« Jacques le fataliste » : la rentrée au théâtre foyalais

— Par Roland Sabra —

Rentrée au théâtre foyalais


au théâtre de Fort-de-France

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

Le Maître est innommable, on ne connaîtra jamais son nom, peu importe il s’agit ici d’une figure de maître. Seul le valet porte un nom il s’appelle Jacques. L’un est paresseux, peu curieux, ayant pour rares centres d’intérêt son tabac, sa lunette et sa montre. Le valet est virevoltant, bavard, têtu, ingénieux. Comment ne pas penser par anticipation à la dialectique du maître et de l’esclave? Comment ne pas lire une leçon de matérialisme, comme dénonciation  du spiritualisme et de l’idéalisme de l’époque, justifications métaphysiques et morales des hiérarchies sociales, quand maître et valet rencontrent une aubergiste qui s’adresse indifféremment et sur le même mode à l’un et à l’autre? «Vous à qui je devrai un morceau de pain sur mes vieux jours, car vous me l’avez promis… Jacques a été fait pour vous et vous pour Jacques». Comme il se doit le maître est dépendant de son valet. Séparé du Jacques, pour les besoins de la démonstration : «[Il] ne prenait pas une prise de tabac, ne regardait pas une fois l’heure qu’il était, qu’il ne dît en soupirant: « Qu’est devenu mon pauvre Jacques? »L’unité des contraires ne signifie pas égalité des termes. Il y a un aspect principal dans la contradiction. Jacques en fera l’expérience en commettant l’erreur de croire définitivement acquis un droit accordé à titre provisoire et précaire par le maître. Diderot ne peut se contenter de cette situation il place alors les deux protagonistes en situation d’égalité devant le fait sexuel. Il s’agit de conquérir le « coeur » de la belle Denise. Jacques, comme de bien entendu l’emporte au nez du maître sans que la victoire soit sans possibilité de revanche Le maître « se disait le soir à lui-même: « S’il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras. S’il est écrit, au contraire, que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas. Dors donc, mon ami »…

L’adaptation et la mise en scène de Jean-Daniel Laval restitue imparfaitement le roman philosophique de Diderot dont tout une part de l’intérêt réside dans la construction enchevêtrée d’au moins trois histoires polyphoniques qui ne sont que les variations d’une même histoire celle de l’impertinence nécessaire à la naissance de la liberté. Jean-Daniel Laval en valet omniprésent écrase quelque peu son partenaire Jean-Paul Tribout en maître pâlichon, confiné au rôle de faire-valoir. Le classicisme de mise en scène  a tout d’abord séduit l’aristocratie et la haute bourgeoisie versaillaises fidèles abonnées au théâtre que dirige le metteur en scène,  toutes frissonnantes qu’elles étaient à l’idée d’aller s’encanailler l’espace d’une soirée écouter du Diderot, mais en restant très C.P.C.H. (Collier de Perles, Carré Hermès). « Vous n’y pensez pas, ma chère! » « Mais voyons ce n’est que de la littérature »

Les choix artistiques de Michèle Césaire sont toujours des choix de qualité et d’un très grand sérieux. Trop sérieux? Non pas, le théâtre martiniquais a besoin de cela, en la matière il nous a montré ces dernières années qu’il  pêchait plutôt par défaut que par excès. Mais il émerge aussi depuis peu un autre théâtre martiniquais fait de rigueur, d’audace d’originalité et de maîtrise, un théâtre novateur et inventif. L’approche très, très, « versaillaise », pas le moins du monde révolutionnaire, un peu surannée, très académique, pour ne pas dire ennuyeuse de la mise-en-scène du directeur du Montanssier a eu le mérite de confirmer, par contrecoup, ce que la rentrée du CMAC nous a révélée, à savoir que cet autre théâtre ancré dans les réalités caribéennes et ouvert sur le monde existe bel et bien et qu’il ne demande qu’a se développer, pour peu que les autorités dispensatrices de crédits, fassent le ménage et séparent le bon grain de l’ivraie.

Roland Sabra

Production Sea-ArtAdaptation / Mise en Scène : Jean-Daniel Laval

Création/ Lumière : Rémy BOURGADEAvec :

Jean-Paul TRIBOUT Jean-Daniel LAVAL