Interactions entre conditions de travail et choix électoraux

— Par Jean Samblé —

La thèse du spillover, qui suggère que le travail influence les comportements civiques et les orientations électorales, est explorée par le chercheur, Thomas Coutrot,  dans « Le bras long du travail. Conditions de travail et comportements électoraux »,  document de travail n° 1-2024, IRES, 2024 et résumée dans un article du journal Le Monde daté du 08/03/24 . Bien que les évolutions du travail ne soient pas le seul facteur de la crise actuelle de la représentation politique, elles y contribuent certainement. L’analyse des liens entre les conditions de travail et les comportements électoraux met en lumière quatre dimensions clés : l’autonomie opérationnelle, la capacité d’expression au travail, la pénibilité physique, et le travail de nuit ou tôt le matin.

Les contraintes liées à la pénibilité physique et aux horaires atypiques ne semblent pas influencer l’abstention ou le vote populiste de gauche. Cependant, elles sont corrélées positivement avec le vote RN (Rassemblement National) et négativement avec le vote centriste, socialiste et écologiste. Ces contraintes semblent favoriser l’adhésion des salarié·es concerné·es à la vision sociale de l’extrême-droite, caractérisée par une conception sacrificielle du travail et un rejet de l’assistanat, symboliquement associé à l’immigration.

Les liens entre l’autonomie au travail et les comportements électoraux sont complexes mais cohérents avec la thèse du spillover. Un manque d’autonomie est associé à la passivité politique, exprimée par l’abstention. Cependant, il est important de noter que certains abstentionnistes, notamment les ouvrier·es de l’industrie et/ou syndiqué·es, peuvent choisir l’abstention de manière active et protestataire.

La capacité d’expression au travail joue également un rôle significatif dans la formation des comportements électoraux. Le vote RN est fortement lié à un déficit d’expression au travail, les électeurs d’extrême-droite étant moins sollicités pour donner leur avis sur les conditions de travail. Les résultats pour l’abstention ne sont pas cohérents entre 2016-17 et 2019.

Pour ceux qui votent, une faible autonomie au travail peut favoriser à la fois le vote d’extrême-droite (pour les salarié·es peu diplômé·es) et le vote de gauche dans sa version populiste. Cependant, le vote de gauche social-démocrate ou vert n’est pas associé à un manque d’autonomie au travail.

L’analyse souligne le fait que le populisme inégalitaire du RN tire sa force de l’aliénation et de la passivité imposées par l’organisation du travail. Cependant, il semble paradoxal qu’une faible autonomie soit associée à un vote de gauche, en particulier au populisme de gauche. Cette apparente contradiction peut s’expliquer par l’histoire de l’émancipation du travail, qui a souvent privilégié la compensation de la subordination plutôt que la contestation par la demande d’autonomie au travail.

Les résultats suggèrent que deux versions du spillover coexistent à gauche : le manque d’autonomie favorise le vote de gauche populiste, tandis que la capacité d’expression au travail incite au vote socialiste ou écologiste. Les différences entre les secteurs de la gauche indiquent que le discours de La France Insoumise (LFI) est centré sur les questions sociales et macroéconomiques, tandis que le discours écologiste met l’accent sur des initiatives qualitatives et minoritaires de transformation du travail.

Malgré des limites liées au manque de recul historique, cette analyse suggère des pistes d’action politique. Les politiques publiques progressistes pourraient inverser la tendance néolibérale des dernières décennies en agissant sur la pénibilité physique et les horaires atypiques. Des réformes visant à améliorer l’organisation du travail, à renforcer l’autonomie au travail et à introduire de nouveaux droits favorisant l’expression des salarié·es pourraient avoir des impacts significatifs sur les comportements électoraux.

Bien que ces résultats soient des estimations, ils soulignent l’importance d’une politique de démocratisation du travail pour rééquilibrer les rapports de forces sociaux et atténuer les sources de dégradation démocratique. Ces droits à l’expression collective et au contrôle sur l’organisation du travail semblent nécessaires pour réformer un management autoritaire, dont les impacts sanitaires documentés soulèvent des préoccupations pour la démocratie.