— Par Michèle Bigot —
Cette proposition theâtrale est une création du Théâtre Gérard Philippe, CDN de Saint-Denis, datant de septembre 2014. Sa riche tournée témoigne du succès emporté par cette pièce. Sur scène, dix personnages, neuf femmes russes dans leur échange avec Svetlana Alexievitch venue recueillir leur témoignage sur la grande guerre patriotique. Toutes ces femmes furent engagées volontaires pour partir au front, soit en tant que soldat, sergent, tireuse d’élite, adjudant-chef, lieutenant de la garde, agent de renseignement, soit en tant que soignantes, médecin, brancardière. Toutes se sont trouvées en première ligne et sont désireuses de témoigner du conditionnement idéologique qui les a préparées, de leur réel désir d’en découdre avec le fascisme, de la violence des combats, de la solidarité des combattants, de la rencontre avec la peur, avec la haine, des difficultés à se faire reconnaître en tant que femme combattante, du malaise aussi que peuvent connaître des jeunes filles (certaines n’ont pas plus de quinze ans et ont menti sur leur âge pour être enrôlées) à se retrouver au coeur d’un bataillon d’hommes, avec des uniformes top grands pour elles, avec le malaise d’avoir leurs règles au mauvais moment etc. Bref, on l’aura compris, ces femmes témoignent à la fois de la vie ordinaire des engagés de la grande guerre (qui, auscultée au jour le jour n’a plus rien de glorieux, mais offre toutes les facettes de la misère humaine) mais aussi de leur engagement passionné, ardent comme une foi, ingénu et totalement sincère. Mais elles racontent aussi la méfiance et le rejet auxquels elles furent en butte lors de leur retour à la vie civile. Cette expérience amère est aussi celle des Marines de retour du Vietnam, et aujourd’hui celle des soldats ukrainiens, avec leur gueule cassée ou leurs membres amputés à qui leurs concitoyents offrent peu de commisération mais beaucoup d’aversion.
Pourtant, on ne peut pas dire que ce texte expose ce qui a toujours été la réalité des femmes en temps de guerre. Il y a là quelque chose de spécifique, qui étonne et dérange: ces femmes, d’abord sont majoritairement très jeunes, ce sont des femmes soldats engagées dans les mêmes combats que les hommes (l’un d’elles raconte Stalingrad), avec une parité inconnue en temps de paix, parfois protégées par leur camarades masculins mais pas toujours, et surtout, elles sont volontaires, elles assument la haine, elles assument de tuer, elles assument de quitter leur foyer et leur occupation, et leur raison d’être dans le civil. Même au coeur de Tsahal, la situation des femmes combattantes n’est pas identique. Ces récits ont ceci de précieux (entre autres) qu’ils permettent de mieux comprendre et de relativiser le mythe de la grande guerre patriotique, surtout si on tient compte de l’accueil méfiant voire hostile qui fut réservé à ces femmes lors de leur retour.
C’est en 1975, en pleine guerre froide, que ces camarades de front se sont retrouvées dans un appartement communautaire, pour répondre à l’appel d’une jeune journaliste, qui se propose d’enregistrer leur témoignage sur magnétophone. C’est une parole vivante, spontanée, libre, pleine d’émotion qui se fait entendre. Elles sont venues, avec leurs vestes militaires, leurs médailles, ou avec un bouquet de fleurs, dans un même élan, puisé dans la nécessité de s’exprimer. C’est pas si souvent qu’on a daigné les écouter! C’est pas si souvent qu’elles on tosé parler! Il a fallu que ce soit une femme qui vienne pour écouter d’autres femmes. L’entreprise est donc parfaitement originale : elle aura pour objectif de porter sur le devant de la scène une parole vraie, pas un de ces discours convenus sur la guerre, pas un de ces récits légendaires fabriqués par des hommes. Juste un témoignage à hauteur d’humain, où le quotidien se mêle à l’horreur et à la peur , amis aussi à la chaleur de l’entraide et de la solidarité. On est très loin du discours officiel et la travail De Svetalana Alexievitch oeuvre à la démystification de la grande guerre; voilà ce qui rend la mise en scène de Julie Deliquet précieuse: elle répond à toute la logomachie guerrière qui a cours en Russie pour justifier l’injustifiable.
Le projet est donc des plus louables et des plus nécessaires. Mais comment passe-t-on du récit documentaire au spectacle scénique? C’est la vraie difficulté. Pour restituer l’ambiance de la rencontre entre ces camarades, Julie Deliquet a choisi de fabriquer un décor représentant la réalité d’un foyer communautaire des annes 70. Se déploient sur le plateau trois espaces contigüs, une cuisine encombrée de tous les appareils nécessaires à la vie du groupe, cuisinière, évier, batterie de cuisine, mais on aperçoit également ce qui pourrait servir de chambre à coucher et une sorte de salle de bains. Tous ces espaces sont ouverts en éventail et les personnages circulent de l’un à l’autre. Réalisme aidant, la scénographie évoque Stanislavski. Vérité et authenticité sont convoquées sur le plateau, se reflétant dans le choix du décor comme dans le jeu des comédiennes.
D’abord alignées en font de scène, face au public, les neuf femmes, sont sollicitées tour à tour par une actrice incarnant S. Alexievitch elle-même. L’avantage du dispositif c’est qu’il permet au spectateur de ne rien perdre du témoignage et de l’émotion du personnage. Cependant, ce dispositif peut être lassant en vertu de la distribution réglée de la parole créant un effet de succession et de prévisibilité nuisible à l’intérêt. Il fallait donc rompre la monotonie de cett arrangement scénique, et le spectateur se surprend à attendre que ça bouge un peu. Certes la multiplication des événements scéniques est un mauvais symptôme, mais ici c’est plutôt leur rareté qui est à déplorer. A écouter la succession de ces témoignages, on se dit qu’on serait mieux à lire le livre, qu’à assister à sa mise en scène. Où est la mise en scène? Où sont les choix de la metteuse en scène? qu’apporte -t-elle au texte?
Prenant conscience de ces écueils, Julie Deliquet, dont l’expérience du théâtre documentaire est avérée, (elle a, entre autres, porté sur la scène du Palais des papes Welfare, une adaptation du documentaire de Frederick Wiseman en 2023) tente d’y remédier en variant action et déplacement des personnages. C’est ainsi que dans la seconde partie on assiste à une déambulation des actrices d’un point à l’autre de l’appartement, sans que ces déplacements ne reçoivent d’autre justification que le besoin de varier. Le procédé sent donc son artifice. Il présente en outre l’inconvénient de rendre difficile à entendre la parole des femmes, puisque désormais, chacune d’elles s’adresse à un vis à vis. Elles se présentent donc de biais par rapport au spectateur et parfois même lui tournent le dos. Dans une scène ordinaire d’un drame quelconque ce ne serait pas trop gênant mais quand il s’agit de recueillir un témoignage, ça devient vraiment problématique. Si vous avez la chance d’être placé dans les dix premiers rangs, passe encore, mais si vous avez la malchance d’être assis en fond de salle (l’amphithétre J.C. Carrière à Montpellier est très vaste) vous perdez l’essentiel de ces précieuses paroles, sans rien dire de l’émotion de la comédienne, dont vous n’apercevez pas les traits. Alors que l’usage abusif de la caméra portée projetant sur l’écran le gros plan des visages est irritant, on se prend à regretter qu’il ne soit pas intégré ici pour conduire l’émotion jusqu’au spectateur. C’est fort dommage, car l’essentiel du spectacle repose sur la parole et le jeu des comédiennes. Or quand vous perdez ça, que reste-t-il?
Ces objections mises à part, on salue ici un travail d’envergure, un jeu abouti des comédiennes (autant qu’on ait pu en juger), un projet des plus justes et des plus nécessaires.
Michèle Bigot
« La Guerre n’a pas un visage de femme », d’après le livre de Svetlana Alexievitch, m.e.s. Julie Deliquet
30 mai >1 juin, Festival Le Printemps des Comédiens
Cité européenne du théâtre-domaine d’O, Montepellier
Avec : Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Blanche Ripoche, Hélène Viviès
Traduction : Galia Ackerman, Paul Lequesne
Version scénique : Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Collaboration artistique : Pascale Fournier, Annabelle Simon
Scénographie : Julie Deliquet, Zoé Pautet
Lumière : Vyara Stefanova
Costumes : Julie Scobeltzine
Régie générale : Pascal Gallepe
Coiffures et perruques : Jean-Sébastien Merle
Assistanat aux costumes : Annamaria Di Mambro
Réalisation des costumes : Marion Duvinage
Construction du décor : Atelier du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis
Régie plateau : Bertrand Sombsthay
Régie lumière : Sharron Printz
Régie son : Vincent Langlais
Accessoiriste : Élise Vasseur
Habillage : Nelly Geyres
La guerre n’a pas un visage de femme est publié aux éditions J’ai lu.