« Aferim ! » : de l’esclavage en terre d’Europe

— Par Roland Sabra —

aferim_afficheLe cinéma roumain reconnu internationalement n’est pas encore venu en Martinique. Cristian Mungiu et sa Palme d’Or 2007(4 mois, 3 semaines, 2 jours.), Cristi Puiu (la Mort de Dante Lazarescu), Corneliu Porumboiu (Policier adjectif et Match retour) Radu Jude et ses deux précédents longs métrages (La Fille la plus heureuse du monde et Papa vient dimanche) sont restés à l’écart du circuit de distribution antillais. Il y a fort à parier que le terrible, le formidable « Aferim » connaisse un sort identique. Et pourtant !
Dans ce troisième opus Radu Jude poursuit son exploration de la transmission intergénérationnelle. Un brigadier, Costandin, mi-shérif mi-chasseur de prime entraine son adolescent de fils, Ionita à la recherche d’un fugitif. Rien de très original jusque là. Sauf que le fugitif est un esclave tzigane qui a séduit la femme d’un boyard, un aristocrate des pays orthodoxes non-grecs et que le récit se déroule autour de 1830 entre Valachie, Transylvanie et Moldavie trois régions appelées à former en 1859 la Roumanie. Dans la première moitié du XIX ème en Europe centrale le peuple tzigane, pas encore nommé roms était donc en esclavage au service d’une aristocratie misérable et d’une paysannerie qui l’était encore plus. La-bas comme ici, le discours religieux légitimait avec les mêmes mots l’esclavage. Les Tziganes étaient des êtres à la peau foncée, noire, des « vermines » des « corbeaux », des « descendants de Cham venus d’Egypte », des « maudits » que l’on pouvait vendre, acheter sur un marché après avoir vérifier leur poids, leur dentition, leur musculature. Le bas clergé, comme le fait un pope dans le film, justifiait la hiérarchisation des races : « Chaque race est sur Terre pour une raison, les Juifs c’est pour tricher, les Turcs pour faire le mal ; nous, Roumains pour aimer, honorer et souffrir en bons chrétiens. Chaque peuple à ses habitudes. […] les Français aiment la mode, les Arméniens sont paresseux, les Serbes trichent et les Tziganes se font battre comme des chiens.»
Au delà de la dénonciation, à partir de documents historiques, d’un esclavagisme au cœur même de l’Europe du XIXéme siècle au profit d’une aristocratie et d’un clergé vautrés dans un obscurantisme du plus abscons au plus obvie c’est l’acceptation par la paysannerie et sa participation à ce système qui sont mises en avant. Quand un paysan cache un de ceux que l’on appelait chez nous un marron, ce n’est pas pour le protéger c’est pour le soustraire aux recherches, afin de pouvoir le faire trimer clandestinement sur son bout de terre. Le brigadier et son fils, sont somme toute de « bons bougres » auxquels ne viendrait pas l’idée de réfuter un ordre qui les paie pour se perpétuer.
Sur cette toile de fond de féodalisme tardif Radu Jude construit un western roumain en scope noir et blanc à couper le souffle. Tous les codes du genre sont là de la scène d’ouverture, plan fixe d’un immense paysage vide, presque désertique, que traverseront de loin deux cavaliers dont on aura d’abord entendu le dialogue sans les voir, à la scène de clôture, les mêmes s’éloignant de dos, à côté de leurs montures. Les contrastes du noir et blanc sont redoublés d’une autre opposition celle déclinée entre des paysages magnifiés par les plans larges et la sordide réalité sociale révélées dans les plans rapprochés.
Cette traversée d’entre les racines d’un monde qui n’est plus mais qui fait retour dans l’actualité, sous le vocable de «  Roms » est aussi un chemin initiatique. Le brigadier Costandin, entre jurons et métaphores odieuses use avec force d’aphorismes que l’on ne qualifiera de populaires qu’en référence aux démocraties du même nom : «Un bon boucher ne craint pas mille moutons», «Le riche se regarde dans le miroir, le pauvre dans son assiette», «On ne peut pas nourrir le loup et sauver l’agneau» etc. S’il y a du Don Quichotte et du Sancho Panza ce n’est que dans l’errance. Le désir de Costandin de faire entrer Ionita dans l’armée et le voir accéder au rang de colonel est un désir d’accomplissement du père bien plus qu’il n’est celui du fils. Le film nous fait deviner que l’on s’achemine vers une reproduction sociale à l’identique, tout comme à évoquer un temps qui soi disant n’est plus il nous parle d’un temps qui, hélas, demeure.

Paris, le 06/07/2015

R.S.

 Aferim !
Roumanie, Bulgarie, République tchèque
– 2015
Réalisation: Radu Jude
Scénario: Radu Jude, Florin Lazarescu
Image: Marius Panduru
Décors: Augustina Stanciu
Costumes: Dana Paparuz
Son: Momchil Bozhkov
Montage: Catalin Cristutiu
Musique: Trei Parale
Production: Hi Film
Interprétation: Teodor Corban (Costandin), Mihai Comanoiu (Ionita), Cuzin Toma (Carfin), Alexandre Dabija (Boyard Iordache Cindescu)…
Distributeur: Eurozoom
Date de sortie: 5 juillet 2015
Durée: 1h45