L’Haïtien Jean D’Amérique, lauréat du prix RFI Théâtre 2021 pour «Opéra poussière»

« Moi, j’ai un style, des mots et j’essaie de raconter mon époque, parce que c’est maintenant ou jamais. » À 26 ans, l’écrivain haïtien Jean D’Amérique reçoit ce dimanche 26 septembre le prix RFI Théâtre 2021 pour sa pièce « Opéra poussière ». Une résurrection puissante et poétique de la résistante anticolonialiste haïtienne Sanite Bélair, assassinée par les colons français en 1802.

Son geste favori ? Le poing levé vers le ciel. Jean d’Amérique avoue être comme les personnages de ses textes : « toujours en révolte, contre tout, contre moi-même, contre la société, contre le monde ». Mais, quelques heures avant de recevoir le prix RFI Théâtre 2021 à l’occasion du festival Les Zébrures d’automne des Francophonies à Limoges, le futur lauréat s’assoit calmement avec nous et se montre détendu, voire souriant. « Je suis très heureux de recevoir ce prix. C’est magnifique. J’ai candidaté plusieurs fois et à deux reprises j’ai été finaliste. Cette année, je l’ai, c’est super. »

« Haïti envoie des morts tous les jours »

Pour Jean d’Amérique, l’écriture semble être un sport de combat où il n’y aura pas de survivant. À l’image de son pays natal, décrit dans la pièce par le patron des morts ainsi : « Ce pays qu’on appelle Haïti, ces derniers temps ça envoie des morts tous les jours, ça envoie des morts ici comme des grains de pluie. »  Le style littéraire du poète est marqué par une parole ultime, scandée comme s’il s’agissait de l’œuvre finale de l’écrivain. Dans Opéra poussière, il essaie de faire revenir les morts à la vie, dont une certaine Sanite Bélair.

« Sanite Bélair est une résistante anticolonialiste haïtienne. Elle s’est engagée très tôt dans des combats antiesclavagistes en Haïti, vers la fin du XVIIIe siècle. Elle va être capturée par les soldats français en octobre 1802. À l’époque, les rebelles hommes capturés devaient être fusillés et les rebelles femmes décapitées. Sanite Bélair va refuser d’être décapitée et elle va finir par ne pas être fusillée. Je trouvais là qu’il y avait déjà un acte très fort politiquement. C’est à partir de là que je me suis intéressé à son histoire pour essayer de faire connaître son histoire. Et surtout de parler du fait que, aujourd’hui, elle soit sous-représentée dans le panthéon des héros. »

Sanite Bélair, une résistante anticolonialiste haïtienne

En dehors de Haïti, elle reste une révolutionnaire et martyre très peu connue, mais même les habitants de son île natale ne connaissent pas forcément l’histoire et le parcours de Sanite Bélair. « Dans le canon des héros, on ne la retrouve pas très souvent. Moi, je l’ai découverte à travers une historienne et anthropologue haïtienne, Bayyinah Bello, qui enseignait à ma faculté en Haïti. Du coup, j’avais envie de voir réapparaître Sanite Bélair comme une figure de la résistance. On fait des odes pour les héros, mais pourquoi pas pour une héroïne ? C’est une figure où se cristallisent toutes les luttes qui ont été menées par d’autres femmes aussi. »

La première scène se passe dans un cimetière, dans l’au-delà, mais avant qu’une voix prononce ses premiers mots, l’auteur installe une ambiance dans le « quelque part », le « très noir », le « terriblement vide ». Écrire une pièce de théâtre, est-ce l’art de créer des ambiances ? « Dans l’écriture du théâtre, j’essaie toujours de donner existence à des personnages par la parole. Ce sont souvent des êtres qui sont aux prises avec le silence, avec les ténèbres, qui essaient de prendre la parole pour exister, pour devenir vivant. Dans la pièce, pour Sanite Bélaire, il y a cette voix qui revient d’outre-tombe et qui va revenir nous hanter. Dans ce réveil de la poussière, j’ai utilisé beaucoup d’éléments de la mythologie vaudou haïtienne pour créer cette ambiance-là : la nuit, la poussière, pour aller tirer cette voix de cet espace abyssal. »

La rigoise, de l’esclavage à aujourd’hui

Très tôt dans l’histoire, un mot apparaît. Un mot très peu utilisé et connu en France, mais que les Antillais connaissent terriblement très bien : la rigoise. Un nom qui a traversé l’histoire de Haïti et hanté l’esprit de Jean d’Amérique depuis sa plus jeune enfance. « Rigoise, c’est un mot très courant en Haïti. C’est un fouet qu’on fabrique avec des peaux d’animaux. On l’utilise pour taper des gens. Un outil très utilisé à l’époque de l’esclavage en Haïti. Et moi, en grandissant en Haïti, j’ai été confronté à cela, parce qu’on l’utilise encore. Il y a des marchands ambulants avec des paquets de rigoises. Enfant, je les détestais, comme tous les enfants, parce qu’on avait peur que nos parents les achètent pour nous taper dessus. Plus tard, quand j’ai appris l’histoire de cet élément-là, je me suis demandé comment il est possible qu’on utilise ça encore aujourd’hui. C’est un outil qui a une histoire terrible, horrible, parce qu’on l’utilisait pour taper les esclaves à Saint-Domingue. Donc, j’ai voulu réutiliser ce vocabulaire-là pour plonger le lecteur dans ce monde de l’esclavage dans lequel Sanite Bélair avait vécu, des choses contre lesquelles elle s’est battue. »

#HéroineEnColère

Pour ressusciter l’héroïne de son opéra de la poussière, Jean D’Amérique ne se contente pas de conjurer le passé. Pour la faire revenir, il cherche une connexion avec notre monde contemporain et crée dans le texte même un hashtag : #HéroineEnColère. « Depuis quelque temps, j’ai remarqué : beaucoup de mouvements sociaux naissent sur internet et les réseaux sociaux. Ce côté-là m’intéressait, entre autres pour la question de la disparition du corps, c’est-à-dire qu’on passe par les réseaux sociaux pour revendiquer des choses, mais cela pose souvent un problème : où est la personne qui revendique telle chose ? Pourquoi est-ce qu’elle ne se présente pas ? Dans le texte, à un moment, je dis : pourquoi on a besoin de la voir encore pour valider sa parole ? En même temps, cela peut créer une sorte de flou autour d’un mouvement. Comme cela peut amplifier des voix ou donner corps à des luttes. Donc, voilà, Sanite Bélair vient d’outre-tombe et elle passe par les réseaux sociaux pour lancer son mouvement. »

Comment Jean Civilus est devenu Jean D’Amérique ?

Comment donner corps à une idée ? Le poète s’est lui-même soumis à un changement fondamental. En d’autres mots : comment Jean Civilus – son nom civil lors de sa naissance en décembre 1994 à Côtes-de-Fer, une petite ville dans le sud-est de Haïti – est devenu Jean D’Amérique ? « Jean D’Amérique, c’était une façon pour moi de renaître. C’est peut-être mon acte de naissance poétique. Dès que je suis vraiment entré dans l’écriture, j’ai pris ce nom. C’était une façon pour moi de renaître, parce que j’étais en rupture aussi avec ma famille, avec la société… et c’était une évocation poétique. Et je dis toujours aussi, ironiquement, pour m’en prendre aux États-Unis qui croient que l’Amérique leur appartient [rires]. »

Reste à découvrir la nécessité d’utiliser pour son nom d’artiste Jean D’Amérique un D en majuscule, ce qui intrigue beaucoup. « C’est un D majuscule, parce que c’est un grand rêve de voyage – pas de conquête, mais de voyage. Ce n’est pas la noblesse que je cherche, mais il y a quelque chose pour moi de grand et de musical qui sonne dans ce nom. Donc un D en majuscule. »

« P est ma lettre préférée »

L’aspect musical s’avère décisif pour le destin littéraire du jeune garçon qui a grandi en province, dans une famille pas très tournée vers les livres. Ce ne sont pas non plus les grands écrivains haïtiens comme Frankétienne ou René Depestre qui l’ont poussé vers la poésie, mais le rap et – qui sait – peut-être la lettre p, sa préférée de l’alphabet, la vraie maison du poète : « P est ma lettre préférée. P pour poésie, p pour poème… Et aussi, parce que j’aime beaucoup porter des textes à haute voix. Dans le p, il y a quelque chose qui scande. On peut vraiment s’appuyer dessus pour créer du rythme : la parole, le poème, la poésie, la pensée…

À l’âge de onze ans, après avoir grandi à la campagne, j’arrive à Port-au-Prince et je découvre le rap. J’en écoute beaucoup à l’époque. C’est là que l’acte d’écriture va arriver. Je vois une espèce de reflet à travers ce que j’écoute dans le rap et qui parlait de ma condition sociale. J’aimais aussi cette poésie-là qui se scande et qui est très virulente. Du coup, c’est comme ça que je commençais à écrire mes premiers textes. »

Quand l’écriture donne le tournis à l’écrivain

Aujourd’hui, il vit entre Paris, Bruxelles et Port-au-Prince, et il est devenu la figure de proue de la nouvelle génération d’écrivains haïtiens. De Petite fleur du ghetto (2015) en passant par Nul chemin dans la peau que saignante étreinte, jusqu’à Atelier du silence et son premier roman Soleil à coudre, publié au printemps 2021, dans ses joutes poétiques contre le malheur dans le monde, Jean D’Amérique semble vouloir emmener les émotions de ses lecteurs sur des vagues de 30 mètres de haut au milieu de l’océan. Il nous confie que l’écriture de ses textes lui donne parfois lui-même le tournis. « Oui, pour moi, l’écriture est toujours dans un lieu d’urgence. C’est une nécessité intérieure, comme une espèce de torrent à l’intérieur de moi et il faut que ça sorte. Donc, l’acte d’écriture va passer par ce mouvement, avec beaucoup de vertiges, beaucoup de tourments. J’essaie de rendre cette colère à travers les mots pour que le lecteur puisse être travaillé par ça aussi. Que les mots soient à l’image de cette colère qui me traverse et qui me pousse à écrire. »

Si, à première vue, le titre mégalo du texte lauréat prête à sourire, après la lecture, même la résurrection de cet Opéra poussière dans un vrai opéra ne semble plus être exclu, grâce à la force des mots et le poids historique de la résistante Sanite Bélair : « Je suis la dernière génération/des cadavres en vacances/j’ai fini mon temps de silence/je révoque mon destin de poussière ».

« Qu’est-ce qu’on fait de ce qu’on est ? »

« Peut-être ce n’est pas moi qui vais monter le texte, précise Jean D’Amérique, mais, en tout cas, je le vois beaucoup comme un grand chant porté par la voix de cette héroïne. J’imagine un grand espace, quelque chose qui évoque presque le sacré pour moi dans la voix de cette héroïne. Donc, oui, c’est tout à fait adaptable à l’opéra. »

À l’âge de 26 ans, il a déjà écrit une demi-douzaine de livres, des recueils de poésie, un premier roman, reçu des prix, créé le festival TransPoétique et il dirige la revue de poésie Davertige. Si cela vous rappelle la fureur et la rage de grands artistes comme Jim Morrison, Jean-Michel Basquiat ou Amy Winehouse, Jean D’Amérique n’a pas peur de passer le cap des 27 ans : « Je commence à vieillir, j’ai bientôt 27 ans, mais moi, je me suis toujours dit que l’âge en soi n’est pas une qualité. Qu’est-ce qu’on fait de ce qu’on est ? Que fait-on du temps qu’on a et de ce qui est à notre disposition ? (…) J’ai toujours le sentiment que le livre que je suis en train d’écrire va être le dernier que je vais écrire. »

Source : RFI