« Jeux de massacre », d’autrefois à aujourd’hui

— par Janine Bailly —

Il est des petits miracles qui donnent foi en l’avenir des arts vivants. Ainsi en cette fin de semaine, alors qu’à Tropiques-Atrium la Biennale de danse lançait ses derniers feux, le public se pressait en nombre aux portes du théâtre Aimé Césaire, avide de savoir quel sort la troupe de L’autre Bord Compagnie avait réservé à Jeux de massacre, la dernière pièce du dramaturge Eugène Ionesco. Si la réputation de Guillaume Malasné et Caroline Savard n’est plus à faire, s’attaquer avec des comédiens amateurs à un texte de cette complexité, où souvent les répliques se suivent de façon insolite plutôt que de s’enchaîner, relevait de la gageure, et parler sur scène de la mort n’est certes pas chose aisée. Pari tenu, les vingt-quatre hommes et femmes de tous âges et de toutes professions, venus d’horizons divers mais réunis par une passion commune, ont su nous emmener avec eux dans leur monde, qui pour être fictif n’en parle pas moins de notre humanité.

Au singulier, le jeu de massacre évoque cette attraction de fête foraine, qui consiste à faire tomber, à l’aide de balles lancées, des figurines, ou des têtes de préférence caricaturales : dès le prologue, le ton est donné, entre le tragique de la situation — un mystérieux fléau, assimilable à la peste, ravage la ville — et la distance d’une ironie cynique prise par l’auteur. Tout commence par ce constat qui effraie sans vraiment faire pitié, de la mort des bébés dans leur landau, constat suivi par une hécatombe où, les uns après les autres, chacun s’effondre au sol sur sa réplique. Noir, musique sépulcrale, haute croix rouge qui s’illumine en fond de scène : les véritables jeux peuvent commencer, au pluriel, la pièce n’étant pas une histoire composée selon une dramaturgie précise puisque l’issue nous en est d’emblée révélée, mais une suite de tableaux, où les personnages ne sont pas récurrents. Ceci afin que soit montrée une galerie de spécimens humains, représentatifs d’une société qui, quelque cinquante ans plus tard, pourrait bien être encore la nôtre. Ceci afin que l’on regarde comment tout un chacun appréhende sa fin, comment aussi se délitent les liens et se révèlent les noirceurs de l’âme humaine quand le monde n’est plus que dangers et menaces, que l’on se retrouve enfermé, la peur au ventre, comme dans un ghetto. La distribution des rôles m’a semblé dans l’ensemble faite de façon judicieuse, qui prend en compte la stature, la voix, l’âge et l’aspect physique particulier de chacun. Et si parfois l’un ou l’autre trébuche, achoppe sur une réplique, la pièce est jouée avec une belle énergie, avec un enthousiasme sous-jacent, et l’on devine le travail accompli au cours de l’année, tant dans les scènes jouées à quelques-uns que dans les mouvements d’ensemble parfaitement réglés. Entre réalisme et caricature, entre rire, “stupeur et tremblements”, les comédiens nous embarquent et ne nous lâchent plus !

La scénographie qui repose sur deux murs gris mobiles, élaborée comme à l’accoutumée avec un soin particulier, est propre à figurer cet enfermement, enfermement physique dans la ville infestée, enfermement de chacun en soi-même, enfermement dans sa classe sociale. Les murs se joignent ou s’écartent pour laisser passer les comédiens, sont dressés en symbole de ville haute, lieu où résident bourgeois et classes aisées plus longtemps à l’abri de la maladie ; les murs sont des remparts ; mais les murs ne dessineront pas le rectangle d’une pièce, ils seront plus habilement disposés en V, pour marquer cette réclusion volontaire de celui qui tyrannise une cohorte de servantes chargées de repousser la maladie. Une table, quelques bancs déplacés à vue par les comédiens qui, lorsqu’ils ne jouent, sont assis côté cour et côté jardin, suffisent à l’illusion théâtrale. Ces deux, que Ionesco nomme “les vieux”, s’y poseront un moment et viendront y mourir, après ce dialogue cruel qui dit la réflexion désabusée et coléreuse d’un auteur à l’automne de sa vie, penché sur son passé et la vacuité de l’existence. Les deux autres couples jeunes encore, qui réalisent l’exploit de jouer en simultané, positif et négatif d’une même “photographie”, y prendront appui pour simuler la mort de l’une, la mort de l’un. Et comme ils étaient d’abord présumés amoureux, comme ils ont porté un instant, un instant seulement, l’unique espoir de cette sinistre farce, les quatre comédiens apportent à ce moment une émotion subtile et palpable, sur scène et dans la salle où le silence soudain a gagné en densité. Bien sûr, nous entrons aussi dans tous les quartiers de la ville, jusque dans la prison où un geôlier énigmatique et complexe n’est pas tout à fait ce qu’il nous avait d’abord paru être !

Si la dernière séquence est plus brouillonne, les disputes générées par l’intervention d’un représentant de l’administration qui récupère à son profit la situation manquant un peu d’organisation, les voix se perdant en cris mêlés dans le fond du plateau, le final lui est très réussi : sur un chant de musique sacrée, sur un autre fléau qui annihile l’espoir, sur un dernier cri, bouche bée et figés comme en statues de sel dans leur immobilité, les comédiens voient se refermer sur eux les deux pans de murs qui définitivement se rejoignent.

Et quand tout est consommé, avant que ne reviennent saluer dans la lumière les vingt-quatre valeureux comédiens, et pour nous rassurer, nous qui dans nos fauteuils restons sidérés par les dernières scènes où le réalisme d’une sorte de cannibalisme a semblé trop lourd à certains, on replie les murs. On nous dit ainsi que le jeu est terminé : le jeu ? ce n’était qu’un jeu, vraiment ? Il est question pourtant d’autres barrières à ériger, dans la pièce contre l’épidémie de peste, ou entre les quartiers riches et les quartiers pauvres, mais dans la vie réelle un certain homme politique ne demandait-il pas voici quelques années que des murs isolent les malades atteints du VIH ? Et aujourd’hui, ne construisons-nous pas des remparts contre ce que d’aucuns osent nommer “l’invasion des migrants” ?

Merci donc pour votre courage, amateurs de L’Autre Bord Compagnie, et bon vent pour les prochaines représentations : de vous avoir vus deux fois dans cette nouvelle création, je peux dire qu’entre jeudi et samedi vous avez déjà, malgré la fatigue, malgré un rythme qui parfois pourrait être plus vif, gagné en force de conviction, en assurance et en confiance en vous ! Sans oublier Rodolphe, qui fait un efficace travail de communication, qui se charge du site de la Compagnie, de son site Facebook comme des reportages photographiques !

De Jean de La Fontaine : « Les animaux malades de la peste »

Un mal qui répand  la terreur
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Acheron
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés…

Fort-de-France, le 6 mai 2018

Photographie : Rodolphe Delarue

J.B.

https://www.lautrebordcompagnie.com