La géopolitique mondiale, cette inconnue.

 — Par Pierre Suédile —

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Le moment est venu de requinquer cette assertion selon laquelle le monde s’oriente tout droit vers un conflit majeur. La problématique n’est plus de nature idéologique, il ne s’agit plus d’opposer deux conceptions de l’organisation des sociétés, l’une communiste et l’autre libérale, le temps de la promotion d’un État « à visage national » est aujourd’hui révolu. Les peuples en effet n’intéressent plus les gouvernances ; quelles qu’elles soient et d’où qu’elles s’exercent. Tant qu’il était question de déterminer le degré d’accompagnement des hommes, citoyens ou immigrés, par la collectivité nationale, l’enjeu demeurait humain, collectif et favorable autant à l’individu qu’à la nation. Aujourd’hui, c’est le pouvoir de ceux qui pèsent lourd, en dollars, en euros ou en yuans, qu’ils s’appellent firmes transnationales (FTN), banques ou fonds d’investissement, qui sert de boussole aux politiques publiques et, de ce fait, se dessine une véritable partition du monde en zones d’influence car le terrain de chasse c’est le village monde. Elles seront économiques, monétaires, politiques et stratégiques et résulteront d’un découpage dicté par l’intérêt financier, la volonté de contrôler les espaces riches en ressources et la tentative de captation des esprits, des joies, des peines et des désirs.
Si les premières escarmouches s’enregistrent déjà dans la sphère commerciale et diplomatique, les grandes et meurtrières manœuvres s’inscriront dans celle de la monnaie et des « canons ».
Le monde dans une phase de renforcement des camps respectifs
Le temps présent est donc celui de l’économique et du diplomatique ou plus précisément du renforcement de la configuration et de la cohésion de chaque camp, de chaque communauté d’influence, de chaque civilisation. A ce point de vue s’impose alors le principe bien connu : « si tu es avec nous tes intérêts doivent s’effacer devant ceux de l’ensemble. »
Ont commencé alors :

– les représailles pour mettre au pas les plus récalcitrants (le Venezuela par les États-Unis, l’Ukraine par la Russie…),
– les embrassades soudaines et embarrassantes (celles des Etats-Unis à Cuba et celles de la Chine au Japon…),
– les renforcements d’alliances (Etats-Unis/UE par le Partenariat Transatlantique sur le Commerce et l’Investissement PTCI, Chine/Russie par l’élargissement de l’Organisation de Coopération de Shanghai),
– les volontés illimitées d’aider les amis à se développer (l’Asie par la Chine avec la future Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures, les BRICS par la Chine et la Russie grâce à la Nouvelle Banque de développement inaugurée en 2014 par les principaux pays émergents, et finalement l’Afrique embarrassée par ces amours folles que lui manifestent la Chine nouvelle, les riches EU et la vieille Europe),
– les opérations de mise à l’écart de tous les régimes jugés incertains et situés dans des zones stratégiques.

C’est le cas de l’élimination des anciennes dictatures du Moyen-Orient suivie de la reprise en main des gouvernances dans les pays où les populations se sont fourvoyées en choisissant les islamistes « maison ». La maîtrise du pétrole est dorénavant sauve autant que celle de la sécurité d’Israël, quand bien même les dossiers iranien et islamiste appellent à la vigilance. Et tant pis pour la montée en puissance des enfantillages sunnites-chiites, ils servent en temps voulu des intérêts bien compris ; c’est le cas au Yémen où les chiites soutenus par l’Iran sont bombardés par une coalition arabe sunnites aux intérêts domiciliés à New York ou à la City. Quant à l’intérêt de la Chine et de la Russie pour la région, on va voir si elles auront l’audace d’emboiter le pas à cet Iran menaçant.
Les initiatives qui, heurtant la démocratie et en particulier les libertés individuelles et la vie privée, contribuent à contrôler les populations dans le but d’éviter d’éventuels dérapages internes en période de conflit majeur (EU : Patriot Act, France : Loi de Programmation militaire.)

La toile de fond de la géopolitique mondiale
Bien ! Les appétits restent tout de même maîtrisés, vu de l’Occident ou de l’autre moitié du Monde. Alors pourquoi toutes ces ombres chinoises sur l’épais mur des avancées des hommes ?
C’est très simple, les équilibres en vase clos s’établissent par le cloisonnement et l’évitement des autres mais dès que s’abaissent les barrières protectrices c’est le rapport de force qui prévaut. Et le monde assiste, à la fois ignorant et complice, émerveillé et malheureux, à la globalisation et, subséquemment, au rééquilibrage insidieux et vicié des relations humaines.
Vous avez dit mondialisation ? Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale les empires coloniaux commençaient à s’effondrer, mettant fin notamment, vu de la Chine, au « siècle de la honte ». Par ailleurs, depuis trente ans, vu des désindustrialisés, un nouvel et dangereux empire prend forme, celui des pays à bas coûts de main-d’œuvre. Le phénomène dépasse même les plus avisés alors qu’il est tout à la fois fruit de la cupidité déguisée des uns, rampe de lancement des autres et matière à faire fantasmer aussi bien à l’intérieur des labyrinthes du réseau Internet, qu’autour du vieux baobab couvert de latérite emportée par les vents. Le monstre effrayant et sympathique est complexe puisqu’il met en concurrence autant les États que les fleurons de l’économie. Il est aussi systémique car il procède d’une marchandisation de tout, même de la culture n’en déplaise à feu F. Mitterrand père de « l’exception culturelle ». La finance lui servant évidemment de lubrifiant efficace, depuis la création de l’OMC en 1995. Il est surtout épaulé par d’insolites choix qui s’inscrivent dans le capitalisme mais qui étrangement ont planté leurs quartiers loin de ce libéralisme bon teint, orthodoxe, occidental, paré d’une véritable démocratie pourtant en panne de participation. Cette fameuse « économie socialiste de marché » à la chinoise ainsi que ce faux vrai capitalisme « poutinien » ne cachent-ils pas un communisme stratégiquement mis en sommeil.
La mondialisation qui pour certains a commencé formellement avec le General Agreement of Trade and Tarifs (GATT. 1947) instituant la libre circulation des marchandises se veut la toile de fond du système dans sa globalité. Elle a été à la fois la réponse à la capacité prodigieuse de firmes américaines insatisfaites du seul marché étasunien et l’une des déclinaisons du libéralisme porté par l’Amérique triomphante d’après guerre.
Le plus important à retenir est qu’elle a évolué plus tard au gré de sa propre dynamique ; celle du profit. D’abord il faut souligner que la concurrence mondiale face à laquelle se trouvait l’entreprise des années 1980 ne pouvait qu’imposer le culte de la compétitivité et en son sein, la nécessaire contribution des États, élevée au rang de dogme. Il en résulte aujourd’hui une inévitable soumission au pouvoir financier, ferment de reniements pour les uns, les Etats, et de souffrances pour les autres, les peuples. Les uns ont les médias pour convaincre et les autres le rêve pour se persuader que s’ouvriront les portes d’un libéralisme prometteur de réussite personnelle, de richesse et peut-être même de bonheur. Ils n’ont pas appris la bonne leçon car ces cadeaux de la vie ne peuvent résulter que d’actes individuels, tous rivés sur la prise de risques.
C’est donc dans cette conjoncture des années 1980 qu’ont été votées les lois cadres d’un libéralisme bien éloigné des pensées tapissées, à tort, de la générosité et de la solidarité d’un État Providence.

Que d’incompréhensions, que de rêves ? Homme es-tu toujours âme de raison et corps de liberté ?
Quoi qu’il en soit, dans un contexte dorénavant extrêmement concurrentiel, la mondialisation impose sa loi. Il s’agit avant tout de la compétitivité des produits, à la fois synonyme de qualité liée à la recherche développement, et de faibles prix obtenus par une compression des coûts de production.
Une fois ce beau principe accepté il faut le concrétiser. Les législations et les gouvernances se doivent alors de permettre à l’entreprise de diminuer en priorité ses charges les plus lourdes, les salaires, par des contrats précaires et flexibles (les Anglais ont inventé les contrats zéro heure), par le licenciement, par les plans sociaux à répétition, par la délocalisation si les choses ne s’arrangent toujours pas. Et puis il faut lui limiter ses charges fiscales, lui construire les équipements exigés, lui permettre de lever des fonds à la bourse. Il convient aussi de l’autoriser à s’agrandir par des OPA ou peut-être de se faire avaler par d’autres en raison d’une faible valorisation de ses actions. Bref ! La gouvernance se doit de se mettre au service d’entreprises apparemment menacées par la concurrence, quoique dotées d’une comptabilité on ne peut plus positive. Qui plus est, il a fallu légiférer pour que la part des bénéfices qui pourrait se transformer en investissement et donc en emplois, s’oriente de plus en plus fréquemment vers la spéculation boursière, l’économie virtuelle, les produits financiers dérivés portés par les sous-jacents les plus inattendus.
S’agissant de la qualité, le financement de la recherche-développement par les États est devenu courant au point où les sommes prélevées dans une gamme très variée de chapitres du budget de la nation représentent au total, dans certains pays, les principales dépenses étatiques. Elles peuvent dépasser le budget de l’éducation ou des armées.
C’est d’ailleurs l’une des causes des déficits budgétaires et de l’endettement érigés en critères de notation des États. C’est ainsi qu’il faut le concevoir, avec la mondialisation, ils sont dorénavant en concurrence sur le marché des capitaux. Au même titre que les entreprises, les États doivent diminuer leurs dépenses s’ils veulent avoir accès à un crédit bon marché pour financer environ 40% d’un modernisme bien artificiel. Ils diffusent à la bourse des obligations qui sont des titres d’emprunt donnant droit à des intérêts et à une valorisation boursière, et par ce biais ils collectent des fonds dont le prix dépend notamment de banques dont l’unique bible s’appelle la confiance. Le pays endetté ou/et en fort déficit n’inspirera pas confiance et pour plaire malgré tout, surtout pour le long terme, relèvera les taux d’intérêt de ses obligations. Dans le cas extrême des États en marche vers la banqueroute, les banques ne souscriront tout de même pas aux emprunts.

Le pas est donc vite franchi et les coupes dans les dépenses du budget s’expliquent par cette volonté de susciter la confiance des bailleurs financiers. Tout se comprend hormis le fait que les diminutions ne concernent que les politiques sociales qui rétrécissent comme peau de chagrin. Et c’est ainsi que pour respecter les critères de convergence imposés par l’UE, le déficit et l’endettement deviennent les principaux loups à abattre. La France de F. Hollande semble rompue à ce type d’exercice puisqu’en quelques mois, au nom de la compétitivité elle exonère les entreprises du versement de 45 milliards de cotisations sociales patronales et elle s’attaque aux dotations des collectivités territoriales pour raboter les dépenses budgétaires. Par contre, la baisse de l’endettement lui parait assez inaccessible car il faut savoir rester sourd aux sirènes de la guerre. C’est en partie la devise d’une l’Allemagne qui pourtant, malgré la codécision, ne pourra s’exonérer d’un futur difficile.

Viendra le temps des guerres menées sur les ailes du dollar
Il me semble étrange que d’aucuns n’aient jamais pointé du doigt la mission essentielle du système monétaire né en 1944 des Accords de Bretton Woods. Une Amérique triomphante, propriétaire d’un stock d’or colossal, dotée d’une économie solide et bientôt leader du monde libre, que fallait-il de plus pour que la monnaie des échanges internationaux devienne le dollar, pour que cet instrument monétaire reçoive la mission de favoriser les échanges mondiaux. Une précaution cependant, la convertibilité en or, c’est-à-dire la possibilité pour un pays détenteur d’une masse de dollars de les convertir à la Banque centrale étasunienne, en or sonnant et trébuchant. Ce fut un choix normal et sage, l’ère du dollar commençait sous de bons augures. Cependant, quelque vingt-deux années plus tard les péripéties et turbulences montraient le bout du nez. Issues d’une diffusion pléthorique de la monnaie américaine elles se concrétisaient notamment par le refus du général de Gaulle d’accepter les paiements en dollars. La France doutait à juste titre de la réelle valeur en or d’une monnaie diffusée au rythme d’une planche à billets fortement emballée. 1971 confirmera le bien fondé de la suspicion française puisque, officiellement et de façon unilatérale, les EU abandonnaient la convertibilité. La suite est bien connue, le dollar n’a jamais perdu son statut nonobstant l’écroulement du système monétaire d’après guerre et, journalistes, historiens, économistes et politiciens font remonter épisodiquement à la surface son illégitime statut. Les plus irascibles soutiennent que les États-Unis ont en partie bâti leur puissance économique sur une monnaie privilégiée.
Ne nous trompons pas, les décisions sont d’abord politiques
Mais alors pourquoi les autres laissent-ils faire ? C’est la réponse à cette question qui permet de mettre en évidence la seconde mission, la finalité politique du choix de Bretton Woods, celle que la Chine et la Russie ont dans leur collimateur. Pendant toute la guerre froide et encore aujourd’hui le dollar distribué généreusement en apparence, mais fondamentalement pour des raisons politiques, représente le socle, le levain grâce auquel le leadership américain s’est imposé. C’est lui qui a financé le Plan Marshall, les opérations d’endiguement de l’ancienne URSS et de la Chine de Mao, les alliances dans le Pacifique, dans l’Atlantique nord, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Bref ! Il suffit de créer des dollars et de les remettre à tous ceux qui hésitent à rejoindre le rang. Quant aux mains qui ne les acceptent pas, elles peuvent être aisément remplacées par celles d’une opposition peu scrupuleuse. Le continent africain et l’Amérique latine peuvent en révéler nombre d’exemples édifiants, le récent cas de l’Égypte post Moubarak en est une bonne illustration.
C’est donc ce statut du dollar que veut faire tomber la Chine. Il représente à ses yeux la pierre angulaire de toute stratégie politique. S’il est vrai qu’au plan économique elle œuvre pour relever sa demande intérieure afin de limiter sa dépendance vis-à-vis des EU, et pour cause ces derniers sont les principaux consommateurs de leurs produits, il n’en reste pas moins que dans la perspective d’un conflit de grande ampleur la politique demeure l’outil majeur à maîtriser. Les milliers de milliards de réserve de change détenus, les bons du Trésor accumulés dans les caisses chinoises sont aussi secondaires que la bataille diplomatique que mène ce pays pour établir un autre équilibre au Conseil de Sécurité de l’ONU. Si le XXIe siècle s’enflamme, le différend démarrera par la revendication d’un abandon mondial du statut du dollar. Je le réaffirme, l’or est déjà en Chine, la puissance économique chinoise rivalise déjà avec celle de l’Amérique et la pratique d’échanges dans des monnaies nationales se multiplie même avec les alliés asiatiques des EU. Le Yuan monnaie internationale ne sera cependant pas accepté par l’Occident et le monde se divisera en aires d’influence rivales.
Les conditions seront alors réunies pour que les machines de guerre tentent de régler tout litige au canon. Ils ne manquent pas, ils s’appellent Taïwan, Corée du Nord, archipel Diaoyu, récif Okinotorishima, mais également Iran, Russie, Caraïbe, Afrique ou océans, mers, canaux et détroits du globe. Les canons également seront au rendez-vous et si les États-Unis ont une longueur d’avance, la Chine la comble en accroissements du budget militaire et en coopérations tous azimuts.
Soyons persuadés que l’Union européenne, prisonnière de ses deux péchés mignons, la conviction de la grandeur de sa civilisation et sa fixation libidinale sur son récent passé glorieux, joue imperturbablement au funambule. Elle refuse de faire preuve d’une grande aptitude à se montrer visionnaire et pragmatique. En l’espèce, il faut citer le traitement irréfléchi et dicté par d’autres, de ses portes occidentales du Nord et de l’Est, la Russie chrétienne et capitaliste et une Turquie libérale et membre à part entière de son organisation militaire. Il est vrai que les temps présents n’autorisent plus l’émergence d’hommes politiques d’envergure. A la formation idéologique centrée sur l’intérêt général s’est malheureusement substituée l’addiction à toutes les consommations articulées autour de l’intérêt individuel.

Martinique le 30/05/2015,
Pierre Suédile