Kanel Brosi : le triomphe de la mètis ou comment l’œuvre recèle l’intelligence de la ruse

« Les Passeurs » à la Villa Chanteclerc

 — Par Roland Sabra —

« Tout est déjà là Le présent, Le demain Les torts et les raisons Tout est déjà là

les grandes vérités

les espérances vides

la voix qui ne sait pas

qui l’entendra. »

Gianmaria Testa, « La valse d’un jour »

 

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 Au commencement était l’acte. L’acte de création. Elle ramasse des bois flottés, et elle y voit ce qu’aucun d’entre nous ne sait voir. Le sens est déjà là, dans les veines et la déveine de l’objet livré au sable. Kanel Brosi, en mobilisant la mètis des Grecs – ou intelligence de la ruse– engagée dans le devenir et l’acte de la création, trace un chemin de rencontres éblouissantes, au sens premier du terme, entre « Femmes » (titre de sa première exposition), et « Prophètes » (nom d’un projet en devenir). Dans cet entre-deux, elle nous offre les « Passeurs », si bien nommés, à la Villa Chanteclerc. Elle fait la « passe », comme l’écrit Lacan quand il s’agit de formaliser ce passage de l’analysant à l’analyste. Elle fait « la passe » de l’objet brut à l’œuvre d’art.

Tout a commencé par un fantôme doté d’une perche et posé sur l’esquisse d’une barque : cela a suffi pour que la série éclose. Métaphore de son travail d’artiste, l’objet passeur recèle en lui un sens à déchiffrer. Ce sens préexiste à l’œuvre, au cœur même de l’objet brut. Kanel Brosi ne se sent investie d’aucune mission, d’aucun message. Elle se situe au cœur même de la contingence et du monde des choses sensibles : le rapport de l’homme et de la réalité dans le processus aléatoire de l’acte. De la création. La mise en forme de l’objet brut est une mise en forme au sens strict, au même titre que celle qui ordonnera ce texte une fois le point final posé. Kanel Brosi nous donne à voir -par un positionnement de l’objet, par un ajout d’argile modelée, par d’infinies patines et des assemblages de couleurs (plus nombreux et plus subtils que dans « Femmes ») – un jeu des énigmes et des devinettes, une bigarrure et une exposition de la forme d’un monde divisé et chatoyant, résolument hostile à la logique de l’Un, et toujours travaillé par la possibilité de la découverte d’une issue cachée qui se dérobe dans l’instant même de son dévoilement. Ce en quoi Kanel Brosi fait œuvre d’art est précisément ceci, que jamais le sens n’épuise l’objet mais, au contraire, ne cesse de le travailler sous le regard de l’observateur. Son travail est jeu de bascule, de renverse en leur contraire d’éléments qui ne sont pas encore fixés, contournement et détournement d’un réel polymorphe qui refuse à se laisser dominer dans une forme unique, ruse de la raison et du geste habile à suggérer plus qu’il ne dit. Et c’est bien sûr ce qui permet à Kanel Brosi de « passer », de nous faire la « passe » encore et toujours, d’un travail à un autre, puisque le pourquoi de l’acte est dans l’acte lui-même et non dans l’objet qui en résulte. C’est ce mode « insu », et oh combien productif, de considérer l’œuvre comme un trésor de signifiants inépuisable, et à partir duquel chaque sujet déploiera sa propre chaîne signifiante, qui la pose comme artiste. Kanel Brosi, comme individu, n’a rien à nous dire. Et c’est tant mieux, car rien n’est plus assommant que ces « artistes bavards » pour qui les mots viennent, dans une Geste dérisoire, tenter de pallier et de masquer l’insuffisance de l’œuvre.

 

« Transes »

Kanel Brosi est ce sujet de « l’actepouvoir » que théorise Gérard Mendel. Loin du fantasme occidental d’une domination absolue de l’esprit sur la chose, cet « actepouvoir » se constitue dans la quête d’un rapport plus contigu – c’est le rôle des « Passeurs » – avec une réalité qui, parce qu’elle fait toujours résistance, demeure continûment blessante pour le narcissisme du sujet. Peu importe, alors, de savoir qu’elle travaille en écoutant de la musique (du blues à Gianmaria Testa), pour éloigner les idées parasites et autres a priori conceptuelles qui viendraient troubler, orienter, incliner en sens étranger à l’œuvre, ce qui est en train de naître et de prendre forme sous ses mains. Peu importent les blessures et les rires, les évidences et les secrets, les terres et les volutes de fumée, les fers et les peintures, les bois et les outils, c’est de ça et du reste, dépassée par son acte, qu’elle se met en travail, comme il se dit d’une femme en gésine. Kanel Brosi ne sait pas ce qu’elle fait, ce en quoi elle partage le lot commun de celui qui fait, réellement, œuvre d’art. Le démiurge qui la hante est descendu des cieux. Il est irrémédiablement humain.

BonzeKlein

Les « Passeurs » nous déportent vers un ailleurs, vers une autre rive, vers un au-delà dont on sent bien qu’il est, in fine, le seul interlocuteur de Kanel Brosi. Celui qui la fait s’endormir le soir avec son travail, celui qui la réveille la nuit et qu’elle retrouve matin dans la chambre ouverte sur l’atelier. Aux formes plantureuses de « Femmes » succède, avec « Les Passeurs », un travail vers l’épure, vers la sérénité, une aspiration à l’élévation, comme en témoigne, en creux, ce passeur inquiétant (Transes), debout, yeux clos et tête tendue vers le ciel dans la torsion d’un cri étouffé, ou encore ce « BonzeKlein » aux patines travaillées et déclinant un camaïeu de bleus si profonds que s’y engloutiraient les affres et les peurs. Mais Kanel Brosi ne vit pas dans l’éther. Elle est dans « l’étant » du monde ou plus justement (comme l’écrit Heidegger dans « L’être et le temps », et qui semble s’appliquer on ne peut plus exactement à son travail de sculpteure) : « Si l’être est ce qui est demandé et si l’être est l’être de l’étant, il s’ensuit que, dans la question de l’être, l’objet interrogé n’est rien d’autre que l’étant lui-même ». Chaque bois travaillé, chaque ajout de glaise, chaque passage du polissoir, chaque sculpture contient la totalité du monde et la dépasse. Son « passeur » « Bonze sino-birman » mi-rouge, mi-blanc ne peut donc être que de ce monde et de ce temps.

 

De ce temps qui atteste qu’une sculpteure martiniquaise est en train de faire œuvre, là sous nos yeux, à nous qui ne savons pas voir, qui ne voulons pas voir.



Roland SABRA,

dimanche 4 novembre 2007

du 10 au 17 novembre 2007 à la Villa Chanteclerc à Fort-de-France

P.S. On peut voir,  ici, quelques unes de ses œuvres de l’exposition « Femmes »