Géométrie du savoir scolaire

— Par Roland Tell —

Dans son Épître aux Éphésiens (III , 18), Saint Paul attribue, à l’esprit humain, quatre dimensions, qui sont la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur. Que faut-t-il en retenir, hors toute visée ascétique, hors toute référence à la contemplation des saints, mais en vue d’une formation en enseignement ? Que peut en espérer le réalisme scolaire pour sa pédagogie ?

Oui, dans l’ordre naturel qui est le nôtre, l’esprit humain, oeuvre immatérielle, est faite d’une structure de pensée, d’une hiérarchie de valeurs, d’un registre de signifiance, et de sécurité, et enfin d’une vie, qui le caractérise en propre. La ligne d’intelligibilité, ou ligne de l’intelligence, n’est donc pas l’unique et seule dimension, à partir de laquelle, d’ailleurs, travaille exclusivement l’école. Qui n’a pas en mémoire le fameux quotient intellectuel ? Aussi, pour réussir de manière optimale sur le plan pédagogique, l’esprit enfantin a besoin que l’on prenne en compte les trois autres dimensions, susceptibles, elles aussi, d’aider l’élève à apprendre. Par exemple, il faut également retenir la largeur, l’ampleur croissante des connaissances – dimension essentielle, qui nourrit l’appétit de savoir, par quoi l’esprit regarde avec désir vers les sommets, vers les lumières matinales de la culture humaine, dont il veut être irradié. Que dire de la hauteur de vues, vers quoi il veut aussi s’élancer, et se réfugier comme en une sagesse ? Enfin, la profondeur, qu’on ne sait toujours pas enseigner, car touchant ce qui est au-delà des apparences écolières, ce qui fait qu’il y a, chez l’apprenant, beaucoup d’inassouvi, une soif d’aspiration jamais satisfaite ! Entre « donner et recevoir », il y a plus que des manques, il y a l’obscurité de l’échec, jusqu’au salut par un soutien extérieur.

Telles sont les dimensions immatérielles de l’esprit enfantin, considérées, en elles-mêmes, comme autant de sources jaillissantes pour une scolarité réussie. Il reste à voir maintenant comment il peut y avoir action pédagogique, dans les quatre dimensions définies, et pas seulement sur la ligne de l’intelligence, comme actuellement. D’où la nécessité d’un changement de nature pédagogique, à partir des points d’ancrage, fournis par les quatre dimensions de l’esprit, considérées chacune comme des dimensions pour connaître et pour agir, selon une structuration progressive des enseignements, amenant chaque fois les élèves à une grande qualité de dialogue, et à une grande quantité d’expression, selon un savoir scolaire, qui reste le savoir de l’action. C’est donc tout le mouvement de la pédagogie, qu’il s’agit de mettre en lumière, pour transformer la vie de la classe, non la psychologie ! Certes, une discordance institutionnelle s’est établie entre la position de l’enseignant et les besoins individuels et sociaux. Les professeurs doivent répondre à des demandes de réussite, en provenance de milieux socio-culturels très différents, en s’appuyant sur la seule dimension de l’intelligence de chacun. Ce modèle d’enseignement est à bout de souffle, il va d’échec en échec, il n’y a pas d’évolution possible, en dépit des actions de rattrapage et de soutien, en école, ou par programmation sur internet. Dans l’un comme dans l’autre cas, la médiation concrète et la stratégie sont indispensables. Par exemple, le dialogue avec l’élève soutenu doit être le véritable objectif du soutien personnalisé : c’est lui qui rétablit l’unité entre les options proprement pédagogiques, et les transformations attendues. Le dialogue avec le maître de soutien détermine une maturation, qui dépasse toujours la signification des problèmes posés. C’est pourquoi le dialogue en soutien est en même temps un instrument d’éducation, et un instrument opérationnel. C’est un axe essentiel de la dynamique des rapports humains, parce que c’est une relation éducative fondamentale, à caractère évolutif et personnel. Autrement dit, la dynamique des rapports humains est orientée avec le souci d’offrir les conditions optimales de l’autonomie. Elle est donc inachevée par nature, elle est toujours renaissante, toujours renouvelée, et toujours mise en question, parce qu’elle est difficile à assurer et à maintenir. Mais cette option méthodologique du dialogue parait urgente et nécessaire dans le cas du soutien scolaire. C’est pourquoi, la transformation de la relation enseignant-élève est solidaire d’une transformation de la relation parents-enfants. Il s’agit de réunir ainsi les véritables conditions d’une éducation de la personne.

Certes, il y a l’autre articulation, préconisée par la prise en compte des quatre dimensions de l’esprit enfantin. Elle s’inspire en tous points des méthodologies instrumentales : c’est la nécessité d’assurer, même à travers des processus vivants et spontanés, un minimum de didactisme conscient, et minutieusement organisé : la dynamique psycho-sociologique a un effet fascinateur, dans lequel il faut s’engager, mais vis-à-vis duquel il faut prendre un recul réflexif et lucide.

L’exigence de didactisme ne doit jamais être abandonné. C’est là qu’apparaît la responsabilité du professeur, notamment par rapport à des exigences et à des finalités, de caractère opérationnel et instrumental. Cela ne veut pas dire que l’enseignement, proprement instrumental, soit autonome, par rapport à la relation éducative. Au contraire, celle-ci est prise par l’enseignement et par le didactisme, sous un angle d’action précise, ordonnée et distribuée : exemples, présentation d’éléments d’information et de la connaissance, exercices, jugement sur l’exercice, rétroaction du jugement sur l’exercice, sur la distribution de l’information. Les exigences didactiques demeurent, et elles méritent d’être scientifiquement affinées : construire chez les élèves une mémoire permanente interne, orientée vers certains résultats, et articulée à une mémoire externe, qui est constituée par des cadres de travail et de référence. Ces affinements dans le processus didactique constituent un objet de la rénovation pédagogique, vers la prise en compte des quatre dimensions de l’esprit. La reconversion pédagogique suppose ainsi pour l’enseignant de penser son enseignement en termes opérationnels, en termes d’objectifs, de contrôle, d’invidualisation des procédures, et d’action permanente des programmes sur l’élève. C’est une attitude générale, destinée à envelopper toutes les techniques, toute recherche, tout effort d’amélioration.

Articuler un programme sur les dimensions de l’esprit, c’est extrèmement concret. De même, à l’issue du programme, contrôler les acquisitions, c’est-à-dire déterminer des épreuves objectives, c’est donner de la clarté à des considérations, portant sur les objectifs. A travers des démarches de ce genre, se construit un mécanisme appelé « la dissociation opératoire ». L’enseignant, c’est un homme (ou une femme) capable de dissociation opératoire, ou de distanciation opératoire, qui consiste, par delà le rapport linguistique avec l’élève, à percevoir le fonctionnement même de ses mécanismes mentaux : c’est l’art du professeur instrumental.

En effet, la mutation fondamentale vers la détermination de procédures pédagogiques autonomes joue comme la dynamique des rapports humains. Les rapports personnels avec la connaissance peuvent être plus forts sur un programme ramifié, que sur un rapport personnel de type collectif. De sorte que l’insertion de la programmation pédagogique, dans la détermination des actes pédagogiques, est extrêmement subtile : par exemple, on peut avoir une programmation de diagnostic ou d’orientation, c’est-à-dire que l’analyse des cheminements et l’analyse des fautes permettent de définir les aptitudes et les tendances : c’est un moyen d’investigation progressive, infiniment plus fine et plus large que la détermination du quotient intellectuel, parce qu’il fait intervenir une procédure plus longue de cheminements, et le problème de la validation ne se pose pas, puisqu’il s’agit d’une tâche réelle. Il peut y avoir également des programmations de reprises et de consolidation, qui peuvent fixer, par ordre, les notions apprises dans d’autres contextes. De même encore, il y a des programmations didactiques, portant sur les points sensibles du système d’enseignement.

Cette deuxième tendance, c’est l’exigence d’organisation de la rationalisation, en matière éducative. Elle marque le passage, dans l’enseignement, du point de vue technologique, bien que la technologie ne réserve pas son travail uniquement à l’instrumentalité, mais aussi à la dynamique des rapports humains : l’audio-visuel, en particulier, le numérique aussi, jouent un rôle dans les processus psycho-dynamiques, comme dans les processus inducteurs. C’est donc, à l’intérieur de la technologie éducative elle-même, qu’il faut retrouver les options et les voies d’analyse, définies au niveau de la pédagogie générale. En conclusion, s’agissant de la prise en compte des dimensions de l’esprit, il s’agit de réaliser, entre la technologie éducative et les aspects socio-psychologiques, une organisation et un dosage, variant évidemment selon la nature et les objectifs de chaque opération particulière. Ce dosage est destiné à évoluer, pour passer du mode de l’alternance à celui de l’intégration, en faisant entrer les questionnaires et les progressions propres à la programmation, à l’intérieur même du message audio-visuel, au lieu de les faire se succéder. Cette organisation évolue donc de la juxtaposition à l’intégration.

En conclusion, s’agissant de l’art du professeur instrumental, dans son souci d’organisation et de mise en lumière des dimensions de l’esprit enfantin, de ses diversités cachées, il n’y a pas de contradiction entre les deux impératifs de l’instrumentalité, par le didactisme, et par la technologie, avec la socio-dynamique de la relation éducative, à l’intérieur d’un même mouvement. La constitution des règles logiques, quelles qu’elles soient, et des règles opérationnelles quelles qu’elles soient, peuvent toujours apparaître comme la manifestation d’une liberté, quand elles sont élaborées et créées, pour l’avancée scolaire, et le développement personnel de l’enfant.

ROLAND TELL