La Biennale 2018 : Quand danser, c’est être libre

Environnement Vertical, Habiter la frontière, Lespri Kò

— par Janine Bailly —

Si l’on peut regretter que n’ait pas lieu cette année la traditionnelle journée offerte dans le parc de La Pagerie aux Trois-Îlets, il faut cependant remercier pour l’aménagement de l’esplanade de Tropiques-Atrium en espace à danser. Un espace ouvert qui en fin de journée se gorge de spectateurs tant assis sur les gradins que debout tout autour de la place, avides de découvrir les belles propositions inscrites au programme de la Biennale 2018. Les représentations des Mystères, ancêtres en quelque sorte d’un pan de notre théâtre occidental, n’avaient-elles pas lieu au Moyen-Âge sur le parvis de nos églises ?

Ce jeudi soir-là, ce fut en ouverture Environnement Vertical, de la Compagnie Retouramont. La nuit enfin tombée, on put voir d’étranges libellules vertes et bleues évoluer sur la façade ocre du bâtiment, complétée pour cette occasion par des panneaux provisoires offrant aux danseuses une plus grande surface d’évolution. Bientôt, la grâce et la légèreté des deux corps suspendus, insoucieux du vide enténébré qui menace, font oublier le harnais qui leur permet ces évolutions dans les airs. Un premier moment, tout en délicatesse et lenteur, tissé d’abord de pas et figures exécutées au bout de cordes, évoque pour moi un spectacle de kabuki précautionneusement déroulé sur un mur par des danseurs venus du Japon, au festival d’Avignon. Vient alors une sorte de duel, où  se cherchant les deux corps se poursuivent, s’attirent et se repoussent, s’unissent aussi en une Gorgone à quatre ou huit membres visibles enchevêtrés, tournant là-haut dans l’air tendre de la nuit. Puis ayant délaissé l’élément solide, les danseuses s’élancent à la conquête de l’espace délimité auquel elles communiquent leur audacieuse lumière de feux follets pour finir, sur deux trapèzes triangulaires de câbles tendus depuis le sol, par des pirouettes légères mais pleines d’assurance, par des acrobaties faites à la fois d’élégance et de force. Se répondant l’une l’autre elles dessinent sur la voûte du ciel, chapiteau improvisé d’un soir, un spectacle entre danse et cirque offert sous la lueur des projecteurs et sous l’œil rond d’une lune qui, bienveillante, s’est pour elles levée au faîte de l’édifice.

Mais la soirée se poursuit à l’intérieur, salle Frantz Fanon, de façon plus intimiste — trop à mon goût, cette salle n’étant qu’assez peu remplie pour une représentation si originale, si personnelle et tellement aboutie ! Revenue au pays qui est le sien, Patricia Guannel, co-fondatrice de la Compagnie Le Rêve de la Soie, danse un premier solo au nom de Habiter la frontière, titre repris à cet ouvrage de Léonora Miano qui se présente comme un recueil de conférences traversé par « les questions liées aux identités frontalières et à l’hybridité culturelle ». Le spectacle s’ouvre sur trois surfaces translucides suspendues, froissées l’une à droite l’autre à gauche et la dernière tendue raide sans un pli en fond de scène. C’est au dos de celle-ci que se déplie côté cour une forme blanche ectoplasmique, bientôt complétée au centre par une forme rouge (que l’on retrouvera figurée au devant de la scène), bientôt rejointe côté jardin par une sorte de chenille, faite de matière blanche et froissée elle aussi, et qui arrive en rampant. Une silhouette humaine se découvre et se dresse alors, traverse lentement la longueur de l’écran, levant avec elle un fil de couleur verte. Le noir se fait sur ce prologue énigmatique, qui invite à la méditation, à l’idée de l’étrange, de l’étranger et de l’étrangeté.

Retour de la lumière. Entrée, côté jardin aussi, de la danseuse, femme vive flamme rousse, qui de son corps donne vie à l’espace, qui de ses gestes convie le monde, sur une musique où des crépitements, comme d’averse ou de feu et soutenus par une note basse continue, percent le silence. De ses mains elle semble emprisonner puis libérer des vents légers. D’une grande mobilité, ses bras déployés, repliés, ouverts ou tendus parfois comme en une imploration muette, remodèlent sa silhouette en même temps qu’ils donnent à l’air une nouvelle densité. Ailes d’oiseau, ailes d’ange, on les croirait investis de cette mission, impulser la danse et donner au reste du corps ses élans, le tirer aussi vers le haut dans le même mouvement que le regard vers le ciel levé. Vient alors, dans une singularité qui va crescendo, le moment où se justifie la présence de ces deux surfaces de matière suspendues — est-ce d’un plastique souple ? La danseuse ouvre l’une, puis l’autre : elle sera prise alors dans cet entre-deux, comme dans un no man’s land réservé, et peut-être dangereux, entre les frontières. Elle jouera de l’opacité relative de la matière, s’en servant pour se dissimuler, silhouette fantomatique, estompée mais bien présente, ou pour mieux réapparaître quand d’un geste elle fera derrière elle se gonfler sous la brise et s’envoler ces voiles, aériens et bruissants. Car s’entendent les soupirs de cette matière qui se plie et se tord, la respiration de la danseuse, ses pas glissés sur le sol, qui font exister le silence. Et s’entend même ce cri de sa bouche grande ouverte, collée au plastique, cri de souffrance ou de stupeur, sans qu’aucune parole ni aucun aucun son ne soit émis ! Abolissant la distance, elle descend dans la salle et du premier rang regarde elle aussi la scène où s’estompe, évanescente, la trace de ce qu’elle nous a donné à voir, à ressentir et à aimer.

Lèspri Kò, du proverbe créole « Lèspri Kò ki mèt Kò, L’esprit du corps est maître du corps », de la même compagnie, et de la même interprète, se jouera lui sur une scène nue, une forme sombre seule se devinant en fond de plateau, qui intrigue et nous sera in extremis découverte ! Soutenue par une bande-son plus concrète et plus identifiable — on croira y reconnaître Chostakovitch, Caroline Casadesus, le quatuor antillais Soft, ou la voix rauque de Joby Bernabé, lui-même ayant enregistré un texte nommé Lèspri Kò — la pièce m’a semblé moins abstraite, plus apte à nous interpeller de façon frontale et explicite, le regard de la danseuse d’ailleurs souvent tourné vers nous, frondeur ou souriant, ennemi ou complice, sombre ou un rien canaille.

Dans la pleine lumière cette fois, et dans les couleurs chatoyantes d’une robe d’été légère et virevoltante, Patricia Guannel, parce qu’elle danse un second solo très différent, peut nous montrer toute l’étendue et la diversité de son talent. Elle est d’abord assise de dos, côté jardin à l’avant-scène, chevelure déliée en une afro qu’elle va peigner lentement, puis contraindre et attacher avec une sorte de rage — n’oublions pas que le peigne africain à larges dents qu’elle utilise fut longtemps le symbole du Black Power, qui recouvrait divers mouvements en lutte contre la ségrégation raciale — avant de se lever et “d’entrer dans l’arène”. On la verra replier son corps, le recroqueviller en vieille femme squelettique qui nierait presque son évidente beauté, mimer la colère doigt pointé au-devant d’elle tendu accusateur, suggérer la querelle avec de supposées présences, dire la joie sautillante et chantante comme d’une petite fille qui danserait autour d’un espace de jeu, jouer la brutale agression sur elle-même, qui avant de tomber au sol se frappe et s’ouvre symboliquement le ventre : en un geste étrange de kamikaze qui se sacrifie ? en une figuration de douloureux accouchement ? en flagellation de pénitente repentie ? en rebelle enfin, contre le monde courroucée ?

L’intensité du solo, qui va donc du sourire à la grimace, qui positionne le corps dans des figures tant africaines qu’occidentales, s’adoucit dans une séquence porteuse d’une grande émotion, quand sortant de l’ombre cette forme jusqu’alors dissimulée, et qui se révèle être un mannequin noir, la femme vivante se défait de sa robe pour en revêtir l’objet inanimé : elle alors en sobres sous-vêtements noirs, chevelure à nouveau déliée, reprend une danse maintenant apaisée, libératrice et sereine, un moment confondant sa silhouette à celle de son double. Puis dans le recouvrement et l’acceptation de cette « identité hybride », elle entreprend d’habiter pleinement l’air mais aussi la terre, lascive silhouette sur le sol où de son corps si mobile, à elle si obéissant, presque gracile dans sa plénitude, elle dessine de victorieux et troublants hiéroglyphes. Une chanson l’accompagne au final accompli debout, qui peut être symbolique d’un bonheur naissant, mais si fort était le silence dont la danseuse sait se draper que j’ai un peu regretté l’émergence de ces derniers sons.

La biennale continue, souhaitons lui d’avoir toujours cette puissance d’émotion, cette intensité si singulière, cette beauté si nécessaire !

PS : merci également à notre Monsieur Cinéma pour avoir programmé de superbes films en clin d’œil à la Biennale !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 27 avril 2018