Icare et le père(*)

— Par Silvia Lippi —

RÉSUMÉ À travers l’analyse du rapport entre Icare et Dédale et entre Thalos et Dédale, il sera montré comment l’indifférence et la jalousie du père envers le fils peuvent casser le désir meur­trier de ce dernier à l’égard du père, désir salutaire, indispensa­ble pour que le fils puisse accomplir des actes en son nom. Sera ensuite analysé le rapport triangulaire entre acte, père et nom. Sera aussi démontré que le père qui se prend pour un père, c’est­à-dire qui reste dans la position d’idéal, occupe en réalité la position de fils, fils empêtré dans les méandres de l’Œdipe. Dans la dernière partie, à travers la relation entre Sonny Rollins et John Coltrane, sera déplié de quelle façon la rivalité père-fils conditionne et inspire la production artistique.
MOTS-CLÉS acte, désir, fantasme, fonction symbolique, idéal, interprétation, nom, note, version, père.

« Le héros est celui qui s’est opposé à l’autorité paternelle et a fini par la vaincre. »
Salvador Dali (citation de Freud) [1]

Le point central du complexe d’OEdipe, tel qu’il est conçu par Freud, est constitué par le fantasme parricide : le fils veut prendre la place du père à côté de la mère. Quand on devient père à son tour, cela ne veut pas dire que la question oedipienne a été une fois pour toutes dénouée : la haine vis-à-vis du fils, qui peut se manifester à travers l’indifférence ou la jalousie, en est une preuve. Autrement dit, le père règle avec son fils, ce qu’il n’a pas résolu avec son père dans son propre complexe d’OEdipe. C’est ce que nous montrerons à travers les exemples analysés.

Nous traiterons la relation père-fils d’un point de vue transfamilial : il n’est pas, bien sûr, nécessaire qu’il y ait entre les deux un lien de parenté biologique pour établir la relation en question.

La haine de Dédale pour le fils : la jalousie et l’indifférence

On oublie souvent que le père d’Icare, Dédale, est jaloux. Jaloux de celui qui aura le talent, le courage ou simplement l’occasion de le dépasser ; de celui qui, dans l’ordre structural des choses, prendra sa place : Dédale est jaloux de son fils. Que celui-ci soit son fils naturel ou non n’a pas d’importance : pour celui qui est – ou mieux, qui choisit de se mettre – en position de père, tout homme peut devenir un fils, rival et assassin.

Dans le mythe, Dédale, architecte hors pair, d’une ingéniosité et capacités largement reconnues, est jaloux de son neveu Thalos. Thalos avait fait preuve, dès son plus jeune âge, d’un talent qui lui aurait sûrement permis de rapidement dépasser Dans le mythe, Dédale, architecte hors pair, d’une ingéniosité et capacités largement reconnues, est jaloux de son neveu Thalos. Thalos avait fait preuve, dès son plus jeune âge, d’un talent qui lui aurait sûrement permis de rapidement dépasser son oncle, qui se trouve en position de maître et père. Trop rapidement du goût de Dédale, qui ne supporte pas les compliments adressés au jeune apprenti, ni la renommée de ses capacités et sa réussite. Il décide de le tuer.

Avec son propre fils, l’attitude de Dédale est ambiguë, bien qu’elle ne soit pas aussi ravageante qu’à l’égard de Thalos : « Sous le regard de son père, d’Ovide et de Breughel, Icare au loin, Icare dégradé déjà, continue sans fin de s’effacer dans un espace muet » écrit Thierry van Eyll dans son récit inspiré par Ovide et Breughel [2]

. Dédale se montre insoucieux et nonchalant lors du vol « imprudent », qui deviendra mortel, de son fils Icare. Le récit insiste sur l’indifférence du père à la chute du fils, indifférence qui dans le tableau de Bruegel semble l’indifférence de tous : qui s’intéresse, en effet, aux deux jambes en train de s’agiter dans un coin de la toile ? Le spectateur, attiré par les scènes de vie quotidienne (un paysan qui laboure son champ, un berger appuyé sur son bâton, un pêcheur de dos qui tend son fil, les voiles d’un navire qui passe…), remarque à peine ou pas du tout, les deux jambes « désespérés », tête et corps disparus dans la surface marine : c’est Icare, Icare en proie à la mort, Icare en train de se noyer dans l’indifférence de l’entourage et de la nature, mais surtout du père, qui n’a pas su empêcher sa chute.

Dans le récit d’Ovide, Dédale délaisse son fils, il oublie de le surveiller (pendant leur fuite de Crète) ; il ne remarque pas que, depuis un certain moment, Icare n’était plus en train de le suivre. C’est ainsi qu’Icare se rapproche du danger, danger qui exprime aussi le désir de liberté et l’émancipation du fils à l’égard du père. Mais Icare se retrouve seul face au danger, le père l’a abandonné : il n’a pas su le préparer, le soutenir dans le vol qui l’aurait conduit à l’indépendance, à l’autonomie, à l’affranchissement du pouvoir paternel.

Dédale se retourne trop tard : d’Icare ne resteront plus que des plumes flottantes sur la mer. Quand Dédale récupèrera le corps de son fils pour l’enterrer, sur une île qui portera désormais le nom d’Icaria, il s’aperçoit qu’un oiseau est en train de se poser près de lui : c’est son neveu Thalos (qui avait été transformé en oiseau par les dieux), l’autre « fils » perdu.
Ils sont deux les fils « abattus » par Dédale : Icare, par indifférence et Thalos, par jalousie. C’est à travers ces deux affects qui se manifeste sa haine pour le fils.

Ni Thalos ni Icare n’ont pu, pour différentes raisons, voler de leurs propres ailes. Pour le faire, le soutien du père est nécessaire : dans la défaillance et l’imprudence (Icare), comme dans la compétence et la force (Thalos).

Il est trop tôt pour Icare de voler seul, car le père ne lui avait pas transmis le nécessaire pour qu’il puisse se débrouiller. Et Thalos n’a pas eu le temps de développer ses talents, de montrer ses capacités en s’inspirant du père et en le dépassant. Pourquoi Dédale, a-t-il abandonné le premier et barré la route au deuxième ?

Chez Ovide, la mort d’Icare semble annoncée : « “Prends-moi pour guide de la route à suivre” » dit le père. Ovide continue : « Et, tout en lui enseignant à voler, il [Dédale ( ajuste à ses épaules ces ailes que l’homme ignorait. Pendant qu’il travaillait, tout en prodiguant ses conseils, les joues du vieillard se mouillèrent et ses mains paternelles tremblèrent. Il donna à son fils des baisers qu’il ne devait pas renouveler […] » [3]

Pourquoi, Dédale, pleure-t-il ? Pourquoi tremble-t-il ? Icare, est-il, aux yeux de son père, un incapable ? Dédale, s’imagine-t-il que son fils n’aura jamais les moyens pour accomplir le vol ? Et sait-il à l’avance qu’il le laissera tomber ?

Ces questions nous interrogent sur la fonction paternelle lorsque le père devient indépassable, trop puissant : comme Dédale, et comme le père idéal…

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https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2011-1-page-61.htm

* Dans Cahiers de psychologie clinique 2011/1 (n° 36), pages 61 à 75
[1]Salvador Dali à propos de son tableau « L’énigme de Guillaume…
[2]Thierry van Eyll, « Lorsqu’un fugitif tombait », in Le passant…
[3]Ovide, Les métamorphoses, Paris, Flammarion, GF, 1966, p. 209.