« Combat de Femmes » ou les ruses de l’illusion scénique!

 — par Alvina Ruprecht —

 combat de femmesSélectionné par l’association Textes en Paroles en 2004, Combat de femmes fut créé en Martinique en 2005 dans une mise en scène de l’auteur. La reprise que j’ai vue le 26 octobre, 2007 au Centre Culturel de Sonis aux Abymes (Guadeloupe), également mise en scène par l’auteur, comporte la même distribution avec une seule différence : Fanny Gatibelza remplace Stana Roumillac dans le rôle de la deuxième fille.


Au premier abord, nous nous croyons en plein rêve romantique mais l’innocence du regard romantique se dissipe rapidement. Un salon cossu, des meuble recouverts d’un velours rouge-sang; des roses artificielles qui jonchent le sol tandis que des fleurs coupées et des plantes ornementales garnissent les meubles dans un cadre qui évoque l’opulence sensuelle d’un opéra de Verdi. Au milieu de cette extravagance se tient la Diva, vêtue d’un blouson couleur sang qui flotte derrière elle lorsqu’elle se déplace. D’énormes bagues brillent sur ses doigts dont les bouts rouges évoquent des griffes plutôt que des mains. Un brin de sadisme, de cruauté, des accès de colère assortis des bouffées de narcissisme quasi hystérique, caractérisent ce personnage, au bord de la crise de nerfs. Cette chanteuse/compositeur se vautre dans des effusions de nostalgie en se projetant devant son public comme si elle était toujours sur scène, alors qu’elle se trouve dans son propre salon, assise au piano, en train de composer son prochain chef d’œuvre. Premier signe d’une « réalité » scénique qui pourrait masquer autre chose.


En effet, la Diva ne cesse de se mettre en scène. Même lorsque vingt minutes plus tard, une jeune femme, habillée en S.D.F.chic, style plutôt pop star sorti droit d’un vidéo clip du Star Academy, entre dans ce boudoir kitsch-chic avec une aisance qui énerve la vedette. C’est alors que nous nous rendons compte que cette grande dame de la scène a peut-être une autre vie…..

En effet, cette première jeune fille dont la présence est aussi théâtrale que celle de la Diva, joue sa colère, son amertume voir sa haine avec la même passion mélodramatique, la même gestualité stylisée, les mêmes maniérismes d’une Gloria Swanson enfin prête pour sa dernière prise. Et…ce sont les allusions au cinéma, au chanteur connu (je t’aime, moi non plus) et à tout un monde d’illusion scénique qui devrait nous renseigner dès le départ, sur le véritable parcours de ces personnages.

Les mots sortent de la bouche de la jeune femme comme autant de coups de couteaux. D’une voix de tragédienne , elle raconte jusqu’à quel point elle déteste sa mère puisque celle-ci l’avait « vendue » quand elle était toute jeune. Quel scénario digne d’une tragédie! Mais, cela ne fait que commencer.

La sœur de cette première jeune femme abandonnée, arrive aussi mystérieusement. Elle verrouille la portes pour que Maman ne puisse plus s’enfuir. Et là, commence une grotesque scène de torture symbolique où les deux jeunes femmes qui viennent de découvrir leur parenté, s’acharnent sur la maman-Diva qui les avait séparées. Cela se déroule comme une séance de défoulement collective alors que les deux filles mues par une colère folle et un désir de vengeance, racontent les sévices imposés sur d’autres victimes, afin de donner l’impression qu’elles ont l’habitude de se débarrasser de ceux qui les « dérangent » pour mieux terroriser cette mauvaise mère, l’auteur de leur malheur existentiel..


Si ce n’est pas un opéra, s’agit-il alors d’un mélodrame? C’est fort possible. De toute manière, ce texte hautement stylisé, est ponctué d’ effusions de sentiment impossibles à rendre au premier degré, au risque de tomber dans le ridicule. Voilà ce que l’auteur-metteur en scène a très bien compris et pour cette raison, le jeu, dont la conception est très intéressante, s’éloigne le plus possible d’un réalisme larmoyant et simpliste pour faire comprendre qu’il s’agit précisément d’un moment de théâtralité pure, une illusion scénique qu’il fallait mener jusqu’au bout. On serait même tenté de dire que ces trois femmes « jouent », à la manière d’une parodie des « Bonnes » de Genet , les scénarios de pouvoir non pas pour que le public puisse s’identifier à un comportement réel mais pour que le public comprenne la nature théâtrale qui sous-tend ces rapports de famille.

Pour cela il fallait plutôt distancier le spectateur en rendant le processus théâtral très explicite, et par là, le moins réaliste possible.

Pour entretenir cette ambiance, le chemin est jonché de pièges scéniques : stratégies émotives et gestualités les moins réalistes possibles : costumes flamboyants, crises d’hystérie, colères volcaniques, chocs émotifs qui produisent des cascades torrentielles de larmes, hurlements de culpabilité, débordements de folie, accès de sadisme et surtout une Diva qui mimique la gestualité d’un Drag Queen dans un jeu ou l’identité sexuelle est « jouée » par tous les personnages. . Tout est sorti du cinéma, de l’opéra, des conventions de la scène et du « show solo », les plus hyper-théâtrales possibles. Les personnages semblent vouloir se concurrencer en effusions émotives. Il devient de plus en plus évident que la problématique morale en tant que telle (l’histoire d’une mère qui vend sa première fille parce qu’elle n’en veut pas) n’est pas au centre de cette œuvre. En revanche, il s’agit très clairement d’une mise en abyme (du théâtre joué à l’intérieur du théâtre ) pour mettre en relief le processus de théâtralité qui contribue à définir ce petit jeu de pouvoir sadique que les femmes mènent entre elles et qui est, nous l’apprenons par la suite – même si l’auteur a coupé cette séquence textuelle de sa représentation, – une pure mise en scène montée par trois personnages qui sont, en fait, des comédiennes.

Dans un premier temps, les trois actrices et le metteur en scène se sont donnés à cet « exercice de style » scénique à cœur joie. Ce qui plus est, les comédiennes avaient chacune l’apparence physique et le tempérament très juste pour leur rôle . Sarah Corinne-Emmanuel (la Diva) qui passe de la jouissance narcissique à la colère d’une fauve, fait preuve d’une présence quasi animale sur scène. Ses émotions vibrent d’une très grande force et semblent monter instinctivement d’un lieu profond et mystérieux de son âme d’actrice. Ainsi, elle devenait à la fois comique et inquiétante car on craignait des débordements de folie à tout instant. Les deux jeunes comédiennes qui jouaient les sœurs (Daniely Francisque et Fanny Gatibelza ) avaient beaucoup de présence et ont bien mené cette chorégraphie émotive et physique que le metteur en scène leur a proposé.

Toutefois, on avait malgré tout, l’impression que Saint-Eloy était tellement séduit par ce monde de femmes qui s’entredéchiraient « théâtralement » avec tant de jouissance, qu’il était visiblement victime de son propre enthousiasme. Chez toutes les comédiennes, les crises allaient un peu trop loin, les maniérismes étaient trop maniérés, les manifestations de narcissisme un peu exagérées, Parfois le jeu perdait son efficacité en glissant vers le cabotinage. Parfois, le metteur en scène ne contrôlait plus ses actrices. Du moins voilà l’impression qu’on avait.

. Il faut dire aussi que l’intensité mélodramatique et les rythmes étaient toujours au même niveau et ainsi les crises devenaient de plus en plus mécaniques , sans surprise et par conséquence, moins efficace sur le plan spectaculaire. . Cela explique pourquoi je m’en lassais par moments. Ce n’était que lors des révélations finales où la première fille (Francisque) « joue » la tragédienne superbement, que le spectacle retrouvait sa puissance, représentée par un jeu qui nous transportait jusqu’au dénouement avec beaucoup de brio. .

Par contre, la discussion avec le public après le spectacle était le moment le plus difficile à comprendre. L’auteur a décidé d’orienter la discussion dans un sens qui était, à vrai dire, un contresens par rapport à la pièce. Il était clair après 5 minutes du spectacle que l’histoire de la torture de la mère monstre par ses deux filles encore plus monstrueuses , reposait sur tout sauf sur un récit au premier degré. Autrement dit, le texte n’était que « du théâtre », une mise en scène qui révélait toutes les tactiques de la « mise en abyme ». .

Malheureusement, lors de la discussion avec le public, Luc Saint Eloy n’a pas voulu suivre la logique de son propre travail. . Il a manipulé les spectateurs d’une manière qui m’a vraiment déçue en les orientant vers une discussion sur le problème des mères qui abandonnent leurs enfants et sur les enfants abusés par des parents prédateurs. C’était même embarrassant d’entendre dire certaines personnes qu’elles pouvaient « s’identifier » à ce qu’elles voyaient, alors que la mise en scène hautement exagérée était conçue exprès pour empêcher toute possibilité d’identification. Grâce(?) aux manipulations de Saint-Eloy, le public ne comprenait plus ce qu’il venait de voir.

En effet, Saint-Eloy joue sur les multiples sens rendus possibles par une mise en scène complèxe, pour montrer que l’imitation plus ou moins naturaliste de la réalité n’est pas la seule fonction du théâtre. . Pour le dire autrement, cette forme choisie par le metteur en scène. ne s’associe pas à une réflexion sociologique. Sa préoccupation est surtout esethétique . Il joue avec les multiples formes possibles du théâtre.

Alors, je ne comprends pas pourquoi Saint-Eloy n’a pas saisi l’occasion de mener son public vers la découverte d’une autre manière de regarder le théâtre, celui-ci en particulier qui parle de lui-même en intégrant toutes les formes de performance, tous les styles de jeu; qui plus est, un théâtre qui n’imite pas mais qui « évoque », qui « symbolise », qui « signifie » mais qui ne veut pas reproduire la réalité ambiante sans la transformer radicalement en lui donnant d’autres sens. Saint Eloy comprend tout cela. Son travail scènique et textuel le prouve. Le public aurait eu le temps réfléchir sur l’idée que l’art de la scène n’est pas toujours le miroir de la vie quotidienne, une représentation de la réalité extérieure au premier degré. L’auteur aurait pu leur expliquer que le théâtre est surtout un ensemble de « conventions » et de « stratégies » dont une, la « mise en abyme » fut mise en évidence ici dans le contexte d’une situation ou les émotions théâtrales sont au comble de leur intensité; et donc au comble de leurs possibilités théâtrales. Il aurait surement incité le public à réfléchir à toutes les manières dont le théâtre peut produire du sens. Une telle discussion aurait pu changer à jamais le regard de ceux qui se sont déplacés pour voir la pièce ce soir-là.

Une dernière remarque sur le Centre culturel de Sonis où les cris des grenouilles ont bien contribué à l’ambiance de la soirée : une belle salle bien aérée et très accueillante, qui a néanmoins quelques problèmes d’acoustique. Il faudrait donc que les comédiens en prennent note et essaient de parler un peu plus fort.

Et puis, pourquoi ne peut-on pas filmer toutes les pièces qui passent au Centre Sonis, où la programmation est des plus intéressantes, afin de constituer une archive théâtrale et contribuer au patrimoine culturel de la Guadeloupe. Si les spectacles comiques, dont les DVD sont même en vente chez Cora, peuvent contribuer à cette archive théâtrale dont la valeur est inestimable, il va sans dire que les « autres » théâtres ont dorénavant l’obligation de produire des traces visuelles, quelles qu’elles soient, de leur travail.


Alvina Ruprecht, Gosier, 4 novembre, 2007

Combat de Femmes

Texte et mise en scène de Luc Saint-Eloy

Décor et costumes : Astrid Siwasker

Éclairage : William Leclerc

Distribution :

La mère : Sarah Corinne-Emmanuel

Première fille : Daniely Francisque

Deuxième fille : Fanny Gatibelza

Une production du Théâtre de l’Air nouveau