La Biennale, entre poésie et parodie : « Tel Quel »

— par Janine Bailly —

C’est, après ma déception de ne pas voir danser la AD Compagnie, qui dans Balansé II aurait su nous parler de culture universelle autant que de culture antillaise, c’est donc, après cette annulation inattendue, au chorégraphe Thomas Lebrun que revint le soin d’adoucir ma frustration.

Directeur depuis janvier 2012 du Centre Chorégraphique National de Tours, nommé en mars 2017 Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par la ministre Audrey Azoulay, mais se disant lui-même avec humour « artiste militant — diantre ! », Thomas Lebrun a déjà abordé le problème de la norme, et du corps regardé par les autres comme différent, dans Itinéraire d’un danseur grassouillet, dont il était l’auteur et l’interprète. Reprenant des thèmes similaires, et qui lui sont chers, dans sa création Tel Quel il s’adresse aux petits « à partir de sept ans » et cela vient à point pour consoler dans l’adulte que je suis l’âme d’enfant qui demeure. Mais il n’est pas interdit aux parents d’apprécier le spectacle, puisque « la pièce présente plusieurs niveaux de lecture », et qu’ils se réjouiront de « l’art des décalages » mis en œuvre. « Ne manque pas ce spectacle, qui est aussi de résistance » — et qui devait initialement faire suite au sien — m’écrivait récemment Agnès Dru, et bien m’en prit de suivre son conseil ! 

Car ils sont quatre danseuses et danseurs, jeunes autant qu’aguerris, sur le plateau dont ils s’emparent avec une folle énergie, deux garçons de haute taille, deux filles bien plus petites. Ils vont pendant une heure nous enchanter de leurs histoires, réalités ou contes à rêver, avec eux sans cesse à réécrire. Tout l’espace du plateau, ils le font leur, qu’ils opèrent en groupe resserré ou qu’ils dansent éloignés les uns des autres. Quatre bonnets, rouge rose jaune et bleu, quatre petits sacs à dos pareillement rouge rose jaune et bleu, de hautes chaussettes tendues sur des mollets ronds ou fuselés, et nous voici dans la cour de récréation. Ils se regardent d’abord sans sourire, sérieux, se jaugent, se toisent, s’appréhendent. Musique d’orphéon municipal, musique de fanfare populaire, et les voilà qui martèlent le sol en parade de cirque, en parodique défilé militaire de quatorze juillet. Pourtant chacun garde une individualité dont il fait montre, un instant retiré du cocon, en inventant un pas nouveau, une figure singulière que les autres imiteront, de façon moqueuse, ou peut-être un rien jalouse. Parce qu’on n’est pas toujours solidaire, parce que l’autre peut vous refuser la main tendue et vous tenir à l’écart, qu’aussi il peut déclencher vos pleurs, vos larmes comme vos rires intarissables, et manger seul le sandwich tiré du sac en randonnée !

Ils sont quatre, qui peuvent se scinder en duos, l’un masculin l’autre féminin, pour s’affronter dans un défi de figures et de gestes, et la surenchère alors dans l’invention de postures comiques pourrait se voir comme un clin d’œil à certaines recherches chorégraphiques comme aussi un rappel des battle du hip hop. Ils sont quatre qui se retrouvent, diversement emperruqués, côte à côte face à nous en bord de scène. Micro arborant des bonnettes à leurs couleurs, ils nous chantent et miment les reproches qu’ils font à leur corps, ce qu’ils aimeraient y changer, qui ou ce qu’ils aimeraient être. Et parce que la question du genre évidemment se pose, quand il s’agira de chanter à deux en se répondant, le garçon se chargera de féminité, la fille cherchera au fond d’elle la plus grave et masculine de ses voix. Et l’histoire prend fin, mais les quatre compagnons ne sont plus tout à fait les mêmes : dans cette scène déjà vue, qu’on imagine passage de gué à enjamber, foin de l’indifférence d’autrefois l’un des garçons s’allonge au sol en pont que franchira la plus timorée des promeneuses. 

Avec bonheur, on a évolué entre danse contemporaine — mâtinée de quelques figures classiques — et récit aux images colorées, entre grotesque et poésie, entre silence et musique d’antan : on entendra interprétée en leitmotiv par des voix différentes, la chanson C’est magnifique, sorte de tube populaire indémodable et entraînant créé par Dario Moreno, repris par Luis Mariano, ou Cole Porter, ou Ella Fitzgerald, et plus récemment même par Benjamin Biolay ! Enfin, dans cette lumière bleutée de comédie musicale, ou de science-fiction selon les dires, on suivra les comparses réconciliés, regardant une dernière fois ce qu’ensemble ils nous montrent de leur doigt tendu, cherchant avec eux du regard levé ce qui peut-être se tient là-haut dans l’azur. Et puisqu’il faut bien se quitter, on les verra disparaître en fond de scène, telle Alice au pays des Merveilles, dans la mystérieuse ouverture du théâtral rideau noir. 

Une soirée trop courte mais jubilatoire, où les rires des trop rares enfants présents dans une salle trop peu remplie sont venus donner une saveur plus grande encore à notre plaisir ! Un spectacle intelligent et sensible, mené tambour battant selon une chorégraphie réglée comme du papier à musique, un spectacle capable de faire oublier et ses soucis et la morosité des temps !

Fort-de-France, le 2 mai 2018

J.B