Haïti est une blessure et une jouissance que je traine avec moi

— Entretien réalisé par 
Muriel Steinmetz —

makenzy_orcel

Un fort alcool de contrebande
La Nuit des terrasses, de Makenzy Orcel. Éditions La Contre Allée, 62 pages, 9 euros. recueil De bars en bars à Port-au-Prince l’auteur dans une langue de la rue réinventée au grè de ses errances redevient poète pour aller à la rencontre de ses frères de terrasses avec la force et la tendresse des chants populaires.

Makenzy Orcel est né en 1983 dans le quartier pauvre de Martissant, à Port-au-Prince. Son roman les Immortelles (Zulma, 2012), texte forgé dans une langue de la rue réinventée, à la fois crue et poétique, donnait voix aux prostituées de la capitale haïtienne dont tant sont mortes écrasées sous les décombres du terrible tremblement de terre qui a ravagé l’île en janvier 2010. Makenzy Orcel nous confiait l’avoir écrit dans la rue, après le séisme, derrière une vieille voiture abandonnée, à côté du cadavre d’une femme enceinte. Avec la Nuit des terrasses, le romancier redevient poète. Il trinque à la convivialité, invite à sortir la tête de son verre pour célébrer à plusieurs, présents et absents, « l’heure ivre », « la lumière pintée », car « boire nous sort du temps ». Des bars de Magloire-Ambroise à ceux de Saint-Denis et du Quartier latin, il porte des toasts aux « frères des terrasses », fait « l’inventaire » de ses « passages », de ses « plongées », remonte les « sentiers de l’enfance », s’évade et dit le manque d’un frère baptisé « Nixon parti trop tôt s’éclater sous la mer ». Les textes d’une profondeur et d’une acuité extrême, d’un souffle souvent tragique sous l’injonction « bois baise », possèdent le naturel âpre, fort, et tendre à la fois d’un chant populaire. On y sent couler la beauté grave et bouleversante d’une douleur discrète. Dans ce recueil, Makenzy Orcel cite volontiers d’autres auteurs : « Viens, les vins vont aux plages » (Rimbaud), « Et rouge était le ciel / Dans les verres vides » (Bonnefoy), « L’homme qui boit est un homme interplanétaire » (Marguerite Duras), « L’alcool tue lentement, on s’en fout, on n’est pas pressé » (Georges Courteline)… Il renonce à la ponctuation traditionnelle (pas de point, ni de virgules) si bien que l’écriture semble en perpétuel état d’ébriété. La seule scansion qu’il connaisse lui est commandée par la respiration d’une part et la palpitation d’un qui « affûte ses rêves à coups de rhum et de reins ». Un acte poétique majeur aussi entêtant qu’un alcool de contrebande.

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L’écrivain haïtien Makenzy Orcel publie La Nuit des terrasses, un recueil de poèmes enflammés 
par l’alcool qui délie toujours la langue. Il nous en parle.

Il existe depuis toujours une littérature du bar et de l’alcool. D’Hemingway à Baudelaire en passant par Verlaine, la liste est longue. Est-ce qu’on fréquente les bars et est-ce qu’on boit pour rencontrer l’autre ou pour s’isoler ? Est-ce que ça ne peut pas être les deux à la fois ?

Makenzy Orcel Je vais dans les bars pour rêver, pour me rencontrer en tant que réalité individuelle et collective. On nous a longtemps habitués à la figure de l’écrivain qui boit ou qui traîne avec une clope au bec. Je ne partage pas ce cliché qui veut que les grands auteurs soient aussi de grands buveurs. Plus que le livre d’un buveur sur l’alcool, la Nuit des terrasses est le livre d’un viveur sur la vie. Comme Hemingway ou Carl Brouard, j’aime la littérature, la fête et « les liqueurs fortes / la nudité mouvante des tables ». La quête du sens en poésie passe par l’extase. L’extase du corps et celle de la langue. Tout ce que j’entends, en dégustant par exemple le Vin d’Omar Khayyam, Enivrez-vous de Baudelaire, Nous et Je vais vous dire de Carl Brouard, Le soleil se lève aussi d’Hemingway, dans lequel tous les personnages font la fête du début à la fin, ou Comédie de la soif de Rimbaud, est un appel à vivre à fond. « Des gens qui n’ont jamais de moments de folie. Quelle horreur que leur vie ! » disait Bukowski. Autrement dit, j’ai toujours lu ces auteurs avec le sentiment de lire la vie. Boire nous libère des contraintes du temps pour accéder à la vie, à la poésie de l’instant…

Est-ce que la fréquentation de l’alcool et les rencontres occasionnelles que procure le bar vous sont une source essentielle d’inspiration ? Autrement dit, est-ce que vous écrivez parfois des poèmes sans avoir bu ?

Makenzy Orcel Il m’arrive de passer plus de quinze heures par jour à travailler, je n’ai pas vraiment le temps d’être alcoolique. J’ai toujours fréquenté l’alcool dans la joie de vivre, pour moi c’est l’élément qui rend tout le reste agréable… On n’est pas toujours conscient du danger que ça peut représenter d’être en quête de cette éternité. Quand je sors à Port-au-Prince, à New York, à Paris ou ailleurs, je ne le fais pas dans l’idée d’aller à la recherche de quelque chose de précis, d’une idée de bouquin… Chaque bar raconte une histoire, l’histoire du lieu où il se trouve et les gens qui le fréquentent. La ville se réveille avec l’ouverture de ses bars qui sont son vrai visage. Je suis là pour écouter ce que raconte cette histoire. Tout est source essentielle d’inspiration (je n’aime pas ce mot), le défi c’est d’arriver à mettre en mots ce qu’on ressent… J’ai mis quatre ans à écrire la Nuit des terrasses en parallèle avec mon roman qui sort en janvier chez Zulma. Un poème s’impose après un autre, à leur rythme, au fil des bars et des rencontres ; je ne suis pas allé les chercher… Sinon j’aime de temps en temps avoir la gueule de bois. Ça me donne l’impression de rentrer d’un long voyage au bord d’un bateau ivre, de renouer avec un réel dont je m’étais séparé depuis trop longtemps, d’être de retour, mais c’est tout. Pour écrire j’ai besoin d’avoir les deux pieds sur terre, de me rassembler, d’être conscient de ce que je fais.

Vous buvez avec n’importe qui ?

Makenzy Orcel : …

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La Nuit des terrasses

Makenzy Orcel
« J’ai commencé à fréquenter les bars, donc boire, très tard dans ma vie. Pour une raison très simple, il faut payer après avoir consommé… Aujourd’hui dès que j’arrive dans une ville, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est d’aller faire la tournée des bars. Carrefour de toutes les occurrences. Des histoires, aussi banales soient-elles parfois, qui hantent toute une vie. Depuis bientôt une décennie c’est devenu un de mes endroits préférés. Et Dieu sait combien j’en ai fait dans mes voyages. J’ai voulu faire un livre pour habiter, aborder autrement ces vécus…
Tous les poèmes du recueil La nuit des terrasses forment ensemble une seule plongée à travers ces espaces réels ou imaginaires, pour combiner non seulement ces instantanés, ces souvenirs disparates, mais aussi inviter l’autre à sortir sa tête de son verre, à la convivialité. Le verbe « boire » ne se conjugue-t-il pas mieux ensemble ?
La nuit des terrasses célèbre l’instant, la rencontre des corps et l’amitié. »

Makenzy Orcel

ISBN : 9782917817384
Format19 x 13,5
Nombre de pages64
Date de parution05/03/2015
Prix9, 00€
BN9782917817384
Format19 x 13,5
Nombre de pages64