« Kalakuta Republik » : tout ce qui brille (Fela Kuti), n’est pas d’or !

— Par Roland Sabra —

Comme une épiphanie « All that glitters is not gold » est la dernière phrase qui s’affiche en fond de scène à la fin de «  Kalakuta Republik » la superbe chorégraphie de la  Cie Serge Aimé Coulibaly. Sur le plateau un désordre de chaises renversées dans la dévastation figurée d’un naufrage pluridimensionnel. Il y a ce blanchiment de l’espace et des objets qui transpirent par ce fait leur origine, il y a ce chef de troupe, la moitié du visage couverte d’un masque de pierrot lunaire, seul, désespérément seul, il y a des corps désarticulés et épars se défaisant de leurs oripeaux, à jamais perdus comme une illustration à la Durkheim de l’anomie. Le chorégraphe et danseur le criait et le répétait lancinant il y a peu sur le plateau :« Nous avons peur, peur de nous battre pour la justice, pour la liberté, pour le bonheur ». Et pourtant tout avait commencé dans un ordonnancement régi par un maître de cérémonie reconnu et adulé, objet vingt ans après sa mort d’une vénération sans bornes. Au point d’occulter la véritable personnalité du génie créatif que fût Fela Kuti mais peut-être que « Without the stories, we would go mad » comme l’affirme ces mots projetés en fond de scène. A l’impossible du Réel il faut joindre ceux dont ils relèvent, à savoir, regarder  en face la vérité et la mort, ces soleils incandescents.

Serge Aimé Coulibaly dans l’hommage qu’il rend au poète, au musicien, au chanteur, au combattant, prend prudemment ses distances avec la construction contemporaine du mythe d’un Saint Fela. Il le fait en deux temps.

La première partie est très clairement une célébration du créateur de l’afrobeat, du résistant à l’oppression, du pourfendeur de la corruption, des dictatures militaires ou civiles et des multinationales. Mais d’’emblée l’ambivalence de l’hommage est évoquée. Sur le plateau, dans une scénographie qui se veut une vague évocation de « Shrine » le « temple » où venait prier Fela Kuti, six danseurs sont là ensemble et ordonnés d’eux-mêmes. Le maître de ballet arrive, fige les danseurs, prend le pouvoir et tout repart sous sa houlette. Dès lors tout est dit. Et la passion, la violence des appels à la libération, l’espérance d’un autre monde, les désirs de séduction, la formidable énergie des danseurs qui puisent à toutes les sources, jazz, yoruba, funk, hip hop est désormais sous contrôle d’un chef de troupe, d’un leader « maximo », comme pour signifier, sans équivoque que Fela Kuti n’était pas un adepte de la démocratie, ce régime qu’il évoquait comme « Democrazy ». Progressivement la jubilation va s’éteindre, les corps se figer sur le sol, les mains se tordre dans le dos prises dans des menottes imaginées et pourtant réelles. De cette scène d’exposition, l’arrivée du maître, très théâtrale dans sa conception, va découler toute la narration chorégraphiée qui va venir et conduire à cette aporie finale, constatée mais non revendiquée, et dont la cause partagée est cette complicité de tout un chacun qui dans le refus d’entendre, de voir et de dire participe à la servitude volontaire. Les trois danseuses caricaturant les « Trois singes de la sagesse », juchées sur les épaules des hommes, iront se perdre dans le public.

La deuxième partie est donc l’évocation de cette antinomie en mouvement qui consiste à confier à autrui les conditions et les moyens de sa propre émancipation. Inutile d’évoquer les aspects on ne peut plus sombres du personnage. Exit son machisme, son harem avec sa division sexuelle des tâches, les plus jeunes au service du lit, les plus âgées à l’office pour la cuisine et le ménage, de même que passe à la trappe la criminelle attitude face au sida dont il était atteint et qu’il refusait de reconnaître le considérant comme une invention des blancs pour empêcher les africains de jouir de la vie (!). Combien de femmes ont été contaminées et sont mortes de l’infection ? On passera aussi sous silence son rapport à l’argent, les musiciens non payés et les conditions dans lesquelles s’est faite la fuite de l’immense batteur Tony Allen. Ola, un de ses proches dira : « Pendant ses concerts à Paris, il faisait venir des prostituées de Londres en business class pour son usage personnel, mais il ne donnait pas d’argent à ses musiciens pour qu’ils s’achètent à manger ». On taira aussi son refus de scolariser ses enfants alors que lui-même avait bénéficié d’une formation de haut niveau. Tout comme ses frères, il avait effectué des études supérieures à Londres, dans les meilleures écoles.

Il y a toujours chez Serge Aimé Coulibaly cette dimension militante, faite d’apostrophe au public, de prise à partie de la salle, de flashs, de slogans, ou plus poétiquement dans un chant qu’une des danseuses interprète, très bluesy, avec un grain de voix en totale adéquation avec ce qu’elle semble improviser. Moment magique, surprenant, d’une grande émotion. C’est cette dimension engagée de l’artiste qui a motivé la création de ce spectacle qui porte en réalité non pas tant sur Fela Kuti que sur une dimension beaucoup plus grande : « Pour moi, Fela est un prétexte pour questionner le rôle de l’artiste dans la société » déclare t-il lors un point de presse. Plus que le personnage contestable, c’est le moins que l’on puisse dire, c’est ce dont il est porteur «ce quelque chose d’irréductible, sans concession, que j’avais envie d’explorer» précise le chorégraphe.

L’exploration est magnifique. Elle est faite de rage et d’amour, de passion et d’élans inconsidérés, vertigineux vers un ailleurs d’émancipation, de liberté et de réalisation de soi dans la reconnaissance d’une irréductible altérité, à l’instar du beau dialogue, respectueux et solidaire entre gestuelle individuelle et expression collective de la troupe. Ensemble et présent au monde sans que l’un étouffe l’autre. Le ballet est admirablement porté par le travail de revisitation des partitions musicales par le compositeur Yvan Talbot notamment dans la seconde partie. « Kalakuta Republik » est une œuvre chorégraphique contemporaine puissante et envoutante dans laquelle la forme et le fond sont en adéquation.

Fort-de-France, le 13/01/2019

R.S.

Concept & Chorégraphie : Serge Aimé Coulibaly
Assistant à la chorégraphie : Sayouba Sigué
Dramaturgie : Sara Vanderieck
Création & Interprétation : Adonis Nebié, Marion Alzieu, Sayouba Sigué, Serge Aimé Coulibaly, Ahmed Soura, Ida Faho & Antonia Naouele
Scénographie & Costumes : Catherine Cosme
Création lumière : Hermann Coulibaly
Responsable technique : Sam Serruys
Création musique : Yvan Talbot
Création vidéo : Eve Martin
© crédit photo : Sophie Garcia

Production : Halles de Schaerbeek & Faso Danse Théâtre
Production déléguée : Halles de Schaerbeek
Diffusion : Frans Brood Productions
Coproduction : Maison de la Danse Lyon (FR), TorinoDanza (IT), Le Manège – Scène nationale de Maubeuge (FR), Le TARMAC – La scène internationale francophone Paris (FR), Les Théâtres de la Ville de Luxembourg (LU), Ankata Bobo Dioulasso (BF), Les Récréâtrales, Ouagadougou (BF), Festival AfriCologne (DE), CC De Grote Post Oostende (BE)
Avec le soutien de : Musée des Confluences Lyon pour l’accueil en résidence & la Fédération Wallonie-Bruxelles, service de la danse