De feu et de pluie, une exposition volcanique

Par Matilde dos Santos, commissaire —

Cette île est faite de feu et de pluie. Elle n’est pas la seule, toutes les îles volcaniques partagent peu ou prou la même histoire, que l’on parle de géologie ou d’histoire de l’homme. Ces cycles n’ont bien entendu pas la même longueur… Si la géologie appartient au domaine de la très longue durée, l’activité volcanique se tient toujours dans une temporalité humaine. Contrairement à l’érosion la durée d’un phénomène volcanique est très courte. Courte mais potentiellement dramatique. Dramatique mais potentiellement créatrice.
L’exposition est organisée dans le cadre de la candidature des aires volcaniques du nord de la Martinique et de ses forêts humides au patrimoine mondial UNESCO. Le titre renvoi à ces deux versants d’une même gestation : c’est par les volcans que le feu des entrailles de la terre, trouve une faille et se déverse, fertilisant le sol, et éventuellement détruisant tout sur son passage…. Et c’est le relief du volcan qui arrête les nuages, qui se répandent en pluie. Sur les flancs du volcan se dresse alors une végétation tropical dense et humide. C’est une sorte de cycle : génère, dégénère, régénère….
Dès que la Fondation m’a confié le commissariat, j’ai pensé à des artistes qui travaillent sur des processus éruptifs. Métaphore de la création, comme de la vie de l’homme, les œuvres parlent d’origine, donc de chaos, de jaillissement et tremblements, d’échanges d’énergie, du magma qui fuse, de la chaleur brulante, de l’état du monde juste l’instant d’après. Et surtout portent sur le monde un regard critique, capable de proposer des changements de narrative radicaux.
C’est une ronde, un récit, une suite de big bangs. Une exposition à trois thématiques profondément imbriquées : le « méga magma big bang », soit, la création comme explosion originelle ; « les ruines en construction » , soit la création en tant que construction-déconstruction et la mémoire et les affects qui relient les deux autres.
16 artistes contemporains , 65 œuvres environ (dont les 40 dessins de l’installation « Ultraperiférik » de Philippe Thomrel) , formant un récit spatial, sans début, ni milieu, ni fin, dont le public est le seul ordonnateur. Une exposition comme une œuvre ouverte, polysémique, susceptible d’une multiplicité d’approches.
Six œuvres ont été commissionnées pour l’exposition : « Respé Twa foi » de Christian Bertin, « Un démiurge » de JB Barret, « Le jour d’après » de Ricardo Ozier-Lafontaine, « Composition Tellurique » d’Hervé Beuze, « Tropical Bliss » de David Gumbs et « Sismographie méga-poétique » de Julie Bessard. La majorité des autres n’ont jamais été montrées en Martiniques ; quelques unes n’avaient jamais encore été montrées nulle part et seulement trois avaient déjà été exposées sur l’île. Les conditions de leur monstration, cependant sont tellement différentes, qui ce sont quasiment des œuvres allographes : « Les Pierrotines » d’Annabel Guerrero, visibles depuis 2014 sur les murs de St Pierre, mais qui sont ici montrées pour la première fois en Martinique dans une seule installation, « Paysage n° 7 », œuvre de la sortie de diplôme d’école d’art de Brice Lautric en 2014, qui est restée deux années (pas trop )visible à la DAC Martinique, et « Hommage à… », installation de Jérémie Priam, qui avait été montrée à la Véranda du Tropiques Atrium il y a deux ans, et dont la présentation à la Fondation dans l’obscurité de la salle vidéo, a révélé le véritable potentiel dramatique.
Dans le hall un mur et une vitrine historique sont comme une entrée en matière, montrant des images de la montagne Pelée, des Pitons, de leurs forêts, et de la catastrophe de 1902. Gravures, peintures, cartes postales anciennes annoncent la notion du paysage comme construction.
Avant même d’entrer dans la salle la Cuverie on est happé par la spirale « Sismographie méga-poétique », de Julie Bessard, une structure physique, faux volcan, vrai labyrinthe de couleurs, où tout un chacun est appelé à se perdre ou à se retrouver. Tout autour des paysages dans lesquels le souvenir s’affiche, et interroge l’histoire, ou questionne le rôle de l’homme dans la nature. Au fond de la salle des particules en suspension, font penser à la cendre volcanique, qui a quasiment enseveli Saint Vincent au début de cette année. Rappel poignant de notre précarité insulaire. Les poussières désordonnées de « Tropical Bliss » de David Gumbs, n’attentent que nos gestes pour former des envolées de papillons, matérialisant le passage du chaos à l’ordre, un ordre fragile, qui contient en lui le germe de sa destruction certes, mais joliment coloré ; une démonstration éclatante du continuum du minerai à l’organique. Et l’œuvre de Jérémie Priam, une suite de moulages de crânes écrasés, les gueules cassées alignés sur une tombe de sable noir devant une vidéo de la Baie de Saint Pierre, renvoyant aux morts anonymes et tragiques de ceux qui sont passés de la cale des négriers au fond de l’océan, mais aussi aux victimes de la catastrophe de 1902.
Devant la salle carrée, Hervé Beuze a déposé sa composition tellurique. Assemblage de plaques de métal rapiécés grossièrement par des immenses points de sutures rouge. On est dans la tectonique des plaques, dans l’éternelle recomposition des identités postcoloniales, dans la relation faite de friction et compensations entre les îles sœurs-ennemies, reliées entre elles par la couture de la mémoire. Imparfaite, recomposant les réminiscences, inventant les points inconnus d’un passé si proche et si inaccessible.
La salle carrée nous invite dans l’antre des dieux, à s’assoir pour lire Césaire encore une fois. Dans Respé Twa fwa de Christian Bertin, le volcan est un atelier-maison, un jardin d’artiste, un jardin de silice, où comme dans les montagnes de feu, on construit par la destruction, on ordonne par le chaos. On y est entourés de figures tutélaires, protectrices, comme les femmes-atlas d’Anabell Guerrero, des géantes en robe d’antam ou par un personnage mythologique pas si protecteur que cela, le démiurge facétieux de JB Barret, jetant dans les airs des cendres volcaniques… Dans cette salle où prime la mémoire, l’imaginaire rejoint le mythe de la création dans l’instant d’après de Ricardo Ozier-lafontaine. On accepte et reconnait la présence des égouns, les esprits de disparus anonymes auxquels Misa Negra de Bruno Pédurand rend hommage…. c’est une rencontre de pulsations, avec ce qui nous fait particulièrement humains : la mémoire et la nécessité vital des artistes d’apporter au monde des nouveaux récits, et particulièrement dans le contexte actuel, de porter un regard à la fois bienveillant et critique sur notre société.