Grenoble et l’esclavage antillais, pour une lecture décoloniale de l’Histoire locale

— Par Ali Babar Kenjah —

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Voici la tranquilité assurée pour nos îles, tant pour la traite que pour la liberté des nègres il n’y aura de changements que dans l’Administration et la Justice. Nous avons envoyé à l’Assemblée Nationale notre lettre d’adhésion, au nombre de douze habitants de St-Domingue qui sommes à Grenoble, pour la remercier du décret favorable
qu’elle a rendu pour nos îles.
Antoine Dolle, dit L’Américain (3 avril 1790)

Abandonnez les colonies, au moment où vos établissements sont fondés sur leur possession, et la langueur succède à l’activité, la misère à l’abondance : une foule d’ouvriers, de citoyens utiles et laborieux passent subitement d’un état aisé à la situation la plus déplorable ; enfin, l’agriculture et les finances sont bientôt frappées du désastre n’éprouvent le commerce et les manufactures.
Antoine Barnave, (mars 1790)

 

La colonialité dans l’imaginaire des villes des France

La déconstruction des formes de domination qui accablent la société contemporaine impose à la pensée de prendre la mesure exacte du moment décolonial qui s’affirme chaque jour davantage comme le moment d’une convergence ; convergence théorique, qui pose la colonialité historique de l’État français comme matrice de ses pratiques sécuritaires contemporaines et comme noeud indéfectible de son alliance impériale avec la fraction mondialisée de la bourgeoisie nationale. Cette construction centralisée de l’État-nation sous l’égide de la colonialité, correspond à une histoire longue et progressive qui prend sa source au XVIIème siècle avec la colonisation des Isles d’Amérique, l’instauration mercantile du capitalisme et la mise en place du laboratoire esclavagiste de la Modernité occidentale. Au sein des études postcoloniales, les auteurs du courant de la colonialité (E. Dussel, A. Quijano, R. Grosfoguel, E. Lander, W. Mignolo, N. Maldonado-Torres etc.) déclinent les différents champs d’application de cette colonialité matricielle en colonialité du pouvoir, colonialité du savoir et colonialité de l’être. Cet article entre dans le cadre de la réflexion sur la construction institutionnelle (et coloniale) des modes de connaissance de l’histoire ; modes de connaissance qui affectent – encore actuellement – nos imaginaires collectifs, c’est-à-dire un nombre importants de nos représentations sociales, notre perception du monde, notamment le regard normatif porté sur ce qui porte la marque de la période coloniale esclavagiste. La marque de l’Histoire de France.

S’agissant du trait marquant de cette colonialité française (l’invention opportune du racisme puis de la race), Achille Mbembe écrit dans Critique de la raison nègre :

La logique française d’assignation raciale se caractérise par trois traits distinctifs. Le premier – et sans doute le trait capital – est le refus de voir – et donc, la pratique de l’occultation et de la dénégation. Le deuxième est la pratique de ravalement et de travestissement, et le troisième la frivolité et l’exotisme. (p.103)

Ces remarques sur l’effacement de la phase esclavagiste et de la modalité raciale du dispositif colonial – dispositif qui fonde la Modernité occidentale – peuvent être étendues à l’ensemble du champ de la colonialité. C’est-à-dire que la description des héritages du passé colonial de la France exige systématiquement de se confronter, au préalable, à toute une série de stratégies de camouflage et de masquage, de répétition de contre-vérités et de dénis, d’interprétations partielles et partiales, de vulgates opportunes vieilles de plusieurs siècles. Au nombre de celles-ci (et s’agissant de l’impact réel du passé esclavagiste sur la société française), il y a cette « vérité académique », incessamment martelée sur un mode subliminal: « l’esclavage des nègres fut un phénomène lointain, qui n’a réellement concerné en France que les villes de Nantes et de Bordeaux. Du point de vue des réalités sociales, c’est un phénomène marginal au sein de la société française (CQFD) ». A l’opposé stratégique de ce discours infondé des évidences non argumentées, il appartient à la recherche décoloniale de proposer une lecture historique rétablissant de manière factuelle la contamination profonde de la société française par la réalité esclavagiste, à travers l’implication massive, diffuse mais réelle, d’acteurs les plus divers au sein du projet colonial porté par l’État central et la fraction impériale de la bourgeoisie nationale.

L’axe de recherche que j’ai privilégié s’attache à décliner la colonialité sous l’angle de la culture locale et de l’imaginaire collectif des principales villes de France. Sur ce terrain, l’équipe d’historien-e-s du groupe ACHAC, mené-e-s par Pascal Blanchard propose un excellent travail reposant sur un découpage de la France en six zones (Immigration des Suds en France).

J’ai personnellement mené un certain nombre de recherches sur Marseille menant à l’hypothèse de dispositifs d’effacement et d’ « oubli » d’événements historiques majeurs, comme la persécution violente de la première communauté noire de la ville, en 1815, et la participation significative des négociants-armateurs du Vieux-Port dans l’exploitation des plantations antillaises et le trafic négrier entre l’Afrique et les Amériques

(voire à ce propos, G. Buti, « Commerce honteux pour négociants vertueux à Marseille au XVIIIème siècle ». in « Villes portuaires du commerce triangulaire à l’abolition de l’esclavage », Dir. Eric Saunier, Ed. Les routes du philanthrope, Le Havre, 2008)

J’ai appliqué la même démarche pour Grenoble, interrogeant les archives en quête d’éléments permettant d’articuler développement local et participation au projet colonial. Il ne s’agit donc pas de pointer simplement la présence aux Antilles de colons originaire de la ville ou du Dauphiné mais – plus essentiellement – de relever en quoi cette insertion dans le dispositif de la plantation esclavagiste a permis à Grenoble et sa région de franchir un cap dans son organisation sociale et son développement économique. Cet article présente une première synthèse sommaire de ce travail de défrichage, préalable à un étude plus approfondie que j’encourage de mes voeux. Je n’ai exploité ici qu’une des nombreuses sources disponibles sur la période, mais elle suffit largement à mon propos qui se veut, avant tout, une contribution et un hommage au travail mené sur Grenoble par le CTNE (Comité Traite Négrière Esclavage), depuis une quinzaine d’années. Je voudrais également remercier ma camarade Angelica Espinosa qui m’a signalé l’ouvrage de P. Léon, ainsi que les militantes de Zion of Colors qui m’ont inlassablement soutenu dans ce projet décolonial. Puisse la flamme allumée par Toussaint Louverture et Aimé Césaire longtemps encore s’en-têter à percer la ténèbre des Lumières impériales…

Des Grenoblois aux Antilles. Une présence coloniale active

L’excellent ouvrage de Pierre Léon, Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIème siècle (Les Belles Lettres, 1963), retrace le parcours croisé de deux familles de négociants, originaires de L’Oisans et du Briançonnais et qui vont s’installer à Grenoble au cours du XVIème siècle. Les Dolle et les Raby sont bientôt honorablement connus sur la place ; ce sont des commerçants aisés qui ne se contentent pas de consolider les acquis mais cherchent constamment à élargir leur champ d’action. Par exemple en installant une agence à Beaucaire, qui est alors le carrefour du commerce au long cours qui relie Lyon et le Nord de l’Europe à Marseille, la Provence, la Méditerranée et les colonies d’Amérique. C’est à Beaucaire, et au contact de la communauté dauphinoise de Marseille, que s’amorce un premier intérêt lié à la

croissance soutenue du marché colonial. Le Dauphiné constitue alors un hinterland d’approvisionnement du port de Marseille. Le commerce avec les îles va bientôt doper la demande, notamment en fournitures pour les esclaves des plantations. La région exporte vers les Antilles des toiles de chanvre de Mens et de Voiron, de la bonneterie de laine de Romans, des « indiennes » et mouchoirs de coton, du papier, ainsi que des ferrements de Valence et de Vizille, pour le contrôle physique des esclaves et l’outillage des plantations. De Grenoble viennent aussi la ganterie et les produits du cuir et de la laine. En retour, elle importe massivement de l’indigo martiniquais et des cotons de St-Domingue et de Cayenne. Tout au long du 18ème siècle, le sucre et le café des colonies vont s’imposer en France comme des produits de consommation courante, la France dominant le marché mondial de ces produits. Progressivement le commerce colonial s’affirme comme un moteur de croissance exceptionnel pour une région jusque là enclavée, en marge de l’axe rhodanien qui reliait l’Europe du Nord à la Méditerranée.

Mais les négociants dauphinois ne vont pas se contenter d’assister en comparses au jackpot esclavagiste. Dans un premier temps, à partir des années 1720-1730, ils vont suivre leurs produits outre-atlantique, pour offrir aux colons des stocks sur place. Lorsque Marc Dolle arrive à St-Domingue en 1748, en pionnier des deux dynasties qui nous intéressent, il est accueilli et « cornaqué » par des pays déjà installés sur place. Puis, avec l’essor considérable du sucre (dont St-Domingue est alors le premier producteur mondial), le statut d’« habitant » et la spécificité du mode de vie créole vont exercer un attrait irrésistible sur le personnel colonial, militaires et administrateurs, souvent d’origine noble. Les négociants veulent associer à leur fortune le prestige du statut de « Grand Blanc ».

Les Dolle et les Raby, qui étaient apparentés par des liens matrimoniaux, vont suivre le cursus colonial parfait : ils s’installent d’abord à St-Domingue en tant que commissionnaires, c’est-à-dire intermédiaires sur place, représentants les intérêts de leur maison-mère métropolitaine et de ses correspondants en tant que fournisseurs des colons, en même temps que collecteurs-receptionistes du produit des colons, grands organisateurs du fret de retour dont dépend le profit final, sur des opérations pour lesquelles des fonds sont engagés depuis de longs mois. En général les négociants entrent dans la carrière d’habitant en rachetant les propriétés de leurs débiteurs défaillants. Il est à noter que les colons antillais bénéficiaient d’une dérogation juridique exceptionnelle qui mettait leurs plantations à l’abri des saisies pour dette. L’étape suivante, non la moindre, est l’acquisition d’une taille critique, surface exploitée et nombre d’esclaves propres à la qualification de « Grand Blanc ». Peu y parviennent car la production de sucre en milieu colonial dans un système esclavagiste s’apparente à une forme de loterie ; elle exige une maîtrise technique sophistiquée et des moyens financiers importants, pouvant soutenir la charge d’une profitabilité à long terme. Elle exige surtout un équilibre subtil entre dressage disciplinaire et terreur sécuritaire dans la gestion des outils vivants que sont les esclaves. Les révoltes d’esclaves constituent la principale hantise des colons. Le nombre important de ceux qui échouent dans l’entreprise plantationaire est une constante de l’histoire des îles.

Les Raby sont réputés posséder « d’importants domaines » à St-Domingue dès les années 1750-1755. A l’instar de leurs compatriotes qui les avaient précédés, et forts de leur alliance iséroise avec les Dolle, ils ont constitué un « empire » familial qui intègre l’offre et la demande du commerce colonial : d’une part leurs activités productives et commerciales à Grenoble et dans sa région pour fournir les îles, et d’autre part leurs produits coloniaux (sucres, rhum, indigo, café, cotons) à destination du marché métropolitain. Bingo au grattage, bingo au tirage ! Outre les Dolle et les Raby, on peut citer, comme colons originaires de Grenoble et de sa région, leurs associés les Balmet et les Favier. Mais aussi les Périer, négociants, banquiers et industriels, associés aux Bérard (également Dauphinois), avec lesquels ils fondent la troisième Compagnie des Indes. Citons également le comte d’Agoult dont la famille possède plus d’un millier d’esclaves à St-Domingue; Jean François Reynaud comte de Villevert, deux fois Gouverneur de l’île par interim, un des principaux activistes coloniaux à Paris dans les années 1780 ; ou, enfin, Antoine-François Sorrel, ingénieur géographe qui dirigea pendant près de quarante ans l’administration du génie civil à St-Domingue. « Ainsi se formait un groupe, dont les membres paraissent fortement liés par l’amitié, la famille ou l’intérêt, et qui assure à certaines des forces vives de la province dauphinoise un débouché en apparence infini » (PL, p. 32)

L’irresistible ascension des Dolle et des Raby va accompagner la fièvre du sucre antillais dont l’apogée se situe entre 1760 et 1789. A la veille de la Révolution française, ils font partie de l’élite coloniale des « Grands Blancs ». Plusieurs d’entre-eux sont des figures reconnues de cette classe dont ils vont assurer la représentation durant la période troublée de la Révolution. Ainsi Raby du Moreau, richissime héritier de ses frères (Raby des Combes, Raby d’Amérique et Raby St-Victor), était propriétaire-associé de deux habitations dans la riche région du Limbé (Marmelade et Les Vazes), « son influence à St-Domingue est tellement importante qu’il sera parmi les colons de l’île qui, réunis à ceux d’autres colonies françaises et rassemblés à Paris, le 15 juillet 1788, nommeront une commission de neuf membres, chargés d’obtenir des Etats-Généraux une représentation pour la colonie ». Il sera, entre autres, un membre influent du Club Massiac, lobby des milieux coloniaux à Paris. Sur 19 députés coloniaux ayant effectivement siégés dans les Assemblées durant la période révolutionnaire, 3 sont originaires de Grenoble. Nous y reviendrons…

Le sucre, une spéculation complexe et risquée

L’habitation Marmelade comprend 180 ha de terres et 76 esclaves lorsque les Raby l’acquièrent (cf inventaire en annexe). Mais c’est la plantation Les Vazes qui constitue la perle du patrimoine familial: 663 ha et 243 esclaves. Outre Marmelade et Les Vazes, contrôlées par les deux familles à travers des participations croisées, celles-ci possèdent d’autres domaines de moindre importance. Antoine Dolle, associé à Michel Favier, est ainsi propriétaire d’une habitation essentiellement vivrière de 266 ha à Jérémie.

La grandeur et la décadence de ces entrepreneurs coloniaux tient à la complexité du processus économique d’extorsion du profit colonial. Ce profit colonial (qui constituera, pour une petite fraction des négociants, la fameuse « accumulation primitive » de Marx, lui permettant de passer ensuite au stade industriel du capitalisme), ce profit colonial est pour l’essentiel le produit de l’exploitation esclavagiste de la force de travail servile déportée d’Afrique. Achille Mbembe démontre comment l’alchimie esclavagiste du capitalisme transforme successivement la condition humaine du nègre déporté en matière première brute et transformable (l’hommemétal, prélevé en Afrique), puis en objet de commerce (l’homme-marchandise, acheté vendu sur le marché, comptabilisé dans le patrimoine), enfin en profit matériel réalisé (l’hommemonnaie, dont l’appropriation de la force de travail génère de la richesse).

Or cette force de travail esclave oppose une force d’inertie permanente au processus d’extorsion du profit, quand elle ne pratique pas massivement le marronnage (évasion des plantations vers des refuges communautaires dans les hauteurs). Certains, parmi les colons, misent sur le dressage disciplinaire et le paternalisme (créolité, baptême catholique) mais la plupart préfère prélever ce profit par la manière forte de la terreur et de la violence permanente. Cette méthode à pour conséquence une mortalité élevée et une obsolescence physique précoce des esclaves, ce qui entraîne un renouvellement constant du « cheptel ». Or la traite transatlantique française ne fut jamais en mesure de satisfaire correctement les besoins en esclaves des colons, ce qui constitua une

limitation significative de la profitabilité des plantations. Néanmoins, l’intégration économique des activités des Grands Blancs comprend des participations dans le traffic négrier qui les privilégient dans l’accès aux « bossales » (esclaves nés en Afrique, par opposition aux « créoles », plus prisés mais plus chers). Ainsi, Les Vazes comptaient 300 nègres et négresses en 1791, contre 243 en 1785. En 1787, 92 esclaves bossales furent achetés ; d’autres achats importants furent encore effectués en 1789, 1790 et 1791.

De nombreux autres impondérables viennent compliquer la délicate gestion d’une plantation : adaptation physique des colons aux tropiques, aléas climatiques (notamment cyclones et sécheresses), concurrence des autres îles de la Caraïbe, du Brésil et de l’océan Indien, spéculations sur le cours du sucre au niveau des places européennes, guerres entre puissances impériales, piraterie etc. Pour quelques exemples « médiatisés » de fortune rapidement constituée, l’échec et la faillite au bout d’une longue spirale d’endettement sont l’issue le plus probable.

Cette instabilité permanente des petite et moyenne unités de production fait le jeu de l’élite coloniale en favorisant une concentration latifundiaire des domaines qui accroît l’avantage relatif des Grands Blancs. Ceux-ci jouent sur la multiplicité de leurs casquettes (négociants, armateurs, négriers, financiers, planteurs) pour répartir et limiter les risques, tout en mutipliant les centres de profit. Dans cette quête de l’Eldorado, tous les colons ne jouent pas dans la même division.

Cette « fracture sociale » qui fragmente le milieu des colons mérite qu’on s’y arrête, car elle alimente une posture culturelle propre à ces Américains qui, contrairement aux Blancs Créoles, conservent leur ancrage idéologique dans la société métropolitaine. Cette posture « coloniale », qui affirme le rayonnement et la puissance impériale de la race blanche comme de la France, aura un impact significatif sur la société métropolitaine, notamment au niveau local. Bien évidemment, Grenoble n’échappera pas à l’entreprise de séduction des négociants-planteurs esclavagistes de St-Domingue.

Profit vs Domination, l’équation paradoxale

Pour une partie des colons, le projet colonial est porteur d’une mission de transformation de la société française. Cette aristocratie plantationaire, qui ambitionne de revitaliser la noblesse française par la conquête coloniale, va introduire dans la société métropolitaine toute une fantasmagorie de l’Ailleurs lointain, de l’Autre animalisé et de la supériorité de l’homme blanc… Un imaginaire de la richesse du monde qui s’offre à la volonté de puissance et qu’il faut savoir saisir, appel prédateur d’un imaginaire de la Modernité lui-même ancré dans le mythe de la croissance illimitée du système capitaliste. Cette réalité exhibée de l’Eldorado antillais prendra la forme d’une prodigalité ostentatoire qui place ces familles de colons à l’avant-garde du prestige et de l’art de vivre. « Les fortunes des Américains apparaissaient aux yeux des Grenoblois comme fabuleuses et leurs possesseurs, symbole d’une réussite éclatante, se devaient de justifier leur réputation par un faste et un luxe hors pair. » (PL, p.101)

Adam Smith (1723-1790), qui critiqua le mercantilisme colonial au nom du libre-échangisme, fut le premier à souligner une des contradictions profondes du système esclavaviste : à savoir, le fait que la rationalité économique des colons (la recherche du profit) était dévoyée par leur propension à jouir sans limite de leur pouvoir sur les esclaves. Traitements inhumains, violence sexuelle, choix de la traite plutôt que de la reproduction du stock servile valorisent le sentiment de toute-puissance des maîtres, mais minent parallèlement les conditions d’exploitation des habitations et crèent des éléments d’incertitude, comme la montée en puissance du groupe des Mulâtres, fruits des relations illégitimes des maîtres avec leurs esclaves.

L’argumentation anti-esclavagiste de Smith reprend le poiint de vue des Physiocrates français sur la meilleure rentabilité du travail libre, mais il étend cette argumentation à des considérations morales, dans une perspective compréhensive qui n’est pas sans évoquer la manière de Max Weber :

« Après Les leçons de jurisprudence, La richesse des nations établit le principe qui, gouvernant le comportement du maître, le conduit à préférer employer des esclaves plutôt que des travailleurs libres, alors même que le choix des premiers est le moins profitable. Il s’agit d’un effet de l’orgueil dont Smith explique qu’il fait que l’homme « aime dominer et que rien ne le mortifie autant que d’être obligé de condescendre à persuader ses inférieurs » 1

Par leur mode de vie, leurs investissements immobiliers, les réceptions et la vie sociale qu’ils mènent sur les bords de l’Isère, les dynasties esclavagistes grenobloises sont à l’avant-garde de la société locale.

Il faut tenir compte du désir d’ascension sociale des marchands dauphinois, avides de prestige autant que de lucre, et désireux de jouer éventuellement un rôle politique et de se placer en tête de l’aristocratie dominante. (PL, p.33) De fait, les dernières années de l’Ancien Régime les voient atteindre le sommet de leur puissance et de leur influence, au point qu’elles contribuent largement à donner « le ton » à une société jusqu’alors restée fort provinciale, en introduisant une note d’exotisme, de luxe, voire même d’excentricité. (PL,p.91)

A la veille de la Révolution, la fortune des Dolle est estimée à 1,5 millions de livres (dont la moitié investie à St-Domingue). Entre 1786 et 1789, Jean-Baptiste Dolle et son frère Marc font aménager aux pieds de la Bastille ce qui sera considéré comme la demeure la plus somptueuse de la ville. Louis Lessueur, architecte ingénieur-géographe du Roi, y aménage de splendides jardins qui s’étagent sur « six terrasses superposées, taillées dans le roc ou renforcés par des murailles reliées entre-elles par des rampes et des escaliers (…) une vaste serre, chauffée en hiver, abritait des arbustes d’Orient et du Midi, tandis qu’une collection de plantes antillaises avait été envoyée de St-Domingue (…) au milieu de ces splendeurs, une « maison romaine » (…) un « pavillon chinois » (…) des points d’eau et une grotte artificielle ajoutaient à la splendeur des lieux »(PL, p. 103). Plus de 100 000 livres seront consacrées à l’ameublement de la maison. De manière plus anecdotique, on a trouvé trace d’un dîner offert par ces tycoons coloniaux, comportant six entrées, douze entremets et 6 rôtis… Cette demeure, ou ce qu’il en reste, peut encore être visitée, puisqu’elle est offre les plaisirs d’un hammam et d’un spa moderne aux

espaces complètement atypiques, à l’entrée de Grenoble (28, route de Lyon).

Ancienne maison Dolle, Route de Lyon

Les chroniques de la ville gardent encore traces du mémorable feu d’artifice offert, en juillet 1790, par les Dolle à leurs 20 000 concitoyens qui se pressaient émerveillés tout au long de l’actuel boulevard de l’Esplanade… Il est fortement probable qu’un des éléments de prestige exhibé pour faire valoir la supériorité des colons grenoblois fut la présence d’esclaves, serviteurs silencieux, négrillons chamarés et mulâtresses decompagnie, rehaussant – dans l’ombre de leur altérité soumise – ces urbanités prétentieuses.

Marc Dolle est également propriétaire d’une maison cossue à Eybens et d’un important domaine à Brié-et-Argonnes. En ce qui concerne les Raby, dès la fin des années 1770, Raby du Moreau (capitaine des Dragons, Chevalier de St Louis et fortuné héritier de ses frères) s’installera à Paris où il sera une figure du cercle des ultras, au sein des activistes coloniaux.

S’agissant de son frère aîné, Joseph, on note que « la demeure de Raby d’Amérique, rue Neuve, comporte trois étages, de vastes greniers, une remise et une écurie entre cour et jardin ».

Joseph Raby, dit l’AméricainMusée Dauphinois, Grenoble

Joseph Raby, dit Raby d’Amérique (1719-1779), fut un des fondateurs de la Bibliothèque de Grenoble à laquelle il légua ses collections en 1773. Il marqua de son influence la muséographie de la ville :

Quant au cabinet de curiosités de Raby l’Américain, il avait été rassemblé en deux temps entre 1754 et 1779, lors des voyages aux Antilles du négociant dauphinois et à son retour à Grenoble, une fois fortune faite. Ce cabinet fut un de ceux dont l’influence se fit ressentir jusqu’à la création du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble en 1851. Nous mesurons cette influence en termes d’orientation des collections. En effet, les collections exotiques et ethnologiques de Raby, lesquelles voisinaient avec des collections minéralogiques alpines, préfigurèrent la double vocation des collections du futur Muséum d’histoire naturelle de Grenoble : d’abord exotiques et ensuite alpines. A cette double vocation s’ajoute une réelle quête esthétique qui a été transmise par le cabinet de curiosités de Raby l’Américain au Muséum d’histoire naturelle de Grenoble et que l’on reconnaît bien dans l’actuelle démarche muséale.2

Les quelques éléments présentés ici suffisent à établir le rôle majeur joué par les colons esclavagistes de Grenoble sur l’imaginaire et les représentations de ville au moment où s’amorce, avec la fin de l’Ancien Régime, le virage républicain et pré industriel de la Modernité. Mais cette influence n’était pas que culturelle. Ou plutôt : l’attrait pour cette culture élitiste, marginale et exotique était nourri d’une fascination pour le modèle économique qui la soutenait…

Une influence économique déterminante

La puissance financière et commerciale des colons esclavagistes grenoblois eut une influence décisive sur la capacité de l’économie locale, jusque là relativement enclavée, à s’inscrire dans le cadre mercantile d’une économie nationale boostée par le commerce colonial triangulaire :

Les premiers signes d’une grande industrie digne de ce nom apparaissent, tandis que s’affirme un capitalisme commercial et que s’accumulent des disponibilités pécunières qui ne sont pas toutes investies dans la province, mais dont certaines trouvent leur emploi outre-mer (PL, p.33)

Les fournitures de la région n’équipent pas que les sucreries. Les toiles du Dauphiné habillent la nudité des esclaves, de même que les ferrements de Vizille proposent des outils indispensables à leur répression et à la terreur qu’on leur impose pour le bon fonctionnement des plantations (carcans, masques, fers de marquage, fers de pieds, chaînes etc.). Ce volume d’affaire considérable autorise nombre de patrons artisans de la région à franchir le cap d’une organisation des ateliers en unités plus rationnelles et de plus en plus mécanisées. Ce saut qualitatif du mode de production marqua le début d’un essor qui se prolongea par-delà la Révolution et qui trouve fondamentalement sa racine dans la conquête du marché colonial.

Il semble donc, au terme de nos déductions, que la spéculation coloniale était à l’origine d’un enrichissement, sans doute préparé par de longues périodes de labeur patient et obscur, mais précipité et considérablement enflé par l’essaimage vers les terres lointaines de l’Eldorado antillais. (PL, p.101)

Comme pour d’autres régions de France, le rôle moteur du commerce colonial dans le démarrage industriel du Dauphiné appartient à la part d’ombre du roman national. Ce travail d’effacement de l’histoire fut facilité par le fait que de nombreuses dynasties coloniales furent emportées par la tourmente de la Révolution, ainsi que cela fut le cas pour les Dolle et les Raby. En acquérant l’habitation Les Vazes dans le Limbé (St-Domingue), ils atteignent enfin la taille critique qui les établit définitivement en Grands Blancs. Mais cet énorme investissement (plus d’1 million de Livres) intervient au plus haut d’une bulle spéculative qui, malgré un rendement des plantations de 20 %, limite les retours sur investissement à court terme alors que les besoins en esclaves et modernisation du matériel exigent toujours sans cesse plus de fonds. Bientôt les capitaux métropolitains doivent éponger les passifs antillais, déréglant le système de vases communicants qui, naguère, déversait sa prospérité sur Grenoble : « D’un côté les planteurs résidant aux îles… D’autre part les bailleurs de fond demeurant en Dauphiné, où souvent ils s’adonnent au négoce, se contentant d’accumuler des capitaux, de faire – sur leurs fonds – des avances ou des prestations de fourniture à leurs parents, d’exercer un contrôle lointain, de donner de judicieux conseils de gestion financière.

Dans ce cas il s’agit de spéculation à l’état pur. Elle caractérisa la dernière phase de l’activité à St-Domingue, à la veille de la Révolution. Nons sans risques et sans danger. » (PL, p.33)

Les Grenoblois atteignent leur Everest au plus mauvais moment : la concurrence internationale entraîne la chute des cours, l’instabilité politique précarise les relations maritimes et les conditions de la traite.

Mais surtout, à St Domingue, le groupe de planteurs des Gens de Couleur Libres, dit des « Mulâtres », s’organise en armée pour réclamer l’égalité des droits avec le groupe des planteurs Blancs (puisqu’il est assujetti aux mêmes impôts) et, plus grave, les esclaves ne vont pas tarder à s’unir (Serment de Bwa Kayman, août 1791), pour un soulèvement général qui renversera l’ordre colonial dans la plus profitable de toute les colonies de la planète.

A la veille de la Révolution, « les fortunes des Dolle et des Raby comptent parmi les plus considérables, les plus variées de Grenoble. Aux biens coloniaux s’ajoutent les immeubles dauphinois urbains et ruraux, les fonds de commerce, les créances, les capitaux liquides. » (PL, p.94). En quelques années, certains d’entre eux vont tout perdre. Leurs fortunes, leurs fastes, leur arrogance et jusqu’au souvenir de leur nom et de leur renommée, qu’il sera d’autant plus opportun d’effacer des mémoires. Le révisionisme du roman national insistera bientôt pour suggérer que « Décidément ces gens sont de l’Ancien Régime, c’est de l’histoire ancienne, admettez-le… »

L’Histoire occulte de la Révolution à Grenoble. Barnave et les colonies Avec la période de la Résistance, l’épisode de la Révolution française occupe une place de choix dans l’imaginaire collectif de Grenoble et du Dauphiné. Au panthéon de cette histoire locale, qui ouvre le roman national avec la Journée des Tuiles (7 juin 1788), se trouve le mausolée à Barnave qui fut LA voix grenobloise à l’Assemblée Nationale, exaltant l’abolition des privilèges et l’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme au cours des débats houleux qui marquèrent le destin politique de la France durant cette période bouleversée. Or une analyse décoloniale sommaire de l’activité « révolutionnaire » de Barnave, laisse apparaître des zones d’ombre qui l’associent directement aux esclavagistes grenoblois. Ces zones d’ombre, cette association d’intérêts, qui impliquent des liens de parenté, affectent directement l’activité politique et parlementaire de Barnave. Elles en font un des pricipaux relais du lobby colonial, mettant son charisme et son leadership politique au service des cercles ultras qui s’opposent à l’abolition de l’esclavage. Il faut dire que depuis mars 1790 Barnave était le rapporteur et principal animateur, au sein de l’Assemblée Nationale constituante, du Comité des Colonies en charge du débat sur l’abolition de l’esclavage dans le nouveau cadre institutionnel issu de l’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Un historien résume ainsi l’action de ce Comité dont Barnave était le pivot :

Le Comité des colonies sous la Constituante incarna la « corruption » du mouvement patriote. Pourtant composé de « révolutionnaires », il fit obstacle à l’abolition de la traite ainsi qu’à l’extension des droits de citoyen actif aux libres de couleur. Son opposition farouche à l’application de la Déclaration des droits de l’homme dans les colonies en fit l’ennemi principal de « philanthropes », pourtant prudents. 3

L’affairisme de cette bourgeoisie émancipée ne peut, seul, rendre compte d’une telle imposture. Comment expliquer que de si ardents « révolutionnaires » aient pu détourner un tel mouvement historique de son idéal universaliste ? Sans doute parce qu’ils avaient soumis leur foi révolutionnaire à leur projet patriotique, et qu’ici s’amorce l’apparent paradoxe d’une tradition politique qui longtemps fera d’une certaine « gauche française » le bras armé de la politique coloniale de la France. Et ce, au nom d’une certaine vision de la Nation (J. Ferry, L. Blum, Guy Mollet, F. Mitterrand. par ex.)

A la Martinique, dès les premiers mois de la Révolution, cette conception mercantile, protectionniste et coloniale de la nation va mener les « patriotes » métropolitains résidant à St-Pierre au lynchage d’une milice de Gens de Couleur Libres qui paradaient, arborant la cocarde tricolore et se revendiquant eux-mêmes de la République et de l’Égalité (1er juin 1790, 14 morts). Pour toute une fraction des Blancs « patriotes », l’égalité républicaine ne s’appliquera jamais aux nègres, fussent-ils libres légalement. Pour eux la Nation implique la Race et la domination exclusive sur les colonies et leurs populations serviles, dont font partie – selon eux –les affranchis. Ils assimilent les Blancs créoles à des « français impurs » qu’il faut contrôler étroitement. Dès lors, ce qui se joue à la Bataille de l’Acajou (septembre 1790) n’est pas tant un prétendu conflit entre « républicains » et « royalistes » mais – pour la première fois dans l’histoire de l’île – un affrontement entre « Français » (métropolitains) et « Martiniquais » (unité des Blancs créoles et des Libres de couleur) Barnave incarnait cette contradiction de la Révolution, qui était celle d’une bourgeoisie déterminée, sans état d’âme au moment d’accéder au pouvoir d’État. « Apparaissant progressivement comme le porte-parole de l’esclavagisme et du préjugé de couleur, Barnave fut baptisé « Monsieur double visage », car, en « Janus », il imposa le principe du dualisme juridique contre la logique de l’ « adunation »4 [c-a-d l’union, la réunion de tous les citoyens sous un seul et même statut universel. NdA] »

Celui qui, en 1789 voulait imposer à chaque français la Déclaration Universelle des droits de l’Homme comme « catéchiste national » devient, en 1790 le hérault de l’esclavage et de l’exclusion des nègres et des métis De nombreux auteurs ont voulu interpréter les prises de position de Barnave sur la question de l’esclavage comme relevant de la « naïveté », de « l’ignorance », voire de « l’incomptétence » sur un dossier que le malheureux ne maîtrisait pas. L’ « honnête homme » se serait laissé manipulé par ces rusés colons ! D’ailleurs, que peut connaître un Dauphinois de ces réalités lointaines ? Laissez donc ça aux Nantais et autres Bordelais… La machine idéologique à effacer l’esclavage est mobilisée pour sauver l’honneur du soldat Barnave !

Attaqué de toutes parts à la suite du reniement colonialiste de ses idéaux universalistes, Barnave argumente autour de la défense des intérêts de la nation : « Je n’ai jamais été à l’hôtel de Massiac, c’est une maison où les colons traitent entre eux de leurs affaires, et je ne suis point colon, je n’ai jamais eu de correspondance dans les colonies (…) Dans cette malheureuse affaire j’ai soutenu avec constance ce que j’ai cru l’intérêt de mon pays et celui de l’humanité, j’avais pour moi l’exemple des États-Unis d’Amérique, des colonies anglaises et de toutes les colonies où il existe des assemblées populaires et un systhême (sic) de représentation. J’avais l’opinion presqu’unanime des commerçants et des hommes instruits sur le régime des colonies… »

Nous savons que Barnave ment quand il nie toute « correspondance dans les colonies ». Car pour comprendre les motivations de son action, la vérité est à la fois tristement sordide et banalement rationnelle : contrairement à ce qu’il affirme publiquement, Barnave entretient des liens familiaux directs avec des acteurs de premier plan du lobby colonial :

En effet, l’oncle maternel de Barnave n’était autre que Bacon de la Chevalerie (1731-1821). Né à Lyon en 1731, Bacon de la Chevalerie devint officier à Saint-Domingue en 1762 et épousa Marie-Laurence de Chabanon, propriétaire d’une importante sucrerie à Limonade. Bacon de la Chevalerie était donc un grand colon de Saint-Domingue, membre de la Loge des Neuf Soeurs (qui regroupait de nombreux propriétaires de Saint-Domingue). Par la suite, il joua un rôle prépondérant dans les événements qui agitèrent la colonie; il devint président de l’assemblée coloniale de la province du Nord de Saint-Domingue, créa la milice du Cap et se distingua dans l’affaire de l’assemblée de Saint-Marc. Bacon de la Chevalerie se révéla être un des plus virulents acteurs de la contre-révolution colonialiste.5

Par ailleurs, Barnave entretenait des liens très étroits avec Charles et Alexandre de Lameth, deux aristocrates affichant comme lui, au début de la Révolution, des convictions anti-monarchistes. Avec Duport et Alexandre de Lameth, il constitue le « Triumvirat » qui dirige en tribuns l’aile dure du Club des Jacobins (qu’ils ont contribué à fonder), « gauche radicale » antiroyaliste qui donne le ton nationaliste… avant de se défroquer pour fonder, toujours avec les deux frères de Lameth, le Comité des Colonies au sein de l’Assemblée Nationale constituante. Comité ayant, secrètement, pour agenda politique de combattre les revendications d’égalité citoyenne (défendue par les Libres de couleur) et d’abolition de l’esclavage.

les Lameth étaient des coloniaux influents. Charles de Lameth, colonel de cuirassiers, en épousant Marie Picot, s’était assuré des propriétés coloniales considérables. En effet, Marie Picot était une riche héritière, propriétaire de plantations à Saint-Domingue, qu’elle avait héritées de Ch. De Picot : une sucrerie à Torbeck, une caféterie et une sucrerie aux Cayes, Plaine à Jacob et au Parc. Les Lameth détenaient donc des plantations parmi les plus grandes de l’île de Saint-Domingue.6

Avec Duport et de Lameth, Barnave va devenir propriétaire du Logographe, une feuille de chou financée par le pouvoir royal pour corrompre les opposants. Le Logographe va progressivement devenir un relai médiatique du Club Massiac et des colons.

« Ce journal ne se contentait pas de dresser un compte-rendu des séances de la Constituante, les nouvelles des colonies y étaient assez nombreuses et fort partiales dans leur énoncé, mettant toujours en avant des événements ou arguments favorables aux colons. » (ibid)

Grenoblois vs Jacobins Noirs : Dessalines propriétaire des Vazes…

Nous avons donc saisi un aspect essentiel du problème: Barnave défenseur des droits de l’homme en 1789, avait rejoint le côté droit, qui défendait les intérêts particuliers, la prévalence de la propriété privée, l’intérêt national colonialiste, l’esclavage et le préjugé de couleur. Non seulement il avait rallié les théories du côté droit, en défendant les intérêts économiques des colons français, mais il était allé plus loin, reprenant à son compte les justifications idéologiques de l’esclavage et du préjugé raciste dans les colonies. Barnave avait ainsi rejoint le lobby colonial esclavagiste, qui était une des forces contre-révolutionnaires, aussi bien dans les colonies qu’en métropole.

Le cas du député Barnave permet de mieux comprendre comment la confrontation des intérêts économiques et des principes révolutionnaires a abouti, au moins jusqu’à la fin de 1791, au refus d’appliquer la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen dans les colonies françaises. Ce frein imposé par la métropole à la Révolution dans les colonies se basait sur la prééminence du droit de propriété. Et lorsque le 15 juillet, dans un discours célèbre, Barnave appelait les constituants à «terminer la Révolution», on comprend qu’il s’agissait également l’empêcher dans les colonies.

(S. Degachi, op. Cit.)

Après 1791, Barnave poursuivit dans l’ombre une politique d’influence au service de la reine déchue, Marie-Antoinette… Il ne m’appartient pas ici de dresser le réquisitoire de l’accusation contre ce personnage qui joua en France un rôle clé dans le prolongement du « crime contre l’humanité » constitué par l’esclavage, après avoir été une des incarnations de l’abolition des privilèges. Ce qui importe ici, c’est de poursuivre le travail de déconstruction du roman national et de ses chapitres régionaux. Ce qui importe véritablement, c’est de défaire l’effacement institutionnel de la profitation, d’annuler l’opacification de la sordide fondation d’une domination qui perdure encore. Ce qui importe ici c’est de revendiquer notre dignité bafouée d’Afrodescendant-e-s héritant de cette histoire, et de renverser les logiques qui voudraient nous cantonner aux rôles subalternes dans l’avancée de la civilisation. Il importe ici de rétablir les présences invisibles ; de réhabiliter les parts du sang, de la sueur et des larmes. Et, par dessus-tout, de ne jamais consentir à la corruption « nationale » des histoires partagées, ni à la fabrique révisioniste des représentations de l’État ethnique par excellence : je veux dire l’État-nation à la française…

« Terminer la révolution » ? Les esclaves insurgés de St-Domingue devaient apporter à Barnave (puis à Bonaparte, venu appliquer ce programme), la plus cinglante des réponses. Au terme d’une des guerres de libération parmi les plus sanglantes ayant jamais opposé une métropole coloniale à un peuple asservi, la négraille en armes va infliger à l’Empire napoléonien sa défaite la plus amère, et certainement la plus méconnue.

Mais cette ignorance entretenue ne doit plus nous étonner.

Je rends hommage ici aux héros des Vertières, aux lions conquérants de la Crête-à-Pierrot, à Boukman et à la pure force des Vodoun qui ridiculisa les exorcistes du Pape et les rituels maçonniques. A Toussaint Louverture, martyr dans le Jura de la honte impériale de la France. Aux quinze millions de déportés Africain-e-s vers les Amériques et aux millions d’autres qui ont tapissé les fonds de l’Atlantique, comme nombre de leurs descendants pavent – sous nos yeux – les fonds de la Méditerranée…

Organisée et disciplinée par Toussaint Louverture, exaltée à des sacrifices inconcevables jusqu’à la victoire finale par les généraux Jean-Jacques Dessalines, Biassou, Jean-François, « Haïti, où la négritude se mit debout pour la première fois » (A. Césaire), proclama son indépendance le 1er janvier 1804. Première République Noire de l’ère moderne. Phare et espérance pour Bolivar, El Libertador, sur la rive continentale de la Caraïbe, et pour tous les nègres esclaves de l’archipel.

La perte fut immense pour la France. Ce fut la première véritable crise de réfugiés à laquelle fut confrontée la métropole. Les colons ont tout perdu : immeubles (les plantations et l’outil de production) et biens meubles (les esclaves). Leur dette, désormais irrécouvrable, plombe leurs créanciers métropolitains. On sait que pour récupérer une partie de ce capital colonial, la France imposera à Haïti le paiement d’une lourde indémnité en échange de la levée de son isolement diplomatique et commercial…

Les Dolle, qui avaient misé sur l’achat des Vazes au mauvais moment de la bulle spéculative, vont laisser l’essentiel de leur fortune dans la tourmente. Nous pouvons mesurer le prestige de leur habitation antillaise au fait qu’à l’indépendance, la République d’Haïti en récompensera le héros de la guerre de libération, le généralissime Jean-Jacques Dessalines qui avait mené ses troupes au cri de « Koupé tèt, boulé kay » [« coupez les têtes, brûlez les maisons (des maîtres) »]… Les Raby vont connaître un sort plus contrasté mais perdre définitivement la position éminente qu’ils avaient occupée jusque là. Au lendemain de la Révolution, une nouvelle génération d’entrepreneurs va émerger à Grenoble, sur le socle forgé grâce au commerce colonial. Les handicaps de la faible richesse des sols et de l’enclavement, qui marquaient autrefois l’économie du Dauphiné, ont vécu.

Les entrepreneurs locaux sont désormais intégrés aux réseaux mondialisés du commerce au long cours. Leurs activités s’organisent de plus en plus sur une base industrielle, pour des volumes de production que l’artisanat classique ne peut plus satisfaire. Pour ne citer qu’un exemple, la réputation mondiale de la ganterie genobloise au XIXème siècle, hérite (via le négoce marseillais) d’une reconnaissance coloniale bien établie depuis plus d’un siècle. En guise de conclusion provisoire à ce réexamen décolonial de la contribution historique de Grenoble à l’esclavage antillais, je voudrais exposer ici quelques éléments biographiques renvoyant aux esclaves Afro-Antillais qui ont contribué à la prospérité de la ville, dans cette période charnière. A la fois pour éclairer la matérialité des faits (l’histoire décoloniale est une histoire des matérialités), mais surtout pour rétablir ces présences nègres invisibilisées par les élites qui ont écrit l’histoire de la ville jusqu’à nos jours. Réhabiliter les présences dérangeantes des victimes muettes à qui on a coupé la langue au fer chauffé à blanc. Ils sont les témoins accusateurs de notre histoire commune, notre Histoire de France. Ils-elles se tiennent dans l’ombre de nos villes, ils-elles sont le refoulé des violences enfouies dans l’inconscient collectif. Et nous crions leurs noms pour conjurer la haine et la guerre. Car, ceux qui luttent pour une justice historique savent, comme Walter Benjamin (Thèses sur le concept d’histoire), comme Birago Diop (Souffles), que « les morts ne sont pas morts… »

> Inventaire 1787 Habitation Marmelade (Limbé) St-Domingue

Proprétaires : Mlles Villard associées à M. Raby du Moreau (180 ha)

(P. LÉON, Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du 18ème siècle)

PATRIMOINE ESCLAVE :

a) Nègres :
1. SCIPION, commandeur, 60 ans, de nation Mondongue 2500 Livres
2.COURAGEUX, 60 ans, Congo 1250 L.
3. CANGA, 40 ans, Congo 3000 L.
4. JINGA, 36 ans, Congo 2750 L.
5. MIALLA, 30 ans, Congo 2750 L.
6. AMPHÉOR, 40 ans, Congo 3000 L.
7. VINTA, 30 ans, Congo 3300 L.
8. GABRIEL, infirme, 40 ans, Congo 1650 L.
9. Don GUILLE, 40 ans, Congo 2000 L.
10. CUPIDON, voyageur, 36 ans, créole 4000 L.
11. MICHAU, voyageur, voyageur, 38 ans, créole 4000 L.
12. JANVIER, 22 ans, créole 3000 L.
13. JANCIN, dit COCO, 25 ans, créole 4000 L.
14. MAI, 40 ans, Congo, 2000 L.
15. JEAN-LOUIS, voyageur, 25 ans, créole 4000 L.
16. DIANACORE, 22 ans, créole 3000 L.
17. BENJAMIN, 20 ans, créole 4000 L.
18. NÉRON, 60 ans, Mondongue 1000 L.
19. PROTHÉE, infirme, 50 ans, Congo 1000 L.
20. GILLES, 16 ans, créole 2500 L.
21. ANNIBAL, vieux, 60 ans, Congo 2500 L.
22. CÉSAR, vieux, 65 ans, Congo 1000 L.
23. LOUIS, tombant du haut-mal, 30 ans, créole 1500 L.
24. MAURICE, gardien de places, 45 ans, Congo 2000 L.
25. LOUP, gardien de places, 30 ans, Congo 3000 L.
26. JEAN GAILLARD, gardien d’animaux, 20 ans, créole 4000 L.
27. THOMAS, vieux, infirme, 70 ans, Congo 400 L.
28. POMPÉE, vieux, 66 ans, Congo 150 L.
29. THÉODORE, gardien des places à nègres, 60 ans, Cgo 150 L.
30. JEAN-BAPTISTE, vieux, 60 ans, Mondongue, sans estimation
b) Négresses :
31. VÉNUS, ayant 4 grands enfants, 33 ans 1500 L. (dont Liberté, Suzanne & cie) 1500 L.
32. JUNON, 4 enf., dont 2 travaillant, 60 ans 1500 L.
33. COLETTE, 1 enf. trav., 66 ans, Mondongue 300 L.
34. GOY, servante, 20 ans, créole 4000 L.
35. FRANÇOISE, 5 enf. trav., infirme de tous ses membres
50 ans, créole 100 L.
36. FRANÇOISE, cuisinière, 1 enf. trav., 45 ans, Congo 3000 L.
37. TOINETTE, vieille, 60 ans, Congo, sans estimation
38. HENRIETTE, 45 ans, Congo 1500 L.
39. BONNE, 30 ans, Sondy 3000 L.
40. AGATHE, 3 enf., 2 trav., 40 ans, Congo 2000 L.
41 REINE, 25 ans, Sondy 3000 L.
42. CERÈS, 5 enf., 2 trav., 40 ans, Congo 1500 L.
43. MARIE-COLLETTE, 3 enf., 22 ans, créole 3000 L.
44. GRANDE KINGUE, 3 enf, 24 ans, créole 3000 L.
45. CATHERINE, 3 enf., 1 trav., 30 ans, créole 3000 L.
46. MAGDELEINE, 18 ans, créole 3300 L.
47. LOUISE, 20 ans, créole 3300 L.
48. MAINER, 24 ans, créole 3000 L.
49. PETITE KINGUE, 20 ans, créole 2500 L.
50. PÉLAGIE, 18 ans, créole 3000 L.
51. SUZANNE } 18 ans, soeurs jumelles, créole 1400 + 1400
52. JEANNE } 18 ans, soeurs jumelles, créole ‘’ ‘’
53. ANNE, 16 ans, créole 3000 L.
54. JULIENNE, espèce d’avorton, 16 ans, créole 1000 L.
c) Négrillons :
55. LAURENT, 17 ans, créole 1800 L.
56. PIERRE, 14 ans, créole 1800 L.
57. NOËL, 10 ans, créole 1800 L.
58. JOSEPH, 9 ans, créole 1400 L.
59. ALEXANDRE, 8 ans, créole 1200 L.
60. BASILE, 7ans, créole 800 L.
61. CHARLES, 6 ans, créole 600 L.
62. CASIMIR, 4 ans, créole 400 L.
63. JEAN, 1 mois, créole 150 L.
d) Négrilles :
64. VICTORINE, 12 ans, créole 2000 L.
65. BIBIANNE, 12 ans, créole 2000 L.
66. Grande SONNE, 12 ans, créole 2000 L.
67. THÉRÈSE, borgne, 8 ans, créole 1200 L.
68. GENEVIÈVE, 8 ans, créole 1500 L.
69. ZABÈS, 7 ans, créole 1000 L.
70. MARIE-NOËL, 6 ans, créole 750 L.
71. MARIANNE, 7 ans, créole 1200 L.
72. MARTHE, 3 ans, créole 300 L.
73. SOPHIE, 3 ans, créole 300 L.
74. VÉRONIQUE, 1 ans, créole 150 L.
75. MARIE-LOUISE, 1 mois, créole 150 L.
76 BERNABÉE, 6 jours, créole 150 L.
e) Bétail (mulets) :
1. Astor 400 L.
2. Jamaïque 800
3. Frégate 800
4. Charlotte 600
5. Trompeuse 300
6. Fanchon 600
7. Souret, 1 pied cassé, ne peut servir sans stimation
8. Nanon 700
9. Bijou 800
10. Brillant 660
11. Geneviève 500
12. Dauphine 400

 

NOTES :

1. André Legris, « Le profit ou la domination: la figure de l’esclave dans l’économie d’A. Smith » in F. Célimène, A. Legris (Dir), L’économie de l’esclavage colonial, CNRS, 2012
2. Joëlle Rochas, « Les Cabinets de curiosités dauphinois dans les origines scientifiques du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble (XVIII e -XIX e siècles) », L’Homme au coeur des dynamiques sociales, territoriales et culturelles, Poitiers-France, Oct. 2008
3. Manuel Covo, “Le Comité des colonies, une institution au service de la famille coloniale ?” in La Révolution Française, 3, 2012r
4. ibid
5. Souad Degachi, Barnave Rapporteur du Comité des Colonies (1789-1791), Révolution Française.net Éditions, septembre 2007
6. ibid

 

Ali Babar Kenjah, mai 2018 / ® Zion of Colors