La collection des visionnaires frères Morozov exposée à la Fondation Louis-Vuitton

Ces magnats du textile ont rassemblé, avant la Révolution russe, une collection de tableaux signés Renoir, Monet, Gauguin ou Cézanne, exposés en majesté à la Fondation Louis-Vuitton à Paris.

Illustration d’ouverture: Paul Gauguin,Café à Arles,  1888. Huile sur toile 72 × 92 cm. / Courtesy Musee d’Etat des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Au début du XXe siècle, il existait au cœur de la glaciale Moscou une parcelle de Côte d’Azur. Quelle sensation devait produire le vaste ensemble décoratif commandé à Bonnard par Ivan Morozov pour son hôtel particulier de la rue Pretchistenka !

Dès l’entrée, l’œil du visiteur était attiré par les teintes éclatantes de La Méditerranée, le triptyque dominant l’escalier d’honneur. Au fil de la montée, cette vue ensoleillée d’un jardin en terrasses surplombant la mer révélait de délicieux détails, comme ces deux bambins jouant à quatre-pattes, fesses nues, à l’ombre d’un pin.

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Même douceur de vivre dans les panneaux qui tapissaient les murs latéraux, évoquant la cueillette des fruits à l’automne et le repos dans l’herbe au bord d’une rivière au printemps. À ce patchwork chatoyant, ne manquait qu’une saison : l’hiver, mais n’était-il pas déjà si présent dans la métropole russe et au sein d’une famille dont le nom même, Morozov, signifie « gel » ?

Aujourd’hui conservées dans deux lieux distincts, au musée Pouchkine, à Moscou, et à celui de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, ces toiles solaires sont à nouveau réunies sur les cimaises de la Fondation Louis-Vuitton.

Anciens serfs affranchis

En 2016, l’historienne de l’art Anne Baldassari y avait rassemblé les trésors collectés par le Russe Sergueï Chtchoukine dans une exposition qui avait attiré 1,3 million de visiteurs. Cinq ans plus tard, elle tire de l’oubli deux de ses contemporains, Mikhaïl et Ivan Morozov, qui accrochèrent eux aussi dans leurs salons la fine fleur de l’impressionnisme et de l’art moderne : Renoir, Monet, Matisse, Gauguin, Cézanne, Van Gogh… La liste donne le tournis et l’histoire même de ces collectionneurs russes ne manque pas de fasciner.

« Ni rivaux, ni concurrents, Sergueï Chtchoukine et les frères Morozov ont bâti une seule collection d’art français, de David à Matisse, qu’ils destinaient collectivement à la galerie municipale fondée par leurs amis, les frères Trétiakov, précise la commissaire Anne Baldassari. Tous appartenaient au même cercle de grands patrons qui se sont inventés en trois ou quatre générations. Ils sortent du servage et en tant que vieux-croyants, une branche dissidente de l’orthodoxie, ils ont subi au moins jusqu’en 1905 l’ostracisation, les interdictions de charge… »

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Rien n’aurait été possible sans l’audace initiale de Savva Morozov. L’ancêtre de Mikhaïl et d’Ivan s’est servi de la dot de sa femme, fille de tisserand, pour créer un modeste atelier de soieries qu’il va vendre aux élégantes de Moscou. En quelques années, la prospérité de son entreprise lui permet de racheter sa liberté et celle de sa famille. Ses descendants sauront faire fructifier cet héritage et, par leur esprit d’innovation et leur sens aigu des affaires, fonderont un véritable empire industriel, employant en 1890 près de 40 000 ouvriers.

Progressisme

« Mais la fortune embarrasse ces vieux-croyants puritains et ce sentiment de culpabilité explique certainement l’intense activité philanthropique menée par les différents membres de la famille », analyse Anne Baldassari. Les Morozov financent des hôpitaux, des écoles. Convaincus que l’éducation et la culture doivent être accessibles à tous, ils fondent les premières bibliothèques publiques mais aussi des opéras et des théâtres, comme celui confié au professeur d’art dramatique Constantin Stanislavski, et dont la reproduction du fronton, La vague d’Anna Goloubkina, ouvre le parcours de l’exposition.

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Très progressiste, Varvara Morozova, la mère de Mikhaïl et d’Ivan, tient un salon littéraire, où se croisent Tolstoï et Tchekhov. Élevés dans cette effervescence culturelle, ses fils bénéficieront très jeunes d’un enseignement artistique poussé. « Ivan Morozov va être sacrifié par sa mère à la gestion des affaires familiales alors qu’il a un tempérament artistique très marqué. Il va collectionner avec un œil de peintre », souligne Anne Baldassari.

C’est pourtant son frère Mikhaïl, d’un an son aîné, qui attrape en premier le virus de la collectionnite. Dilettante de génie, ce touche-à-tout est capable de signer des ouvrages d’histoire très sérieux, de virulentes critiques d’art ou de théâtre, mais aussi un livre d’éducation sentimentale brûlé pour atteinte aux bonnes mœurs.

Deux regards de collectionneurs

Personnage haut en couleur, il détonne dans la bonne société conservatrice et se plaît à allumer des incendies, comme lorsqu’il achète un nu d’Albert Besnard, Féerie intime, qui avait déjà fait scandale à Paris au Salon. Sa collection (39 œuvres achetées en dix ans) est à son image : éclectique et flamboyante. Il est le premier à ramener en Russie des tableaux de Gauguin et de Van Gogh, dessinant par son audace les contours de la future collection de son frère.

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Très pris par les manufactures familiales, Ivan Morozov ne commence à acheter des toiles qu’après la mort prématurée de Mikhaïl en 1903 (à l’âge de 33 ans). De tempérament plus réservé, il privilégie les paysages et se révèle très méthodique dans ses achats, appliqué à construire des ensembles cohérents, comme en témoigne le magnifique florilège de tableaux de Cézanne. Il conserva pendant six ans dans sa galerie un emplacement vide, dans l’attente du Paysage bleu dont il rêvait, et finira par réunir dix-huit toiles retraçant la trajectoire de l’artiste, de la Jeune fille au piano jusqu’aux célèbres vues de la montagne Sainte-Victoire.

Ivan Morozov se distingue aussi de ses prédécesseurs (Chtchoukine et Mikhaïl) par son goût immodéré pour l’art russe. Soutenant les avant-gardes en germination, il achètera près de 230 œuvres à de jeunes artistes, qui s’inspireront souvent des audaces de l’art moderne français. Un dialogue fructueux que l’exposition met bien en valeur.

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