’était toi l’opérateur, parce ne pouvait être personne d’autre. Ce ne pouvait être ni le musicien, ni le poète, ni le chanteur, ni le metteur en scène, ni le chef d’orchestre. Tu as inventé une fonction analogue à ce qu’est le curateur dans le monde de l’art contemporain : transformer le directeur d’opéra en opérateur artistique. La condition que tu t’es imposée, c’était de ne pas être toi-même l’artiste. D’ailleurs, tu faisais toujours de l’opéra du point de vue de la société, c’est-à-dire aussi bien du point de vue du spectateur.

L’opéra s’inscrivait toujours dans un débat public à la fois politique et esthétique, et c’est pourquoi notre action n’était jamais coupée du travail de « publicité » entendue au sens des Lumières, avec sa fonction critique et rationnelle. Tu étais en tant que directeur aussi dramaturge. On me demande souvent ce qu’est la fonction de dramaturge. La fonction du dramaturge est une réflexion sur la signification politique du théâtre comme œuvre et comme représentation, la question de la transmission de la culture ; l’égalité posée entre la culture héritée, la culture qui est la nôtre et la culture que nous devons produire pour les générations suivantes. Car l’opéra se déroule dans un processus historique long, où la création est sans cesse confrontée à une tradition de plusieurs siècles et réciproquement. La modernité consiste justement à penser la culture non pas comme un donné mais comme un processus d’expérimentation et de transformation. Il n’existe nulle part de vérité de ce que serait pour nous un opéra de Mozart parce que Mozart ne s’est pas adressé à nous, mais il a travaillé à changer la société de son temps. C’est ce que tu nous as appris. Il est difficile de dire si tu étais le dernier directeur d’opéra ou si tu étais le premier. Tu actualisais dans ta personne la problématique même de l’opéra. Tu étais une exception parce tu portais constamment l’opéra hors de lui-même sans jamais sortir du champ propre de l’opéra. A Paris, à Bruxelles, à Salzbourg, à Francfort, à Madrid, à Bochum, partout dans le monde tu nous manqueras.

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