L’aménagement constitutionnel des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti, le créole et le français : une synthèse
— Par Robert Berrouët-Oriol —
Linguiste-terminologue
Conseiller spécial, Conseil national d’administration
du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)
Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)
Membre du Comité international de suivi du Dictionnaire des francophones
Montréal, le 24 novembre 2025
Amplement diffusé en Haïti et consulté par des lectorats divers, notre plus récent article daté du 18 novembre 2025 a donné lieu à des échanges fructueux comme en témoignent les nombreux commentaires que nous avons reçus. Cet article, « L’aménagement du créole en Haïti : retour-synthèse sur ses obstacles institutionnels, idéologiques, politiques et instrumentaux », est paru sur plusieurs sites et il a été diffusé sur les 17 plateformes régionales du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH) et sur le fil info de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA).
Évoquée dans notre article du 18 novembre 2025, la dimension constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti, stricto sensu, est encore trop peu étayée, trop peu connue, mal connue sinon inconnue au pays. En quoi consiste la dimension constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti ? Est-il fondé d’élaborer une vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti ? Existe-t-il des visions inconstitutionnelles de l’aménagement de nos deux langues officielles ?
Afin de répondre à ces questions et de présenter adéquatement le cadre analytique de l’aménagement constitutionnel des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti, le créole et le français, il est nécessaire de procéder, à l’entame du présent article, à une brève synthèse de notre précédente contribution dans laquelle nous avons analysé les principaux facteurs de blocage de l’aménagement du créole dans l’espace public ainsi que dans le système éducatif national.
Aménagement du créole dans l’espace public
Au plan institutionnel, nous avons démontré dans notre article du 18 novembre 2025 que l’expansion de l’usage du créole dans l’espace public, notamment dans les médias, ne résulte pas de LA politique linguistique de l’État haïtien : empruntant massivement le registre de l’oral plutôt que celui de l’écrit, cette expansion s’effectue sur le tas, de manière informelle, sans assises juridiques et sans plan d’ensemble à l’échelle nationale. À cet égard, l’observation de terrain de Jean Euphèle Milcé –linguiste, romancier et ex directeur de publication du journal Le National–, demeure fort éclairante : « Avec plus ou moins de constance, la langue créole a accompagné le développement de la radio et de la télévision en Haïti à travers la publicité comme unique élément productif dans les modèles économiques, adoptés par défaut dans la gestion des médias ». Nous avons également mis en lumière la quasi-inexistence d’instruments d’analyse et de mesure qualitative/quantitative de l’expansion du créole dans divers secteurs de l’espace public où l’activité langagière, polyvocale, emprunte la voie de la translittération, de l’interprétariat sur le tas, des emprunts lexicaux et de la néologie. L’expansion du créole en dehors d’un cadre juridique normatif contribue à sa minorisation institutionnelle comme il a été donné de l’observer en ce qui a trait à l’aménagement du créole dans le système éducatif national.
Aménagement du créole dans le système éducatif national
Encore lacunaire, l’aménagement du créole dans l’École haïtienne –où sont scolarisés entre 3 et 4 millions d’élèves selon l’Unicef et la Banque mondiale–, est en butte à des obstacles structurels majeurs : (1) l’inexistence de LA politique linguistique éducative de l’État ; (2) la lourde carence de vision de l’État induisant des interventions erratiques, « en zigzag », où le show médiatique tient lieu de stratégie et de mode de gouvernance ; (3) la lacunaire formation didactique des enseignants et l’inexistence d’une formation spécifique en didactique du créole langue maternelle ; (4) l’insuffisance, l’inadéquation et la raréfaction des outils pédagogiques et lexicographiques en langue créole (guides du maître et de l’élève, dictionnaire unilingue créole ou bilingue français-créole) ; (5) l’inexistence d’une politique nationale du livre scolaire ; (6) l’inexistence d’une orthographe créole codifiée et standardisée par une autorité scientifique reconnue ; (7) le faible niveau de concertation entre le ministère de l’Éducation nationale et les associations professionnelles d’enseignants.
RAPEL — En Haïti, il est attesté que la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti est la seule autorité académique dépositaire d’une véritable expertise scientifique en matière d’aménagement de la graphie du créole. Il serait aventureux, complaisant et illusoire d’attribuer à l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) une telle compétence scientifique puisqu’elle n’est nulle part confirmée par l’observation de terrain et par le bilan objectif des « réalisations » de cette microstructure. En effet l’on observe que de 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié aucun article scientifique sur le créole, aucune enquête de terrain, aucun ouvrage de lexicographie créole, aucun livre de référence sur la didactique créole et la didactisation du créole, aucun dictionnaire créole, aucune grammaire créole, aucun guide pédagogique pour l’enseignement EN créole et l’enseignement DU créole. L’AKA n’a publié aucun ouvrage de référence dans l’un des domaines de la créolistique : grammaire, phonologie, lexicologie et lexicographie, dictionnairique, sociolinguistique, démolinguistique, jurilinguistique… De 2014 à 2025, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a publié qu’un seul texte… « scientifique », la très lacunaire « Résolution » relative à l’orthographe du créole. Cette « Résolution » prétendument « scientifique » –que les enseignants et directeurs d’écoles à travers le pays n’ont pas pris au sérieux–, a été rigoureusement auscultée par deux linguistes haïtiens de premier plan, Lemète Zéphyr et Renauld Govain. Ainsi, « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole » (Montray kreyòl, 19 juin 2017), tandis que Renauld Govain analyse la position officielle de l’AKA dans son texte « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017). Il éclaire cette « Première résolution », précisant, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9 ».
Au plan institutionnel, l’aménagement du créole dans l’École haïtienne est pesamment impacté par la corruption et l’insécurité, et il s’insère dans un écosystème politique où se jouent/se déjouent d’amples rivalités politiques sur fond de gestion occulte et de captation, par les « ayants-droits » de cet écosystème, de centaines de millions de dollars déversés par la coopération internationale ou provenant du Fonds national de l’éducation, vaste système kleptocratique de détournement des finances de l’État mis sur pied en 2011 par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste (voir nos articles « En Haïti, la corruption généralisée au Fonds national de l’éducation met encore en péril la scolarisation de 3 millions d’écoliers », Rezonòdwès, 18 février 2025) ; « Le Fonds national de l’éducation en Haïti, un système mafieux de corruption créé par le PHTK néo-duvaliériste », Rezonòdwès, 20 avril 2024 ; « La corruption au Fonds national de l’éducation en Haïti : ce que nous enseignent l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables entre 2017 et 2024 », Madinin’Art, 3 mai 2024).
Tel que le précise notre article du 18 novembre 2025, dans l’espace public comme dans le système éducatif national, l’aménagement de nos deux langues officielles risque d’être mis en œuvre par un régime politique illégitime et anticonstitutionnel. Ce régime, selon les auteurs, est qualifié de narco État, un État failli, un État hors-la-loi, un État néo-patrimonial, un État balkanisé. Or c’est à ce même État balkanisé et hors-la-loi –qui ne respecte pas l’article 40 de la Constitution de 1987–, qu’il reviendra d’élaborer et de mettre en œuvre LA politique linguistique de la République d’Haïti. Il faut prendre toute la mesure que l’État haïtien, lui-même, est un obstacle à l’aménagement de nos deux langues officielles, il serait toutefois irréaliste, contre-productif et inconstitutionnel qu’il soit écarté du processus constitutionnel de planification linguistique en Haïti.
À cet égard, voici l’éclairage qu’apporte Me Alain Guillaume, juriste et enseignant à l’Université Quisqueya : « L’absence d’une loi d’application ne rend pas les dispositions constitutionnelles totalement non opérationnelles. Même en l’absence de ces dispositions l’obligation continue à peser sur les autorités de l’État et un justiciable peut exercer une action en justice sur la seule base des dispositions constitutionnelles et obtenir la condamnation de l’État. Par exemple une action peut être intentée en justice devant la Cour supérieure des comptes pour réclamer l’annulation d’un acte administratif qui le concerne mais qui est rédigé en français seulement ».
NOTE– Claude Moïse est un historien de renom et l’expert d’un domaine spécialisé, le « Constitutionnalisme haïtien ». Il est auteur et co-auteur d’une quinzaine d’ouvrages de référence, notamment « Les trois âges du constitutionnalisme haïtien » / Indépendance, occupation étrangère, démocratie : ruptures et continuités » (Éditions du Cidihca, 2019). La seconde section de cet ouvrage s’intitule « Le troisième âge » — « La Charte de 1987 ou les péripéties d’une nouvelle architecture institutionnelle ». Cette section comprend cinq chapitres et elle est suivie des annexes 1 à 5. L’annexe 4 expose dans le détail « 30 propositions pour refonder la nation » : l’on observe qu’aucune de ces 30 propositions n’aborde la question linguistique haïtienne et encore moins la dimension constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. L’on peut en inférer que « Les trois âges du constitutionnalisme haïtien » n’ont pas encore inauguré le chantier d’une réflexion de nature historique et juridique en dépit du fait que la Constitution de 1987 a été rédigée simultanément en créole et en français puis publiée dans les deux langues officielles d’Haïti. Elle a ainsi entériné un bilinguisme officiel qui a existé dès son origine dans deux versions également authentiques.
Et comme nous le précise avec pertinence Paultre Pierre Desrosiers, médecin anthropologue, dans un très récent commentaire critique, « Cette absence n’est pas anecdotique : elle est symptomatique. Elle révèle qu’en dépit du statut officiel du kreyòl et du français —et malgré le fait historique que la Constitution de 1987 fut rédigée simultanément dans les deux langues puis publiée dans les deux versions— le constitutionnalisme ayisyen ne s’est pas encore emparé de la question linguistique comme objet de réflexion historique, juridique et institutionnelle.
Il s’agit là d’un angle mort majeur, qui touche :
• à la citoyenneté réelle des Ayisyens,
• à l’accès équitable aux droits,
• à la légitimité des institutions,
• à la construction même de l’État de droit.
De fait, l’absence du thème linguistique dans ces « 30 propositions pour refonder la nation » montre que, pour une grande partie de la pensée constitutionnelle ayisyenne –y compris celle de nos auteurs les plus éminents— la langue n’est pas encore perçue comme un enjeu de structuration des rapports entre État, droit et société.
Il en ressort, comme l’affirme [Robert Berrouët-Oriol] avec justesse, que :
« Les trois âges du constitutionnalisme ayisyen n’ont pas encore inauguré le chantier d’une réflexion de nature historique et juridique portant sur la question linguistique, alors même que la Constitution de 1987 a entériné un bilinguisme officiel et a existé dès son origine dans deux versions également authentiques. »
Cette conclusion invite —et même oblige— à ouvrir un nouveau chantier scientifique : celui d’une historiographie constitutionnelle attentive à la linguistique juridique. [La] remarque [de Robert Berrouët-Oriol] ouvre donc un espace critique indispensable : la nécessité de corriger, ou du moins de compléter, l’historiographie constitutionnelle en y intégrant les fondements socio-linguistiques de la citoyenneté ayisyenne. »
L’aménagement du créole dans l’École haïtienne est également impacté par l’insécurité, la violence des gangs armés, le déplacement forcé des familles d’une zone géographique à l’autre et par la destruction d’un grand nombre d’écoles. Ainsi, « Les violences armées et l’insécurité croissante qu’elles engendrent ont un impact dramatique sur le système éducatif en Haïti, notamment dans les départements du Centre, de l’Ouest, de l’Artibonite et du Nord, ont averti jeudi les Nations Unies. Selon l’OCHA, le bureau des affaires humanitaires de l’ONU, plus de 1.600 écoles ont été contraintes de fermer leurs portes, fin avril, privant 243 000 enfants d’accès à l’apprentissage, une hausse de 60 % par rapport au début de l’année. Les fermetures se concentrent principalement dans les départements de l’Ouest et du Centre, où la violence, les déplacements massifs et l’occupation d’écoles par des gangs ou par des personnes déplacées se sont intensifiés. Plus de 80 écoles servent aujourd’hui de refuges collectifs, et 166 établissements ont été relocalisés, souvent dans des conditions précaires, sans infrastructures de base, ni eau potable, ni matériel scolaire », souligne l’OCHA (source : « Haïti : l’école à l’épreuve de la violence des gang », ONUinfo, 15 mai 2025).
Penser et conduire l’aménagement de nos deux langues officielles sur le socle des sciences du langage, de la Constitution haïtienne de 1987, de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 et de la jurilinguistique
Le premier livre que nous avons consacré à l’aménagement linguistique en Haïti s’intitule « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011 ; réédité par le Cidihca France en 2023). Pour la toute première fois la créolistique s’était vue dotée d’un ouvrage de référence entièrement consacré à la problématique de l’aménagement linguistique en Haïti, et cette problématique a été étudiée sous différents angles : historique, politique, sociolinguistique, didactique, constitutionnel et juridique. Ce livre collectif de référence a ainsi introduit dans le champ réflexif de la créolistique des notions clé à partir desquelles l’on doit penser et conduire l’aménagement de nos deux langues officielles sur le socle des sciences du langage, de la Constitution haïtienne de 1987, de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 et de la jurilinguistique.
Il s’agit là d’une neuve vision, régalienne et rigoureusement cohérente de l’aménagement linguistique au pays : c’est à dessein que nous dénommons cette vision et sa mise en œuvre « aménagement linguistique constitutionnel » afin de bien montrer que nous faisons le plaidoyer d’un aménagement linguistique fortement soudé aux articles 5 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987. Et cette vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique, dans sa centralité, s’arrime à une donnée historique essentielle : Haïti est dépositaire de deux langues constituant son patrimoine linguistique historique, le créole et le français. Sur le plan diachronique le français, langue unique de l’Acte de l’Indépendance du premier janvier 1804, langue unique de l’ensemble des textes juridiques haïtiens, est en usage dominant à tous les étages de l’édifice social. Le créole, langue maternelle de la majorité des Haïtiens, est en situation de minorisation institutionnelle à tous les étages de l’édifice social. Il ne s’agit point de diglossie mais plutôt d’une configuration sociolinguistique inégalitaire héritée de la colonisation de Saint-Domingue et inscrite dans les articulations du mode de constitution du nouvel État indépendant issu de la guerre révolutionnaire anticoloniale de 1804. NOTE – Sur la diglossie, voir « Dossier. Diglossie : une notion toujours en débat », Cairn Info, 20/10/2020 ; voir aussi la réfutation de la notion de diglossie en Haïti par Yves Dejean, « Diglossia revisited : French and Creole in Haiti », revue Word, volume 34 numéro 3, décembre 1983. Voir également Yves Dejean, « Nouveau voyage en diglossie », document ronéoté, Regional Bilingual Training Resource Center, Brooklyn, 1979.
La neuve vision de l’« aménagement linguistique constitutionnel » des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti que nous promouvons s’inscrit à contre-courant des errements itératifs du populisme linguistique et des fatwas des créolistes fondamentalistes. Dans plusieurs de nos articles, nous avons rigoureusement démontré que le populisme linguistique, emmêlé dans une (im)posture inconstitutionnelle, stigmatisante, arnaqueuse et guerroyante prêchant le déchoukaj du français en Haïti, cultive l’art élimé du cul-de-sac comme horizon permanent. Le populisme linguistique est, pour l’essentiel, forclos dans les filets de la propagande militante préscientifique, dans l’enfermement d’un subjectivisme verbeux et dans les impasses poussiéreuses de l’essentialiste identitaire (voir nos articles « L’aménagement du créole en Haïti : retour-synthèse sur ses obstacles institutionnels, idéologiques, politiques et instrumentaux », Madinin’art, 19 novembre 2025, et « Unilatéralisme créole et populisme linguistique, une mystification », Médiapart, 28 octobre 2025 ; voir aussi le livre du linguiste martiniquais Jean Bernabé, « La dérive identitariste », Éditions l’Harmattan, 2016).
Aménagement linguistique constitutionnel, patrimoine linguistique historique, droits linguistiques : des notions clé et de premier plan de la jurilinguistique haïtienne
C’est précisément pour arrimer l’aménagement linguistique en Haïti à son incontournable socle juridique, la Constitution de 1987, que nous avons depuis 2011 et au fil de nos publications fourni un éclairage conceptuel/notionnel de premier plan sur les notions centrales de la jurilinguistique qu’Haïti doit faire siennes, notamment les notions de droits linguistiques, de droit à la langue, de droit à la langue maternelle, de législation linguistique, de protection juridique des droits linguistiques, de bilinguisme de l’équité des droits linguistiques, en lien avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. RAPPEL – Sur la problématique des droits linguistiques, voir le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018. Voir aussi l’article de Me Alain Guillaume, « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, 2011/1 Vol. XVI).
Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française définit comme suit la notion de droits linguistiques : « Ensemble de droits individuels et collectifs se rapportant à l’usage d’une ou de plusieurs langues » ; (…) les droits linguistiques sont généralement liés à d’autres droits et libertés, comme la liberté d’expression (utilisation de la langue de son choix dans certaines situations), le droit à l’éducation (instruction dans une langue minoritaire) et le droit à l’information (accessibilité de l’information dans une langue comprise par les personnes concernées). Ils peuvent être enchâssés dans des textes juridiques donnant naissance à des obligations pour les États ou n’ayant pas force obligatoire ». NOTE – Sur l’imbrication des droits premiers, voir notre article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux
en Haïti : une même perspective historique », Potomitan, 11 octobre 2017.
Ainsi, l’universalité des droits linguistiques s’entend au sens du droit à la langue, du droit à la langue maternelle et de l’équité des droits linguistiques. En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des droits linguistiques pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques (Déclaration universelle des droits linguistiques, Barcelone, 1996).
La Constitution de 1987 fournit les provisions jurilinguistiques de référence quant aux droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens, elle consigne les balises générales permettant d’inscrire ces droits dans un futur énoncé de politique linguistique d’État et dans la future et première législation d’aménagement linguistique que le Parlement haïtien devra être appelé à voter à l’avenir. Tandis que la Constitution de 1987 expose le dispositif d’un ensemble de droits fondamentaux –droit à l’information, droit à la sécurité, droit à la vie et à la santé, droit à la liberté de réunion et d’association, droit à la liberté individuelle, droit à la liberté d’expression–, c’est précisément en ses articles 5 et 40 qu’elle fournit les paramètres généraux en lien avec les droits linguistiques. L’orientation d’ensemble quant aux droits du citoyen est donnée dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 dans les termes suivants : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ».
L’on observe que c’est « par l’acceptation de LA COMMUNAUTÉ DE LANGUES et de culture » que le lien constitutionnel est établi entre les droits linguistiques et les droits humains fondamentaux en Haïti. On notera également que le « Préambule » de la Constitution de 1987 est en cohérence avec l’article 5 de cette loi-mère qui atteste l’existence, au plan historique, du patrimoine linguistique bilingue d’Haïti en établissant la co-officialité du créole et du français. On notera également qu’un tel dispositif constitutionnel invalide l’aventurisme et le populisme linguistique ainsi que les arnaques inconstitutionnelles des promoteurs de l’enfermement catéchétique –l’unilinguisme d’État–, cher à certains prédicateurs créolistes membres ou proches de l’Akademi kreyòl. Exemples : « Yon sèl lang ofisyèl », par Gérard-Marie Tardieu (Éditions Kopivit – l’Action sociale, 2018) ; « Estati lang ak amenajman lengwistik kreyòl » / « Kreyòl lang komen, kreyòl premye lang ofisyèl Ayiti », par Jean-Robert Placide (Le Nouvelliste, 22 octobre 2025). NOTE — Pour une lecture critique de l’unilinguisme d’État, du populisme et de l’aventurisme linguistique ainsi que des arnaques à la Constitution de 1987, voir notre article « L’aménagement du créole en Haïti : retour-synthèse sur ses obstacles institutionnels, idéologiques, politiques et instrumentaux », Madinin’art, 19 novembre 2025. Voir aussi « L’aménagement du créole piégé par le « populisme linguistique » des créolistes fondamentalistes », Médiapart, 28 février 2024.
Le populisme linguistique haïtien est la vision englobant principalement (1) la négation de l’historicité du patrimoine linguistique historique bilingue français-créole d’Haïti, (2) le rejet partiel de l’article 5 et le rejet total de l’article 40 de la Constitution de 1987 qui aboutissent à (3) la promotion inconstitutionnelle et exclusive du monolinguisme d’État. Le populisme linguistique haïtien se caractérise également par la défense de l’idée frauduleuse de la « guerre des langues » en Haïti couplée à la promotion d’une « fatwa » contre la prétendue « langue du colon », le français, stigmatisée au titre d’une « gwojemoni neyokolonyal ». Le populisme linguistique haïtien se caractérise aussi par la récitation itérative d’un bréviaire faussement œcuménique dans lequel sont abolis les droits linguistiques des locuteurs haïtiens ainsi que le partenariat linguistique créole-français fondé sur les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.)
Tel que nous l’avons exposé dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011), la notion d’aménagement linguistique s’entend au sens de l’« Intervention d’une autorité compétente, souvent étatique, sur la gestion d’une langue, par l’élaboration et l’instauration d’une politique linguistique » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Pour sa part, Christiane Loubier, linguiste émérite de l’Office québécois de la langue française, nous enseigne, en ce qui a trait aux droits linguistiques et aux dispositions linguistiques constitutionnelles, qu’« On a recensé à l’heure actuelle des dispositions linguistiques constitutionnelles dans près de 75 % des États souverains (Gauthier, Leclerc et Maurais, 1993 [« Langues et constitutions : recueil des clauses linguistiques des constitutions du monde », Québec, Les Publications du Québec / Conseil international de la langue française »]. « Le terme politique linguistique n’est pas pour autant synonyme de législation linguistique. Une politique linguistique peut n’être que déclaratoire. Elle peut également ne comporter qu’un ensemble de mesures administratives. Mais elle peut aussi se traduire dans une législation linguistique, c’est-à-dire par un ensemble de normes juridiques (lois, règlements, décrets) ayant trait expressément à l’utilisation de la langue ou des langues sur un territoire donné, ou par une loi linguistique particulière qui édicte d’une manière assez exhaustive des droits et des obligations linguistiques (comme la Charte de la langue française au Québec). À partir du moment où l’on suppose que certaines situations ou certains comportements linguistiques peuvent être orientés par le Droit, il est possible de parler de droit linguistique (au singulier). Selon le territoire politique considéré, on parlera de droit linguistique international (ex. : les droits linguistiques garantis par l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) ou du droit linguistique interne (Constitutions, lois linguistiques, décrets, règlements administratifs, etc.) » (voir Christiane Loubier : « Politiques linguistiques et droit linguistique », 2002. Source : banq.qc.ca).
Dans une autre étude, à la fois ample et fort éclairante, Christiane Loubier consigne « (…) une définition très générale de l’aménagement linguistique couvrant l’ensemble de ses composantes : « organisation des situations sociolinguistiques qui résulte de l’autorégulation et de la régulation externe de l’usage des langues au sein d’un espace social donné (Loubier, 2002) ». Sur le registre de la sociolinguistique, Christiane Loubier expose que « L’intervention sociolinguistique se définit comme l’« ensemble des pratiques d’aménagement linguistique exercées par tout acteur social (institutionnel ou individuel) en vue d’influencer délibérément l’évolution d’une situation sociolinguistique donnée ». Exemples : politiques linguistiques d’États ou d’entreprises, lois, décrets, règlements linguistiques, programmes officiels d’aménagement lexical, graphique, phonétique, grammatical, etc. Les pratiques d’aménagement linguistique englobent les actions de plusieurs acteurs sociaux (individus, associations, groupes, organisations, institutions sociales). L’intervention sociolinguistique n’est donc pas exclusive à l’État, même si ce type de pratique a des retombées importantes sur les situations sociolinguistiques (voir l’étude datée de 2002, « Fondements de l’aménagement linguistique », par Christiane Loubier ; source : banq.qc.ca).
Il faut prendre toute la mesure que la neuve vision de l’aménagement des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti dont nous faisons le plaidoyer est subordonnée à l’impératif d’une obligation constitutionnelle : la Constitution de 1987 se situe au sommet de l’ensemble des lois haïtiennes, elle a préséance sur la totalité de nos lois. D’autre part, le « Préambule » de notre Charte fondamentale consigne le caractère essentiellement républicain du régime politico-administratif du pays tout en faisant le lien avec l’ensemble des droits fondamentaux du citoyen qu’elle identifie explicitement « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens » (voir nos articles « La Constitution de 1987 est au fondement du ‘’Bilinguisme de l’équité des droits linguistiques’’ en Haïti » (Médiapart, Paris, 24 avril 2023 ; « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (Le National, Port-au-Prince, 11 octobre 2017) ; voir aussi notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwoye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 2018).
L’on observe que l’article 40 de la Constitution de 1987 —dans la continuité de l’article 5 qui co-officialise les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français–, constitue le socle sur lequel LA future politique linguistique de l’État haïtien devra être élaborée et conduite. L’article 40 circonscrit LES OBLIGATIONS imparties à l’État, sans procéder à une quelconque hiérarchisation des langues créole et française : « Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale ». L’article 40 est en lien avec l’ensemble des droits citoyens consignés dans notre Charte fondamentale, il ne barricade pas notre langue-liant, le créole, il n’en fait pas une langue captive, prisonnière, enfermée dans une tour d’ivoire et à laquelle les créolistes fondamentalistes et autres Ayatollahs du créole tentent d’attribuer la « mission » inconstitutionnelle d’exclure la langue française du territoire national…
La parenté/continuité conceptuelle et juridique entre les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 ainsi que les prérequis républicains consignés dans son « Préambule » sont au fondement du « Bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » dont nous faisons le plaidoyer au titre de LA future politique linguistique de l’État haïtien (voir notre article cité plus haut, « La Constitution de 1987 est au fondement du ‘’Bilinguisme de l’équité des droits linguistiques’’ en Haïti », Médiapart, Paris, 24 avril 2023).
Dans l’expression « Bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », chacun des termes (« bilinguisme », « équité », « droits linguistiques ») est porteur de traits définitoires distincts et pourtant liés. Alors même que le terme « équité » comprend les sèmes définitoires de « Caractère de ce qui est fait avec justice et impartialité » (Le Larousse), les termes « bilingue » et « bilinguisme » sont le lieu d’âpres débats notionnels contradictoires et l’objet de cet article n’est pas d’en exposer les grandes avenues ni les principales tendances. La réflexion que nous proposons en partage s’attache plutôt au bilinguisme en tant que politique d’État tout en gardant à l’esprit que « Des 195 États souverains, 54 sont officiellement bilingues, c’est-à-dire 27,6 % des pays du monde pour une population regroupant environ deux milliards de personnes (Jacques Leclerc : « L’aménagement linguistique dans le monde », Québec, CEFAN, Université Laval).
Le dictionnaire Le Robert définit comme suit le « bilinguisme » : « Caractère bilingue (d’un pays, d’une région, de ses habitants). Le bilinguisme en Belgique, au Québec (personnes). Qualité de bilingue. Le bilinguisme parfait est rare ». Pour sa part, Le Larousse consigne la définition suivante : « Situation d’un individu parlant couramment deux langues différentes (bilinguisme individuel) ; situation d’une communauté où se pratiquent concurremment deux langues ». Ranka Bijeljac-Babic, de l’Université de Poitiers, introduit des éléments de définition en ces termes : « Les termes « bilingue », « bilinguisme » désignent différents phénomènes selon qu’ils décrivent un individu, une communauté ou un mode de communication. Une personne est bilingue si elle utilise deux langues de façon régulière ; une société est bilingue si elle utilise une langue dans un contexte et l’autre dans un contexte différent. » (« Enfant bilingue / De la petite enfance à l’école », Éditions Odile Jacob, 2017). Le bilinguisme de société évoqué dans le dernier segment de cette définition est contestable et il rappelle l’opposition de nombre de linguistes au concept de diglossie appliqué à la situation linguistique haïtienne.
Sans entrer dans les détails, il est utile de mentionner l’éclairage que propose le linguiste-aménagiste Jean-Claude Corbeil lorsqu’il établit une « Distinction entre bilinguisme en tant que projet individuel et bilinguisme en tant que projet collectif / Distinction entre bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel ». Ainsi, « L’objectif du bilinguisme de langue commune est de donner à l’individu une aisance linguistique en langue seconde qui lui permette, par exemple, d’entretenir une conversation courante, de lire, d’aller au cinéma, de faire ses courses, de manger au restaurant, en somme les gestes les plus familiers de la vie quotidienne. (…) c’est le vocabulaire surtout qui caractérise le bilinguisme de langue spécialisée : il s’agit, ici, d’acquérir le vocabulaire d’une science, d’un métier, d’une technique, ou encore un ensemble de vocabulaires qui constituent la langue d’une entreprise. Le bilinguisme est institutionnel lorsque la société tend à vouloir faire de chaque individu un individu bilingue tant de langue commune que de langue spécialisée » (Jean-Claude Corbeil : « L’embarras des langues / Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise », Éditions Québec-Amérique, 2007).
Dans le droit fil de ces différents éclairages notionnels, nous entendons par bilinguisme de l’équité des droits linguistiques LA politique d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987. Cette future politique linguistique d’État s’articulera sur deux versants indissociables :
(1) À l’échelle de l’État, le bilinguisme institutionnel instaure la parité effective et mesurable entre nos deux langues officielles et il garantit, dans la sphère publique, l’obligation de l’État d’effectuer toutes ses prestations, orales et écrites, en créole et en français, et d’élaborer/diffuser tous ses documents administratifs dans les deux langues officielles du pays. Le bilinguisme institutionnel se réfère ainsi en amont aux droits linguistiques collectifs ainsi qu’à l’« aptitude d’un service public à fournir à la population et à son propre personnel des services dans les deux langues officielles » (Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton, et Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien).
(2) Le bilinguisme individuel recouvre le droit à la langue (le droit à l’acquisition et à la maîtrise des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti ; le droit à la langue maternelle (le droit à la maîtrise et à l’utilisation de la langue maternelle créole dans toutes les situations de communication) et qui est étroitement lié aux obligations de l’État sur le registre du bilinguisme institutionnel.
En tant que politique linguistique d’État, le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques que nous préconisons au coeur de l’aménagement linguistique en Haïti constitue sur plusieurs plans une avancée majeure. Il est conforme au « Préambule » et aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, il est en lien direct avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, et il s’articule à la perspective centrale en jurilinguistique selon laquelle les droits linguistiques, dans leur universalité, sont à la fois individuels et collectifs. Dans cette optique, le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques renvoie à toute la problématique du rôle de l’État en matière de mise en œuvre des droits linguistiques et quant aux garanties constitutionnelles qu’il faut obligatoirement leur accorder.
Enseignant de carrière et éditorialiste disposant en Haïti d’une large audience dans les milieux éducatifs et dans les médias, Roody Edmé nous invite avec hauteur de vue à une réflexion rassembleuse sur le bilinguisme haïtien dans les termes suivants : « Si l’on parle de refondation de ce pays, on ne peut faire l’économie d’un dispositif législatif consacrant l’autodétermination et la protection de la langue parlée par tous les Haïtiens, [le créole] tout en conservant au français sa place historique. Notre bilinguisme est une richesse qu’il faut donc cultiver comme la terre, assainir comme notre environnement, et le mettre au service du jeune Haïtien comme un outil précieux d’éducation et de production de richesses » (Roody Edmé, « Bilinguisme haïtien : sortir de la zone grise », AlterPresse, 13 février 2022).
DEUXIÈME PARTIE
Extraits du commentaire analytique de Paultre Pierre Desrosiers, médecin-anthropologue et chercheur en psycho-symbolique ayisyenne, après lecture de la première mouture du présent article.
Le commentaire analytique de Paultre Pierre Desrosiers prolonge et enrichit avec hauteur de vue et de manière fort pertinente le cheminement réflexif consigné dans le présent article. En voici d’amples extraits.
« Pour devenir opérationnelles, les dispositions constitutionnelles doivent être appuyées par une loi d’application, telle qu’une loi :
• sur le bilinguisme d’État, ou
• sur le fonctionnement des langues officielles.
Cette loi devra définir les obligations concrètes de l’État, les normes d’usage linguistique dans les institutions, les exigences du service public, les règles de rédaction administrative, ainsi que les mécanismes de contrôle. Sans un tel texte organique, les articles 5 et 40 restent symboliques, incapables de produire le changement attendu.
Argumentaire juridique en faveur de l’adoption d’une LOI SUR LE FONCTIONNEMENT DES LANGUES OFFICIELLES DE LA RÉPUBLIQUE D’AYITI
I. Introduction : l’exigence d’un cadre juridique d’application
Depuis la promulgation de la Constitution de 1987, l’aménagement linguistique en Ayiti repose sur deux dispositions majeures :
• l’article 5, établissant la co-officialité du kreyòl et du français ;
• l’article 40, imposant à l’État de rendre publics tous les actes officiels dans les deux langues.
Bien que fondamentales, ces normes constitutionnelles restent largement inappliquées faute d’un texte d’application définissant les obligations linguistiques de l’État, leurs modalités d’exécution, leurs mécanismes de contrôle et leurs sanctions.
Dans l’architecture du droit public, la Constitution fixe le principe ; la loi en permet la mise en œuvre et en garantit l’effectivité. Or, en matière linguistique, Ayiti ne dispose d’aucune loi-cadre organisant le bilinguisme officiel ou le fonctionnement des langues dans l’administration publique. L’absence de cette législation organique est aujourd’hui l’un des principaux obstacles à l’équité linguistique et à la garantie effective des droits linguistiques du citoyen ayisyen.
L’article 5 atteste l’existence du patrimoine linguistique historique bilingue d’Ayiti et confère une valeur juridique égale au kreyòl et au français. Toutefois, la Constitution n’explicite pas :
• les obligations institutionnelles découlant de cette co-officialité ;
• les modalités d’usage des deux langues dans les services publics ;
• les normes de rédaction législative ;
• les obligations linguistiques des fonctionnaires ;
• les droits linguistiques concrets du citoyen.
Sans loi d’application, l’article 5 reste une norme déclaratoire dépourvue de force exécutoire.
L’article 40 impose la publicité des lois, arrêtés, décrets, conventions et actes publics en kreyól et en français.
Cependant
• la très grande majorité des documents de l’État ne sont pas produits dans les deux langues ;
• les ministères n’ont pas d’unités linguistiques compétentes ;
• aucune sanction n’est prévue en cas de violation de cet article ;
• les citoyens ne disposent pas de recours en cas de non-respect.
Une loi d’application est donc indispensable pour transformer une obligation constitutionnelle en obligation légale opposable.
Le Préambule établit que l’unité nationale doit être fortifiée « par l’acceptation de la communauté de langues et de culture ».
Cette orientation générale crée une obligation de cohérence linguistique entre :
• les droits fondamentaux
-
l’accès à l’information
-
l’éducation
-
la citoyenneté
Une loi sur les langues officielles permet de donner un contenu juridique concret à cette exigence constitutionnelle.
Les lacunes actuelles et l’insécurité normative – Absence de politique linguistique d’État
Actuellement, aucun texte officiel ne définit clairement les obligations linguistiques auxquelles les administrations doivent se conformer. De même, il n’existe pas de statut juridique spécifique garantissant la reconnaissance officielle des documents rédigés en créole, ni de normes précises régissant les compétences linguistiques exigées des agents publics. L’absence de terminologie juridique standardisée en kreyòl complique l’utilisation cohérente et officielle de cette langue dans les contextes légaux et administratifs. Par ailleurs, les exigences et standards relatifs à la traduction certifiée, notamment entre le français et le kreyòl, ne sont pas formalisés.
Cette situation crée une insécurité juridique notable qui affecte directement plusieurs acteurs et institutions. Les citoyens se retrouvent sans protections claires quant à leurs droits d’accéder à l’information et aux services dans leur langue maternelle. Les tribunaux peuvent faire face à des difficultés d’interprétation et de validité des documents ou procédures en kreyòl. Les écoles, quant à elles, doivent naviguer dans un cadre incertain sur l’officialisation et l’usage du kreyòl dans l’enseignement. Les services publics sont confrontés à un manque de directives pour intégrer le kreyòl dans leurs communications officielles. Enfin, cette absence de cadre clair nuit à la gouvernance nationale, en limitant l’inclusion linguistique et la reconnaissance culturelle au sein des institutions étatiques. Ces manques institutionnels sont d’autant plus critiques qu’ils se situent dans un contexte où le kreyòl est largement parlé et constitue un marqueur identitaire fort, mais reste marginalisé dans les sphères officielles. Une formalisation juridique et normative permettrait de renforcer la légitimité et la valorisation du kreyòl et d’assurer une meilleure égalité linguistique et juridique pour toutes et tous.
Faute de norme, chaque institution applique sa propre pratique linguistique, souvent incohérente.
Cela ouvre la porte à
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l’arbitraire
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la discrimination
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la confusion administrative
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la violation des droits linguistiques
Une loi sur les langues constitue donc une garantie contre l’arbitraire et la disparité administrative.
Depuis 1987, l’État haïtien ne respecte pas ses obligations constitutionnelles de bilinguisme.
Cette non-application
• fragilise la Constitution ;
• produit un déficit de légitimité de l’État ;
• prive les citoyens d’un droit fondamental à l’information.
Une loi est nécessaire pour rendre l’article 40 opérationnel.
Les droits linguistiques sont reconnus comme des droits fondamentaux par
• la Déclaration universelle des droits linguistiques (1996) ;
• les travaux du Conseil de l’Europe ;
• les études de jurilinguistique internationale.
Dans une société bilingue comme Ayiti, le droit d’être informé dans une langue comprise équivaut à un droit à la citoyenneté effective.
L’accès à la justice requiert la mise en place d’une terminologie juridique précise et compréhensible, la disponibilité des décisions judiciaires dans les deux langues officielles, ainsi que le développement d’une capacité nationale de traduction juridique. En l’absence d’un cadre légal linguistique, cet accès reste inégalitaire et peut conduire à des discriminations.
Le droit à l’éducation comprend trois impératifs fondamentaux :
• assurer l’enseignement dans la langue maternelle des élèves,
• instituer une obligation de formation bilingue intégrée aux cursus scolaires,
• garantir la disponibilité de ressources pédagogiques dans les deux langues officielles.
Ces exigences, souvent traitées de manière dispersée, appellent à être harmonisées et clarifiées par une loi linguistique cohérente. Une telle loi permettrait d’établir un cadre normatif unifié, assurant non seulement la reconnaissance officielle de ces droits mais aussi leur mise en œuvre effective au sein des établissements scolaires. Cela garantirait un accès équitable à une éducation de qualité, valorisant la pluralité linguistique tout en consolidant la maîtrise du français, langue de l’institution, et du kreyòl, langue maternelle majoritaire. Ce cadre favoriserait également le développement pédagogique de supports adaptés et la formation d’un corps enseignant compétent dans cette double exigence linguistique. Ainsi, la loi linguistique serait un outil essentiel pour renforcer l’égalité des chances et promouvoir la diversité culturelle dans le système éducatif.
Cette perspective, soutenue par les expériences et débats en Martinique comme en Guadeloupe, souligne la nécessité d’un engagement législatif structurant, garantissant l’articulation harmonieuse du bilinguisme dans le droit à l’éducation.
Une loi linguistique pourrait instituer un cadre normatif unifié visant à uniformiser les pratiques administratives dans plusieurs domaines essentiels. Elle fixerait notamment :
• des normes claires et précises pour la rédaction des documents officiels, garantissant la cohérence linguistique et la conformité juridique ;
• des standards contraignants pour la traduction des documents administratifs, assurant une traduction fidèle et certifiée entre les langues concernées ;
• des règles relatives à la publication des actes et communications officielles, incluant des critères de visibilité et d’accessibilité linguistique ;
• des obligations linguistiques spécifiques adaptées aux différents secteurs administratifs, permettant une harmonisation sectorielle tout en tenant compte des particularités fonctionnelles.
Cette loi constituerait un outil structurant pour garantir une gestion administrative plus efficace, transparente et respectueuse des droits linguistiques des usagers, tout en assurant une cohérence institutionnelle dans l’usage des langues officielles et régionales. Elle permettrait ainsi de lever les ambiguïtés actuelles et de renforcer la légitimité et la qualité des communications publiques. La loi pourrait établir des exigences précises en matière de compétences linguistiques pour les agents de la fonction publique, en imposant un niveau minimal de maîtrise à la fois du kreyòl et du français. Cette obligation viserait à garantir que les agents puissent communiquer efficacement avec le public dans les deux langues officielles, assurant ainsi un service public inclusif et accessible.
Par ailleurs, la loi pourrait prévoir la mise en place de programmes nationaux de formation continue destinés à renforcer et maintenir ces compétences linguistiques tout au long de la carrière des agents publics. Ces programmes seraient conçus pour répondre aux besoins spécifiques de la fonction publique en matière de bilinguisme, incluant des modules adaptés au contexte local.
Enfin, il serait essentiel d’instaurer des standards certifiés pour l’évaluation des compétences linguistiques des agents, assurant la qualité, la rigueur et l’homogénéité des critères d’évaluation. Ces certifications permettraient d’objectiver les niveaux de compétence requis et d’accompagner le développement professionnel selon des référentiels reconnus ».
