«La culture, outil de résistance et de transmission.», un festival riche, intense et plaisant.

— Par Roland Sabra —

La foule nombreuse se pressait à l’hôtel Batelière de Schœlcher dès 8h 30 ce samedi 19 octobre 2019 pour le Festival culturel et Scientifique consacré à «La culture, outil de résistance et de transmission.» à l’initiative d’Aimé Charles-Nicolas, président de FIRST Caraïbes. Danse, musique, peinture, sculpture étaient largement représentées, il fallut attendre la dernière intervention de Myram Moïse pour que la littérature, plus précisément la poésie soit évoquée. C’est Audrey Célestine qui eut l’honneur d’ouvrir les débats en nécessité d’une transmission d’autant plus difficile qu’elle se heurte au vieillissement de la population, à l’exode de toute une partie de la jeunesse dont on sait qu’elle gonflera les bataillons de la diaspora avec peu d’espoir de retour au pays. Elle rappelle l’importance du SERMAC, de son son atelier théâtre au cours duquel elle fût appelée à jouer le rôle d’une esclave moment d’une prise de conscience de la distance entre le personnage qu’elle incarnait et l’apprentie comédienne, la jeune femme qu’elle était. Le thème du biface autour du passé/avenir l’amène à s’interroger sur ce qu’il en est de ce dernier. Sylvie Meslien insiste sur l’importance de la danse et de la musique dans la vie des esclaves. Sans doute faudrait-il dire «esclavagisés»? «esclavés»?, l’être ne se réduisant pas à son statut juridique. Sur le bateau dans ce voyage au long cours le négrier faisait danser les captifs pour les maintenir en forme , pour les entretenir comme marchandise. La calenda, calinda ou kalenda selon diverses graphies, porte en elle le déracinement et la transportation avec l’immobilité du buste symbolisant la mort en opposition avec la mobilité du bas du corps qui renvoie à l’acte sexuel et qui fût prétexte à son bannissement en Louisiane et aux Antilles françaises.

L’intermède musical qui suivit fût un massacre de la magnifique «Rapsodie nègre» de Manuel Césaire dont il rappela la genèse au cours d’un dialogue avec «Tonton Aimé». Pourquoi massacre? Parce que la sono de la salle capricieuse tout au long de la journée toucha au sommet du dérèglement quand la lecture du CD démarra, incitant le public aux murmures, aux chuchotements. La «Rapsodie nègre» transformée en musique d’ambiance de centre commercial pour accompagner la visite de l’exposition accrochée aux murs de la salle! Mais bon la composition qui poursuit son chemin, notamment à l’international est assez solide pour résister à cet affront.

La découverte, pour certains, des œuvres picturales et des sculptures terminées, l’initiateur du symposium, Aimé Charles-Nicolas prend la parole pour un exposé intitulé « Contre la victimisation, la connaissance et la culture» en insistant tout d’abord sur l’importance de la virgule dans l’intitulé de son propos!

Le déroulé de l’argumentation qui suivra laisse à penser que ce rappel sur le mode de la plaisanterie n’était pas tout à fait inutile. L’identité de victime, subie, voire imposée peut-être aussi une stratégie de survie qui installe le sujet sous la protection de l’autre. Lors du colloque «L’esclavage: quel impact sur la psychologie des population?» organisé sous sa direction; les intervenants ont mis l’accent sur le rôle destructeur du racisme post-esclavagiste mais aussi sur l’efficacité des stratégies d’émancipation élaborées autour de la culture. Cependant une part importante des descendants de populations esclavagisées reste à l’écart de ce mouvement, prisonnière d’une assignation identitaire fruit de l’ opposition binaire blanc/non-blanc, ou dans ce cas précis blanc/noir construite par l’Occident. Le Noir n’existe que par rapport au Blanc et vice versa mais dans une réciprocité non égalitaire. La domination quasi hégémonique de l’Occident au cours des siècles précédents va d’abord traduire cette différence constatée en statuts hiérarchisés pour finir par l’essentialiser. Le «Nègre je suis, Nègre je resterai» d’Aimé Césaire peut être interprété comme une illustration du retournement de stigmate théorisé par Erving Goffman pour qui un individu stigmatisé « se définit comme n’étant en rien différent d’un quelconque être humain, alors même qu’il se conçoit (et que les autres le définissent) comme quelqu’un à part. » Aimé Césaire dit en quelque sorte au monde blanc: « Vous m’assignez à ma négritude, et bien je la revendique comme un flambeau pour éclairer ma route mais je ne m’ y résume pas!». Ce faisant il échappe à la logique de victimisation qui va s’emparer de l’Occident à partir de la seconde guerre mondiale et qui triomphe aujourd’hui. A cet égard Aimé Charles Nicolas évoque plusieurs cas dont celui le cas de Rachel Dolezal une jeune étasunienne, aujourd’hui âgée de 42 ans démasquée pour imposture alors qu’elle défendait depuis des années la cause des noirs mais n’était nullement noire comme elle prétendait et l’affichait, pour illustrer ce qu’avance Jacques Arènes: « La position de victime est aujourd’hui envahissante, tant au niveau des traumatismes collectifs que dans le champ du quotidien». Psychologue et psychanalyste Arènes précise dans Études: «Une rhétorique de l’accusation et de la demande de réparation se met en place pour gérer les conflits les plus banals… le régime culturel de la culpabilité fait place à une culture de la victimisation : le sentiment de préjudice et la demande de réparation se substituent à l’auto-accusation.»

La généralisation de cette idéologie victimaire se concrétise par une multiplication des affaires de fausses victimes. Une dixième date de commémoration de l’esclavage s’est récemment ajoutée le 23 mai sous l’intitulé «Journée national à la mémoire des victimes de l’esclavage». « Le péché originel a été remplacé par la blessure originelle ». Et Charles-Nicolas d’interroger: «Mais qui nous rachètera d’un telle blessure?» avant d’insister sur la nécessité de sortir de cette assignation identitaire de victime, «imposée par un certain regard blanc» et qui postulant l’existence d’une dette infinie ouvre selon Tzvetan Todorv «une ligne de crédit inépuisable.»

Mais voilà: «les descendants d’esclaves ne bénéficieront pas de cette ligne de crédit car le créneau de la culpabilisation triomphante est déjà occupé. Il n’y a pas de place pour deux.» La conclusion est un couperet: «Pour les descendants d’esclaves la stratégie de la victimisation est une impasse.»

L’ensemble du public s’est trouvé conforté dans ce qu’il avait entendu par le commentaire de Dorwling-Carter « Vous savez bien tous qui à pris cette place!»  C’est vrai, des fois qu’on n’ait pas compris! Très peu dans la salle ont éprouvé le malaise.

A quoi tient la gène ressentie? Aimé Charles-Nicolas dans un premier temps fait un exposé clinique plutôt juste d’un sujet dont la configuration psychologique s ‘articule autour d’un axe d’un grande banalité à savoir, souffrir est le moyen de se sentir normal en évitant la peur de déplaire tout en cultivant dans le même mouvement un sentiment d’impuissance face à la situation. Ce processus de victimisation procure des bénéfices secondaires non négligeables. On plaint la victime, on l’aide. En contrepartie elle redoute l’efficacité de l’aide qui risque de lui faire perdre la compassion qu’elle obtient, ce en quoi elle refuse de sortir du statut de victime quoique la souffrance soit réelle. Dans un second temps il invite à abandonner cette position de victime, non pas tant pour ce qu’elle est et ce qu’elle implique, ni même pour envisager une autre voie, mais parce que, concurrence mémorielle à grand peine avouée, la place est déjà prise. En d’autres termes: vous êtes victimes (la place est déjà occupée par les rescapés de la Shoah), mais ne soyez pas victimes ; c’est sans issue. La ligne de crédit est fléchée. Elle est déjà affectée. N’y a-t-il pas là quelque chose qui relève de la double contrainte, du double bind, ce que Gregory Bateson, résume dans la formule « »Vous êtes damné si vous le faites, et vous êtes damné si vous ne le faites pas » et que Harold Searles théorisera dans « L’effort pour rendre l’autre fou» en l’articulant autour de la schizophrénie ?

J’ai bien conscience de l’impudence qu’il y a de ma part à évoquer la construction d’une situation de double contrainte par l’éminent professeur Aimé Charles-Nicolas auquel je voue une réelle admiration pour l’ensemble des ses contributions à la compréhension des conséquences de l’esclavage sur la psychologie des populations. Je n’ai aucune hypothèse, et je me garderai bien d’en avoir quant aux divers motifs sous-jacents qu’évoque Searles dans cet effort pour rendre l’autre fou.

Peut-être après tout n’est-ce là que l’expression de ma part d’une destitution subjective…

Toujours- est-il que les autres interventions de la journées m’ont semblé plus fades, plus universitaires dans leurs formes. Myriam Cottias émergera du lot autour d’une interrogation « Peut-on médiatiser l’histoire » ré-intitulée dans son énoncé en «  Histoire comme instrument de résistance ». Opérant un pas de côté face à une approche macro-historique comme la critique de Fanon de l’aliénation, ou celle d’une Martinique consentante elle propose de mettre en avant des contre-discours construits à partir de pratiques artistiques dans la lignée  littéraire des Césaire, des Glissant et des nombreux musiciens etc. L’agrégation de ces micro-histoires de résistance pouvant déboucher sur la construction d’un récit historique, pour ne pas dire récit national ( trop franco-français), permettant de consolider des constructions identitaires encore fragiles. Elle soulève là, une fois de plus, mais sans le dire, l’opposition en sciences sociales entre vision holistique et individualisme méthodologique et plus encore la question du contenu refoulé de la transmission.

La musique très présente en pratique avec Accordelov, Tay-wou nou-an et en discours notamment dans ceux de David Kathilé, docteur en anthropologie de la musique et de la danse. Le passage de la contredanse française au quadrille créole ( la haute taille) est aussi la marque d’une appropriation culturelle singulièrement soulignée dans la transformation de l’annonceur en commandeur-tambourinaire et le discours qu’il soutient passant du performatif à l’ « émancipatif » si on me permet ce néologisme. On notera l’impasse faite sur la reprise d’un terme désignant la fonction de commandeur, autrefois attribuée sur l’Habitation à un « nègre créole » , après l’ avoir été, à l’arrivée des colons à un « engagé ». Clivage ? Déni ?

Les Mwons d’argile présents à l’ouverture du symposium d’ »Espérance » en « Révolte » ont mis en espace entre danse et chant les poèmes de Césaire. Un quatuor, cordes et flûte traversière, en interprétant un morceau de musique, douce, légère, un peu mélancolique du Chevalier de Saint-George a mis en évidence, une fois de plus, l’étrange proximité entre ce génie protéiforme, escrimeur hors pair, abolitionniste engagé, compositeur virtuose et le divin Wolfgang Amadeus Mozart. Claude Ribbe l’affirme : « La partie finale du ballet Les petits riens [de Mozart] reprend en partie un concerto composé quelques mois auparavant par le Chevalier de Saint-George ».

Artistes et scientifiques ont participé chacun à partir de leur registre à l’’élaboration d’un ambiance studieuse et joyeuse, parsemée de plaisanteries et de complicités. On peut espérer retrouver l’ensemble des interventions dans un prochains livre ou la captation filmée sur les réseaux sociaux.

Fort-de-France, le 20/1019

R.S.