La Guadeloupe comme symptôme d’une montée de l’autoritarisme ?

Violence et ensauvagement de la société : les prémisses d’un régime autoritaire se profilent de façon inéluctable en France !

— Par Jean-Marie Nol —

Dans une France traversée par des vagues d’insécurité toujours plus intenses, dans une société qui semble se déliter à grande vitesse, avec une violence indicible et un développement irrépressible du narco-traffic, l’hypothèse de l’instauration d’un régime autoritaire n’est plus seulement une crainte lointaine, mais un scénario de plus en plus évoqué, parfois même souhaité, comme une réponse radicale à un chaos politique et sociétal perçu comme incontrôlable. L’actualité de la Guadeloupe offre un miroir grossissant de cette tendance. Là où la violence s’exprime avec une brutalité sans filtre, où la jeunesse bascule massivement dans la délinquance et la criminalité , où les institutions perdent pied, se lit en filigrane l’effondrement d’un modèle républicain fondé sur la médiation, la prévention et la cohésion sociale. Le cas guadeloupéen, loin d’être une singularité périphérique, apparaît désormais comme une illustration avancée de ce qui guette la France dans son ensemble.

Les chiffres sont glaçants et les faits s’enchaînent sans relâche : plus de trente homicides en Guadeloupe et vingt en Martinique depuis le début de l’année, des fusillades quasi quotidiennes, des règlements de comptes impliquant de très jeunes individus, et la présence inquiétante de dizaines de milliers d’armes à feu en circulation. Ces manifestations de violence ne relèvent plus de la seule criminalité ordinaire ; elles signent une transformation profonde du lien social, une perte totale de repères des jeunes , où la brutalité devient le seul langage compris et partagé. Le trafic de drogue, les économies parallèles, la glorification de la violence dans les imaginaires collectifs et les médias sociaux dessinent un paysage dans lequel l’autorité étatique n’a plus prise. L’école n’éduque plus, les familles sont fragilisées, l’Église est inaudible, et les élites politiques locales comme nationales semblent paralysées par la peur de paraître répressives ou stigmatisantes.

Cette évolution n’est pas seulement le fruit de facteurs économiques, même si la précarité chronique, le chômage de masse et les inégalités sociales créent un terreau favorable. Elle trouve sa source dans un dérèglement plus profond : l’effondrement des normes partagées, la dissolution du cadre moral, la perte de toute transcendance dans une société livrée à l’individualisme absolu. Le triomphe d’un libéralisme sans limite, la réduction de l’humain à une simple variable économique, l’éviction du sacré comme fondement de la communauté : autant d’éléments qui ont progressivement miné l’idée même de vivre-ensemble. Une société qui ne croit plus en rien, où chacun ne vit que pour lui-même, où la réussite matérielle et d’ordre individuelle devient la seule finalité, ne peut produire que du désordre et de la violence. C’est là le résultat de la mort du collectif.

Dans ce contexte, la tentation autoritaire progresse. Elle ne s’exprime pas toujours dans les discours officiels, mais elle habite de plus en plus les esprits. L’opinion publique glisse insidieusement vers l’acceptation, voire la revendication, de solutions musclées : couvre-feux, état d’urgence permanent, surveillance de masse, restriction des libertés publiques, criminalisation accrue des comportements déviants, durcissement des sanctions judiciaires. La jeunesse, perçue comme ingérable, devient un corps étranger à la nation, à surveiller davantage qu’à éduquer. L’échec de l’investissement éducatif, social et culturel laisse place à la logique de la répression. Ce glissement est d’autant plus inquiétant qu’il se fait au nom d’une efficacité immédiate : restaurer l’ordre, coûte que coûte.

Des voix s’élèvent pour dénoncer cette dérive. Le sociologue Ary Broussillon, dans une tribune récente, dénonce le « saupoudrage » des réponses institutionnelles, le désintérêt structurel de l’État pour la jeunesse guadeloupéenne, et pointe une responsabilité étatique profonde dans l’inaction, voire la tolérance implicite à l’égard des trafics et de la circulation des armes . Mais cette lecture, bien que lucide sur certains points, rencontre une large hostilité dans l’opinion. Accuser l’État sans regarder du côté des familles, de la culture locale, de la démission parentale, des modèles véhiculés par les réseaux sociaux et la musique, revient pour beaucoup à nier une partie de la réalité. Et ce refus du diagnostic partagé empêche toute réponse globale. La société se contente de désigner des coupables sans traiter les causes.

La violence actuelle n’est plus un accident du système, elle en devient le langage. Elle exprime à la fois la déshérence des institutions et l’incapacité collective à redéfinir un horizon commun. Dans ce vide idéologique, certains en appellent désormais à une reprise en main brutale. La démocratie, perçue comme molle, inefficace, impuissante, laisse place à un imaginaire autoritaire. La sécurité devient la valeur suprême, surpassant toutes les autres, y compris la liberté. On préfère un pouvoir fort à un pouvoir juste. Et ce basculement n’est pas propre à la Guadeloupe. Il s’observe partout en France, alimenté par les faits divers, la peur, l’exaspération, et l’impression d’un État débordé.

Ce phénomène s’inscrit dans une séquence historique plus large. À chaque période de décadence sociale correspond, tôt ou tard, une forme de réarmement autoritaire. Ce fut le cas dans d’autres contextes : Rome après la République, l’Allemagne après Weimar, la Russie post-tsariste. L’histoire montre que l’effondrement des repères précède souvent l’installation d’un ordre dur. La France n’échappera sans doute pas à cette règle. Lorsque les fondations d’une société sont rongées, que les élites n’ont plus de projet mobilisateur autre que l’appel au vote aux extrêmes , que les citoyens se replient sur eux-mêmes, que la peur devient structurante, alors le pouvoir change de visage. Il se militarise, il se verticalise, il impose l’obéissance plutôt qu’il ne suscite l’adhésion.

La mutation économique et sociétale en cours en France ne se limite pas à des ajustements technologiques ou à des évolutions des modes de production. Elle transforme en profondeur le lien social, elle reconfigure l’identité collective, elle fracture les équilibres anciens. Et cette transformation se fait sans boussole. L’absence de vision, de projet national partagé, d’idéal mobilisateur, laisse la voie ouverte à toutes les dérives. L’obsession de l’efficacité, la toute-puissance du marché, la disparition du sens du sacré ont conduit à une société vide, atomisée, où chacun ne vit plus que pour lui-même. Et dans ce désert symbolique, la seule chose qui reste, c’est la force. C’est là exactement ce scénario que l’on observe actuellement aux États-Unis depuis l’élection de Donald Trump, et nul doute que cela va faire école dans le monde entier.

La question n’est donc plus de savoir si un régime autoritaire pourrait s’imposer, mais à quel rythme il va se mettre en place, et sous quelles formes. Car l’autoritarisme moderne n’a plus besoin de dictateurs en uniforme. Il avance masqué, au nom de la protection, de l’urgence, de la sécurité. Il infiltre les institutions, les lois, les mentalités. Il se justifie par l’impuissance démocratique. Et il se nourrit de la révolution technologique avec l’intelligence artificielle ainsi que du consentement tacite d’une population résignée, fatiguée, désillusionnée. Ce processus est déjà enclenché. Il ne reste qu’à savoir jusqu’où il ira, et s’il existe encore une force, un récit, un projet capable de l’arrêter. Mais un proverbe créole bien de chez nous ne dit- il pas : «  » (Il vaut mieux anticiper que subir la loi de la force dans l’urgence ).

Jean Marie Nol économiste et chroniqueur