Graphie officielle du créole haïtien : de la nécessité d’une vigilance critique

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Montréal, le 4 janvier 2017

Alors même que l’on croyait le sujet longtemps dépassé, la graphie du créole haïtien est aujourd’hui encore, chez quelques-uns, objet de confusion historique, d’amalgame et de préjugés réducteurs. C’est ce qui ressort de l’article « Rencontre avec Madeleine Begon Fawcett, lanceuse d’alerte (3) » – (Entrevue avec Marie Alice Théard, Le National, Port-au-Prince, 27 décembre 2016).

La lecture de la troisième partie de l’entrevue montre d’évidence que Madeleine Begon Fawcett charrie plusieurs erreurs historiques et des préjugés réducteurs et dommageables sur la graphie du créole ainsi que sur les enjeux réels des réformes éducatives passées.

Le lecteur attentif aura bien noté que Madeleine Begon Fawcett, dans son entrevue, ne prend appui sur aucun texte de référence, sur aucune étude sociolinguistique connue sur le créole pouvant conforter ses erratiques affirmations qui, je le précise, ne sont pas crédibles au plan scientifique. Ainsi, faisant fi des travaux de la créolistique de ces quarante dernières années et de toute référence documentaire accessible, elle trafique la vérité historique lorsqu’elle invente de toutes pièces un OVNI, une pseudo « réforme Connell-Laubach [sic] du créole avec une graphie américaine [sic] (pois devient pwa, manger une bouillie devient « bwè labouyi) ». À l’aide de ces clichés, elle alimente l’amalgame et la confusion et s’improvise aventureusement historienne de l’éducation sinon linguiste lorsqu’elle écrit, à propos de l’orthographe officielle du créole, qu’il s’agit d’une « graphie anglo-saxonne » [sic], de « graphie selon les Français » [sic] et de « graphie américaine [sic] imposée par les Américains »… Et puisqu’elle se donne le titre de « spécialiste de l’éducation » et s’exprime en tant que tel dans Le National, il y a lieu de rétablir les faits en particulier à propos de la graphie officielle du créole. Car dans un pays où règnent la précarité des savoirs et l’impunité face au « voye monte » trop souvent banalisé des « spécialistes » en tous genres et tout-terrains, c’est précisément le type d’approximations que nous sert Madeleine Begon Fawcett, cette manière superficielle, dilettante et pré-scientifique d’aborder les questions linguistiques et éducatives qui alimente la confusion entre les causes, les actions et les résultats, tout en privant le lecteur d’une vision critique rigoureuse et éclairée sur les sujets abordés…

Dans un texte fort bien documenté et d’une grande limpidité communicative, le linguiste Hugues Saint-Fort synthétise dans la clarté l’histoire de la graphie du créole haïtien. Je le cite longuement d’autant plus qu’il s’appuie sur les travaux de pionniers et de linguistes reconnus pour la haute rigueur scientifique et l’exemplarité de leurs recherches sur le créole.

« De tous les pays créolo-francophones de la Caraïbe, Haïti est le seul où a été adoptée par décret une loi autorisant l’écriture du kreyòl dans les écoles et fixant les principes de la graphie de cette langue. C’était en janvier 1980. Sept ans plus tard, en mars 1987, une constitution proclama le kreyòl la langue officielle d’Haïti à égalité avec le français qui jouissait tout seul de ce statut depuis 1918 durant l’occupation américaine. On connait bien maintenant (cf. Dejean 1980, Faraclas et alii 2010, Schieffelin & Charlier-Doucet 1998, Valdman 2005) l’histoire de l’orthographe du créole haïtien. Jusqu’aux années 1920-1930, les rares locuteurs haïtiens francophones qui écrivaient en créole ne suivaient aucun principe, aucun système d’écriture clair et se contentaient d’écrire la langue plus ou moins selon leurs humeurs du moment, plus ou moins selon l’orthographe française. Les premières orthographes systématiques du créole haïtien furent proposées en 1924 par Frédéric Doret et en 1939 par Christian Beaulieu. Ils étaient tous les deux Haïtiens. Cependant, leurs propositions ne furent pas écoutées (Schieffelin & Charlier-Doucet 1998).

Au cours des années 1940, un pasteur protestant irlandais du nom d’Ormonde McConnell et un éducateur américain spécialisé dans les questions d’alphabétisation, Frank Laubach, mirent sur pied une nouvelle orthographe systématique du kreyòl. Elle était basée sur l’alphabet phonétique international (API) mais la plupart des lettrés haïtiens de l’époque pensaient qu’elle était basée sur l’anglais et déclenchèrent une violente campagne contre son adoption. Aujourd’hui encore, tristement, un certain nombre d’Haïtiens continue à dire que c’est une orthographe « américaine ». Alors que c’est complètement faux.

Au cours des années 1950, deux intellectuels francophones haïtiens, Charles-Fernand Pressoir et Lelio Faublas, apportèrent des changements à ce que les défenseurs d’une certaine orthographe dite « française » considéraient comme une « horreur ». Il en résulta une orthographe  légèrement différente de ce qu’on appelait alors l’orthographe Laubach et on prit l’habitude de la désigner sous le nom d’orthographe Pressoir. Cette orthographe fit les beaux jours de tous ceux qui  prônaient la défense et l’illustration de la langue créole en publiant leurs textes dans cette langue. Par exemple, c’est en orthographe Pressoir que fut publiée une œuvre qui est considérée maintenant comme un chef-d’œuvre, le premier roman de la littérature haïtienne entièrement écrit en kreyòl, Dezafi (1975), du grand écrivain haïtien francophone et créolophone, Frankétienne.

Dans son livre « Comment écrire le créole d’Haïti » (1980) qui est une partie de sa thèse de doctorat de linguistique du même titre soutenue en septembre 1977 à l’université d’Indiana, le linguiste haïtien Yves Dejean rapporte que la première édition du livre d’Ormonde H. McConnell et d’Eugene Jr. Swan « You Can Learn Creole. A Simple Introduction to Haitian Creole for English Speaking People » date de 1945.  Dejean rapporte aussi que « Ormonde McConnell a été en Haïti, vers 1940, le premier inventeur d’une orthographe créole à mériter le qualificatif de système ou d’ensemble structuré et cohérent.»

Vers 1975, les milieux éducatifs officiels alors en pleine ébullition mirent sur pied une nouvelle institution appelée « Institut pédagogique national » (IPN) et un Groupe de recherches et d’études appelé « GREKA » (Gwoup rechèch pou etidye kreyòl ayisyen). Ils révisèrent l’orthographe dite « Pressoir » et en proposèrent une version légèrement modifiée, connue sous le nom de « orthographe IPN ». En fait, l’orthographe IPN ne se démarque de l’orthographe Pressoir que par six modifications (…). (…) le 31 janvier 1980, le gouvernement haïtien rendit publics les principes de la graphie du créole dont on allait se servir non seulement comme langue d’instruction mais aussi comme objet d’étude dans les écoles de la république. Actuellement, l’orthographe standardisée officielle du créole haïtien fait loi dans les milieux scolaires, universitaires, journalistiques, publicitaires, politiques, économiques, littéraires, commerciaux de la société haïtienne (…). On a dépassé d’une manière générale, quoiqu’en disent quelques attardés, l’amateurisme, l’insouciance et parfois l’ignorance qui ont dominé l’écriture du kreyòl pendant de longues années. Une chose est sûre : nous ne pouvons plus revenir aux écritures fantaisistes, farfelues qui représentaient la norme avant la systématisation de l’orthographe créole introduite par Ormonde McConnell et F. Laubach. » (Source : « Jusqu’où iront les dérives de l’écriture du créole haïtien », Potomitan, décembre 2014.) Je tiens à préciser que cette remarquable synthèse de l’histoire de la graphie du créole haïtien produite par le linguiste Hugues Saint-Fort s’appuie sur les études réalisées par des chercheurs reconnus pour la rigueur de leurs travaux. Les voici :

(1) Pradel Pompilus (1973). « Contribution à l’étude comparée du créole et du français à partir du créole haïtien ». Phonologie et lexicologie. Port-au-Prince : Éditions Caraïbes.

(2) Yves Dejean (1980). « Comment écrire le créole d’Haïti ». Montréal : Collectif Paroles.

(3) Nicholas Faraclas, Arthur K. Spears, Elizabeth Barrows, & Mayra Cortes Pineira (2010). « Orthography. The Haitian Creole Language. History, Structure, Use and Education ». Ed. by Arthur K. Spears & Carole Berotte Joseph. New York: Lexington Books.

(4) Bambi Schieffelin and Rachel Charlier-Doucet (1998). « The ‘Real’ Haitian Creole. Ideology, Metalinguistics, and Orthographic Choice ». In : Language Ideologies. Practice and Theory. Ed. by Bambi Schieffelin, Kathryn A. Woolard, & Paul V. Kroskrity. Pgs. 285-316. Oxford : Oxford University Press.    

(5) Albert Valdman (1984). « The Linguistic Situation of Haïti ». In : Haiti-Today and Tomorrow. Ed. by Charles Foster and Albert Valdman. Pgs. 77-99. New York : University Press of America.

(6) Albert Valdman (2005). « Vers la standardisation du créole haïtien ». In : Revue française de linguistique appliquée. Dossier : Les créoles : des langues comme les autres. Volume X-1/ juin 2005.

(7) Albert Valdman et alii (2007). « Haitian Creole-English Bilingual Dictionary ». Indiana University, Creole Institute.

En ce qui a trait au droit de parole et au droit à la pensée critique : il y a lieu de préciser ce qui suit à propos de l’expression diversifiée, en Haïti, de la parole ordinaire et de la parole spécialisée. Tout citoyen a le droit en tout temps de s’exprimer publiquement sur tout sujet de société qui le préoccupe. Le droit de parole, reconnu par la Constitution de 1987, est une conquête essentielle des Haïtiens contre l’obscurantisme imposé au pays par la dictature des Duvalier père et fils, fossoyeur de toutes les libertés citoyennes comme de toute pensée critique. Ainsi, n’importe quel Haïtien a le droit de s’exprimer librement sur une question de langue, d’éducation ou de santé même s’il n’est ni linguiste ni enseignant ni médecin. Toutefois son opinion ne saurait en aucun cas avoir la valeur reconnue ou normative d’un discours spécialisé en éducation, en linguistique ou en santé. Le simple citoyen ne peut pas poser un diagnostic spécialisé sur les maladies cardiovasculaires mais il a parfaitement le droit de s’exprimer sur l’obligation qu’a l’État de fournir des soins de santé à la population. Dans la vie de tous les jours la parole citoyenne ordinaire et le discours spécialisé au fondement de la pensée critique peuvent entrer en dialogue ou en débat et il est courant que le discours spécialisé enrichisse la parole citoyenne ordinaire. Mais il importe de ne pas confondre ces deux types de discours qui sont d’ailleurs formulés sur des registres différents. En revanche, lorsqu’une parole publiquement proférée se donne implicitement pour un discours expert, historique et/ou scientifique sans en avoir les compétences, on sombre facilement dans les clichés, dans la manipulation des faits convoqués ou dans l’amalgame réducteur. L’un des dangers qui guette la parole publique en Haïti est la quasi inexistence de garde-fous, de normes de contrôle et de régulation : cette parole se contente souvent d’exister, en soi, et n’a pas grand chose à voir avec la recherche de la vérité historique ou avec l’adhésion par la rigueur de l’analyse. Hors éthique de la parole publique, on fera ainsi croire au lecteur qu’il y a eu une « réforme Connell-Laubach [sic] du créole avec une graphie américaine » [sic], et qu’il s’agit tout à la fois de « graphie anglo-saxonne » [sic], de « graphie selon les Français » [sic] et de « graphie américaine [sic] imposée par les Américains »… (Sur l’éthique de la parole publique, voir notamment Roselyne Koren : « Pour une éthique du discours : prise de position et rationalité axiologique » ; Argumentation et analyse du discours 1 | septembre 2008.)

La troisième partie de l’entrevue de Madeleine Begon Fawcett ne nous apprend rien d’inédit ni de consistant ni de rigoureux ou de crédible sur l’histoire de la graphie du créole haïtien. Pire : les idées soutenues par cette « spécialiste de l’éducation » sur la graphie du créole ne sont pas conformes à la vérité historique ; tournant le dos à l’éthique du discours, elles sont également contraires aux enseignements des sciences du langage. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire d’en débattre publiquement afin que les jeunes –en particulier ceux qui s’intéressent de plus en plus aux droits linguistiques en Haïti, au droit à « la langue qui unit tous les Haïtiens », le créole–, ne soient pas intoxiqués par des idées fantaisistes sur la graphie du créole haïtien. C’est aussi pour cette raison, dans un esprit de partage des acquis en jurilinguistique et pour contribuer à éclairer une juste vision de l’universalité des droits linguistiques en Haïti que j’ai publiquement débattu des pseudo « droits linguistiques » des enfants haïtiens dans l’article « Les ‘’droits linguistiques des enfants’’ en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à l’Akademi kreyòl ayisyen ».

Sur les enjeux des réformes éducatives des quarante dernières années en Haïti et la problématique de l’aménagement linguistique au pays ainsi que sur la question des langues d’enseignement dans les écoles haïtiennes, voir, entre autres, le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol, Robert, Cothière, D., Fournier, R., Saint-Fort, H. Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Voir aussi, sur le site www.berrouet-oriol.com, le texte « Le droit à la langue maternelle : retour sur les langues d’enseignement en Haïti ».