La Julie présentée à Foyal n’était pas Mademoiselle!

— Par Roland Sabra —

Mademoiselle JULIE est une leçon de sociologie sous la fausse apparence d’un divertissement. C’est là toute la différence entre un théâtre militant, didactique, pesant qui noie le divertissement dans la leçon démonstrative et le théâtre de réflexion qui, se présentant d’abord comme un divertissement, amène le spectateur à s’interroger, à penser. Un espace est constitué entre la scène et la salle que le spectateur aura la possibilité, le loisir et pas l’obligation, de traverser par un processus d’identifications plus ou moins conscient non pas à des personnages, mais à des situations vécues, incarnées par des comédiens. Ce qui est asséné d’un côté est laissé à la liberté d’appropriation de l’autre. Distinction entre texte de propagande et texte à thèse, éloge de la distanciation surtout quand elle est brechtienne. Parvenir à cette magie assure à la pièce sa pérennité. C’est pourquoi on peut toujours jouer Sophocle et quelques autres.

La JULIE de Stindgerg n’a pas pris une ride. Elle est de tout temps, de toute éternité, de tout lieu à tel point que c’est à se demander pourquoi un metteur en scène antillais ne l’a pas encore adaptée, transposée, créolisée. JULIE, fille de béké, séduisant son domestique noir! Bref! Mademoiselle est donc une leçon de sociologie représentative du courant naturaliste dans lequel s’inscrit l’auteur à la fin du XIXe siècle. Rappelons les présupposés et l’argument avant de s’interroger sur la prestation de proposée par le Théâtre de Foyal.

Les présupposés.

Conflits de classe et luttes des sexes s’entrecroisent dans cette « tragédie naturaliste » comme la nomme lui-même Strindberg. Conflit de classes qui illustre une évidence à savoir qu’il n’existe pas de classe dominante sans classe dominée. L’antagonisme est consubstantiel à leurs existences. Quand un des personnage s s’appelle « Christine » l’autre s’appelle « Mademoiselle Julie ». Tout est là. La domination est avant tout affaire de dénomination. L’un est servant, l’autre est servie. L’une est de roture l’autre de noblesse d’épée. Les deux espaces d’appartenance regroupent des styles de vie, des préceptes, des valeurs, des normes, des façons de penser qui s’articulent en s’opposant. L’un est dominant, il regroupe toutes les qualités qui relèvent de la « bonne »éducation et se propose comme modèle. L’autre, son exact négatif, marqué du sceau du grossier, de la vulgarité, lui sert de contre-modèle. Les statuts et les rôles qui les habitent font l’objet d’un long apprentissage au point de naturaliser le comportement, de faire oublier qu’il résulte d’un conditionnement. Marivaux le démontre avec brio dans « Le jeu de l’Amour et du hasard » : quand les maîtres se déguisent en valets et les valets en maîtres les uns et les autres finissent par se retrouver. Il est des signes qui ne trompent pas, les comportements de classe réapparaissent sous l’habit emprunté et les classes se reforment.

Pierre Bourdieu désigne par « Habitus » l’ensemble des représentations transmises à l’individu au cours du processus d’intériorisation des normes et des valeurs de son groupe social. Habitus qui donc structure les pratiques, les comportements, les façons de penser, de parler. Mademoiselle Julie, aristocrate, doit avoir des comportements de classe qui la situe à l’extrême opposé des plébéiens Christine et Jean. Pour être on ne peut plus précis, les modes d’expression langagiers, corporels, vestimentaires de la maîtresse se doivent d’être radicalement différents de ceux de ses serviteurs.

L’argument

L’argument est connu. Une nuit de la Saint-Jean, une nuit de transgression; une fille de la plus belle noblesse, se dirige vers la mort, déchirée par une éducation aux injonctions paradoxales qui d’une part la fait osciller entre dénégation de son statut de classe et acceptation des bénéfices essentiels qui lui sont inhérents et qui d’autre part la fait vaciller dans son identité sexuelle entre femme soumise et femme rebelle. Elle séduira son valet qui la repoussera. Mademoiselle Julie parcourt sans relâche dans l’espoir de l’abolir, la distance de classe qui la sépare de ses valets tout comme elle passe d’un rôle masculin coagulé à celui de maître, à un rôle féminin confondu à celui d’une épouse soumise. Avant Piaf elle rêve : dans leur futur hôtel, près du lac de Côme, elle sera la caissière et lui patron. Mais l’inversion des rôles social et sexuel ne supprime pas les rôles.

La prestation

A l’entrée dans la salle de théâtre on découvre le décor puisqu’il y a belle lurette que le lever de rideau n’est plus que symbolique et c’est le début d’un léger malaise. Que voit-on? Quatre chaises, une table, un buffet, un meuble bas, un mannequin de couturière… en provenance direct de chez Conforama, But, ou autre quelconque grande surface très populaire. Des meubles bon marché, très improbables dans la cuisine d’un château alors que le discours des objets qui peuplent la scène doit signifier à la fois l’appartenance sociale du lieu et celle différente de ses utilisateurs. Pas d’erreur le décor est en inadéquation avec le contexte social dans lequel est sensé se dérouler la tragédie. Il ne s’agit pas d’une remarque anodine puisque toute une dimension du propos de Strindberg se construit autour de l’opposition de classes même s’il ne s’y réduit pas.

Christine, la cuisinière, la promise de Jean entre alors en scène. Son rôle semble avoir fait l’objet d’un certain travail. Des silences, des mimiques, des gestes non précisés par l’auteur dans des didascalies ont été ajoutés, peut-être dans l’espoir de décentrer la lecture du texte vers un drame à trois alors qu’il reste pour l’essentiel un affrontement entre deux êtres entre deux systèmes etc. Elle suggère par exemple qu’elle est enceinte de Jean dont elle attend la venue en lui préparant un dîner.

Jean arrive et deuxième petit décalage car il est visiblement plus âgé que les protagonistes imaginés par Strindberg. Il a l’âge du père de Julie. Mais bon! Ce n’est pas bien grave se dit-on, le pouvoir de suggestion des comédiens est tel que tout est possible.

Enfin on peut l’espérer. L’entrée en scène de Mademoiselle Julie enfonce un peu plus le spectateur dans son fauteuil. Julie qui normalement, incarne on ne le dira jamais assez, une aristocrate, dévergondée certes mais aristocrate tout de même, débarque, c’est le mot, sur scène en souillon décoiffée pied nus, à la recherche d’un mâle! Christine la cuisinière, en apparaît tout d’un coup d’une distinction nettement au-dessus de sa condition réelle. Les poses lascives et provocatrices de Julie sur la table, sur la chaise relèvent plus d’un comportement de péripatéticienne emmurée dans un boxon que de celui d’une descendante de la noblesse, tiraillée par des socialisations différentielles et contradictoires. La figuration de la comédienne abolit d’emblée la distance de classe. La problématique de la pièce est escamotée avant même d »être jouée. Dés lors la crédibilité du personnage de Julie est mise en cause. Qu’il y a-t-il dans son jeu qui puisse nous faire croire à l’authenticité de ses remords? Qu’est-elle? Une hystérique? Une nymphomane ? Une proie des injonctions paradoxales qui visent à rendre l’autre fou? Une victime de l’éducation féministe comme tend à le faire croire quelques diatribes un peu sexiste de Strindberg à la suite de ses  nombreux démêlés conjugaux? Visiblement le metteur en scène n’en sait pas grand chose. Il reste au spectateur à fermer les yeux, à écouter le texte, à grincer des dents à quelques modernismes bien appuyés en se disant que Stindberg vraiment méritait mieux.

Roland Sabra