« Joyeux anniversaire Marta » : un tournant dans le théâtre antillais

— Par Roland Sabra —

« Qui se nourrit d’attente, risque de mourir de fin »

Pli ou chiré, pli chyen ka chiré’w »

Proverbes populaires

Fritz Gracchus, Jacques André, William Rolle, Livia Lésel, … nombreux sont les intellectuels à s’être penchés sur la famille afro-descendante, antillaise ou autre. Les études sont nombreuses et se poursuivent. Victor Lina écrit dans «De la famille antillaise » : « L’analyse de la famille martiniquaise est encore en cours d’écriture. » On s’en tiendra ici au concept parfois controversé mais toujours opérationnel de matrifocalité comme le rappelle Stéphanie Mulot dans le très intéressant article « La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole » paru dans « L’homme ». Ce préambule pour souligner que si, universitaires, psychologues-cliniciens, psychanalystes, anthropologues, psychiatres, ethnologues se sont intéressés depuis plus d’un siècle à ce thème, le monde artistique en revanche est resté plus disert. Jeanne Wiltord le rappelait lors d’un Festival de Fort-de-France, le monde artistique  par ses oeuvres a cette fonction de permettre une symbolisation de l’indicible de sortir du déni. Mettre des mots sur la douleur, la re-présenter, en faire œuvre et pouvoir prendre quelque distance. Lacan dans « Discours de Rome le disait aussi dans la formule  » Le mot est le meurtre de la chose. » Deux pièces de théâtre présentées en ce début d’année 2019 au Festival des Petites Formes de Tropiques-Atrium abordent sans détour la matrifocalité. Il y eu d’abord « Aparté », un texte et une mise en scène de Françoise Dô avec Astrid Bayiha qui ne laissa pas le public indemne et puis « Joyeux anniversaire Marta » de José Jernidier dans une mise en scène de Dominik Bernard avec Asther Myrtil. Deux pièces qui feront date dans l’histoire du théâtre antillais.

Dans le titre de la pièce « Joyeux anniversaire de Marta» le premier mot est de trop, tant il y a peu de joie dans la vie de Marta. Sa vie ? Son calvaire subi. Avec cette dose de consentement qui apitoie, qui révolte. C’est le jour de son anniversaire. Elle a préparé un repas aux chandelles. Elle a revêtu ses plus beaux atours, dont elle se défera peu à peu au gré des illusions envolées. Son couple tangue un peu. Elle attend son Re-né pour une renaissance, lui qui n’est jamais sorti des jupes de sa mère. Quelle place peut-on occuper dans les jupes de la mère ?

La pièce de José Jernidier est un composé presque caricatural d’une structure familiale antillaise, longtemps dominante mais aujourd’hui contestée. Marta n’a pas connu son géniteur. Un faux-beau-père a abusé d’elle sur le vieux canapé du salon pendant que sa mère se réfugiait dans la chambre et priait, priait pour ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire. Enceinte dès l’age de 14 ans, sa scolarité déjà erratique en subit les conséquences, elle quitte l’école sans savoir lire ni écrire.

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Comble d’une déveine qu’elle attribue, lucide, au fait de ne pas avoir eu de père,tous les hommes dont elle a été amoureuse avaient l’âge de son géniteur, avant qu’elle ne tombe entre les pattes d’un « fils-à-sa-manman » qui chaque soir, après l’avoir « tirée » regagne le nid (le lit?) maternel. Marta, il la baise, lui faire l’amour supposerait qu’amour il y ait, que la mater familias, premièrement l’autorise à aimer en dehors d’elle, deuxièmement qu’elle lui accorde le droit d’être autre chose que le prolongement phallique de son corps à elle. Sa petite bite à elle. Se dessine en creux une figure idéal-type d’une mère antillaise qui dans l’hypocrisie la plus socialement admise fait semblant de s’offusquer des conquêtes du fils, alors que la multitude des aventures de son rejeton la rassure sur la fugacité des relations qu’il collectionne et la conforte dans l’idée qu’elle est la seule, l’unique, l’irremplaçable et qu’il lui appartient pour toujours. « Rentrez vos poules, je lâche mon coq ! » Sa révolte à lui face à son assujettissement maternel il la défoule en cognant en tabassant l’image de la « mauvaise » mère. Marta est une femme battue jusque et y compris sous les yeux de la mère de René, qui recommandera à son fils de le faire de préférence chez Marta. Face à un telle désespérance, une telle détresse affective les Marta se raccrochent à leur fils. Pour que tout recommence. Celle imaginée par Jernidier n’a pas d’enfant. Elle dit pourquoi. L’histoire finit tragiquement.

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Sur le plateau de la salle Frantz Fanon le décor plutôt réaliste est posé. Une case délimite et souligne l’enfermement de l’espace de jeu, dont ne sortira le personnage qu’à deux occasions. Lors d’une visite chez une quimboiseuse, et lors d’un mariage rêvé. Songes et chimères comme seules évasions. Le réalisme du décor a aussi pour autre fonction de répondre aux codes sociaux d’un public populaire qui ne fréquente que très rarement le théâtre qui s’attend lors de ces occasions à retrouver ce que « Au théâtre ce soir » l’a habitué. Dominik Bernard a tout de même su éviter les trois coups du levé de rideau ! Il présente une pièce en rupture avec les récriminations habituelles et souvent stériles, vis à vis d’une situation héritée.  Marta dit clairement sa part de responsabilité dans la perpétuation d’une situation qui perdure en corps et encore. Jernidier dans son texte et Bernard dans sa mise en scène en se tenant à l’écart de tout discours victimaire, évoquent, décrivent et dénoncent un mode de fonctionnement, de transmission et de reproduction sur lequel tout un chacun est invité à un regard franc, direct, sans complaisance afin de le transformer hic et nunc.

Stéphanie Mulot, présente dans la salle à Fort-de-France dira avec justesse lors du débat qui suivi la pièce qu’une des forces du texte et de la mise en scène est d’avoir montré une Marta fragile, vulnérable, en rupture avec l’image de la « fanm-doubout » véhiculée avec complaisance par les hommes-enfants qui en se réfugiant derrière cette construction sociale estiment par là pouvoir s’exonérer de toute responsabilité, de tout engagement. Signe d’un forte réception de la pièce par le public la majorité des interventions et les plus intéressantes ont été faites par des femmes qui n’ont pas hésité à témoigner.

La bande-son, en accord avec le texte qui puise aux sources actuelles et anciennes du créole guadeloupéen, parcourt un large spectre pour souligner l’intemporalité du propos et la persistance d’une situation pathogène. Il est remarquable cette pièce en créole et surtitrée puisse être jouée dans tout l’espace habité par des afro-descendants, des États-Unis au Brésil en passant bien sûr par la Caraïbes.

Enfin il faut souligner l’engagement total émouvant et parfois bouleversant d’Esther Myrtil dans ce texte qu’elle travaille et qui la travaille en retour tout autant depuis près de quinze ans. Elle joue de ses failles, de ses forces et faiblesses, pour faire entendre au-delà de son personnage une douleur signifiée et partagée.

Fort-de-France, le 27/01/2019

R.S.

« Joyeux anniversaire Marta »

Pièce en créole
Mise en scène : Dominik Bernard
Mise en espace : Esther Myrtil
Interprétation : Esther Myrtil