Genre, Négritude et Créolité en Caraïbe : « La parole des femmes »

— Par Myriam Moïse(*) —

Souvent laissée en marge de l’Histoire, les femmes caribéennes ont longtemps été dévalorisées, ignorées, ou effacées des discours hégémoniques et patriarcaux. Ce déni et cette incapacité à entendre les voix des femmes de la région ont été constamment dénoncés dans les travaux des théoriciennes et intellectuelles de la région. L’essai de Maryse Condé « La parole des femmes » publié en 1979 démontre l’urgence de l’époque s’agissant de faire entendre et réévaluer les voix de femmes dans la Caraïbe. En 1990, la théoricienne féministe trinidadienne Carole Boyce-Davies définit l’absence de voix féminine comme double : d’une part, l’absence de voix comme « absence historique du texte de la femme écrivain c’est à dire l’absence d’une position spécifiquement féminine sur des questions telles que l’esclavage, le colonialisme, la décolonisation, les droits des femmes et sur des questions sociales et culturelles plus directes », et d’autre part, l’absence de voix comme « le silence c’est-à-dire l’incapacité à exprimer une position ainsi que la construction de la femme comme silencieuse dans certains textes » (Out of the Kumbla).

La parole féminine historiquement exclue des discours dominants

Dans la Caraïbe anglophone, les femmes ont longtemps été exclues des discours dominants et ont eu du mal à imposer leurs voix et à développer leur « agentivité » (du terme anglais « agency »), c’est-à-dire leur capacité à agir et à renverser les rapports de pouvoir. Au début des années 30, les écrivains caribéens eux-mêmes, par exemple le Jamaïcain Claude McKay et le Trinidadien Alfred Mendes dans leurs romans respectifs Banana Bottom et Black Fauns ont contribué à cette absence d’agentivité car ils ont souvent disqualifié ou déprécié les voix de leurs homologues féminines en les qualifiant de simples bavardages ou commérages. Pourtant, la fin des années 80 a vu l’émergence des productions intellectuelles des femmes de la Caraïbe et l’absence de points de vue féminins n’est aujourd’hui plus d’actualité en ce qui concerne les productions littéraires dans la Caraïbe anglophone. Celle-ci regorge en effet d’écrivaines et intellectuelles contemporaines talentueuses et reconnues chez elles et dans la diaspora: Jamaica Kincaid, Merle Hodge, Olive Senior, Dionne Brand, Merle Collins, Grace Nichols, Erna Brodber, Opal Palmer Adisa, Paule Marshall, Lorna Goodison, Nalo Hopkinson, Makeda Silvera, parmi tant d’autres.

Les femmes de la Caraïbe française ont en revanche une histoire bien différente et il semble qu’elles aspirent encore aujourd’hui à se positionner et à affirmer leurs voix, en particulier dans les cercles intellectuels et politiques. Si en Guadeloupe, il semble que les intellectuelles et écrivaines aient également réussi à affirmer leurs voix dans les sphères littéraires et politiques (On pense à Gerty Archimède, Dany Bébel-Gisler, Lucette Michaux-Chevry, Maryse Condé, Simone Schwarz-Bart), le contexte martiniquais est différent. Dominés par les hommes, les milieux intellectuels ont vu l’émergence d’écrivains et théoriciens majeurs reconnus à l’échelle internationale et dont le génie, l’érudition et le charisme sont incontestables (Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant, et les trois auteurs de l’Éloge de la Créolité Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant). En revanche, la pensée produite par les Martiniquaises a été vraisemblablement sous-estimée par ces écrivains brillants qui ont eu en effet tendance à affirmer en premier lieu l’identité nègre, la créolité ou l’identité-relation. Il faut dire que la question de l’inclusion des voix féminines ou celle de l’égalité des genres n’étaient pas à l’ordre du jour.

L’Internationalisme noir de Jane Nardal

Les intellectuelles et écrivaines contemporaines martiniquaises ne sont pourtant pas restées dans le silence, elles ont élaboré et ont émis des points de vue importants sur les complexités de la construction identitaire martiniquaise mais leurs voix n’ont pas été entendues et valorisées à l’époque. Un certain nombre d’intellectuelles martiniquaises ont mené des réflexions et produit des textes éclairants avant et pendant la période marquante du mouvement de la Négritude, et souvent côte à côte avec leurs partenaires masculins. L’existence d’une forte généalogie féminine au cœur même de la Négritude est en effet indéniable même si elle a été sous-estimée par les structures patriarcales. Les Martiniquaises Suzanne Lacascade, Suzanne Césaire, Paulette Nardal et Jane Nardal ont toutes posé la question de la négritude en y intégrant la perspective genrée. L’essai de Jane Nardal « Internationalisme noir » a été publié en 1928 dans La Dépêche africaine, soit dix ans plus tôt que le Cahier de Césaire qui fut toutefois considéré comme l’unique marqueur historique du début de la Négritude. Si l’on ne peut pas raisonnablement comparer un chef-d’œuvre poétique à un court essai, aussi éclairant fut-il, il faut admettre que le texte de Jane Nardal expose un point de vue avant-gardiste sur la construction identitaire, la race noire et la dualité des subjectivités noires antillaises. Jane Nardal est en fait l’une des premières à poser la question « Qui sommes-nous dans ce monde de Blancs? » et à théoriser le fait d’être noir(e) dans un contexte martiniquais complexe.

Suzanne Césaire et « Le malaise d’une civilisation »

Quant à la voix de Suzanne Césaire, épouse et mère des enfants d’Aimé Césaire, si ses textes de ne peuvent être envisagés sous un label strictement antillais, elle a souvent entrepris de souligner la nécessité de la connaissance et de la conscience de soi; l’affirmation de la construction d’une identité noire était donc une de ses préoccupations récurrentes. Dans son essai « Le Malaise d’une civilisation » publié dans le journal Tropiques en avril 1942, un texte aujourd’hui considéré comme sa contribution majeure à la Négritude, Suzanne Césaire interroge l’ambivalence de l’identité martiniquaise et pose en quelque sorte la question de l’aliénation que Fanon posera dix ans plus tard dans Peau noire, masques blancs. Elle y pose la question identitaire à savoir ce qu’est le Martiniquais “fondamentalement, littéralement et unilatéralement” et comment il vit pour en conclure à l’apparition d’une contradiction déconcertante : « La plus troublante réalité est nôtre. Nous agirons. Cette terre, la nôtre, ne peut être que ce que nous voulons qu’elle soit. »

Le manifeste de la Créolité de Marie-Thérèse Lung-Fou

L’écrivaine et artiste martiniquaise Marie-Thérèse Lung-Fou, première Antillaise diplômée des Beaux-Arts, appelait déjà à une meilleure compréhension entre les peuples et posait les premières pierres d’une pensée de la Créolité dans le manifeste inaugurant sa revue « Dialogue » en 1956. Lung-Fou y prônait dès lors la relation entre les peuples par « un esprit dégagé de toute prévention, échappant aux dogmes, aux normes, aux critères habituels », ceci afin de « voir resplendir un humanisme universel ». « Ceux qui peuvent se prévaloir d’appartenir aux Arawaks, aux Caraïbes, aux Incas, mais aussi aux Africains, aux Occidentaux, aux Indous, aux Asiatiques, ceux qui se trouvent « au carrefour », les sang-mêlé, clament et lancent à leur tour leur message au monde, conviés au « Banquet », ils parlent et engagent le « DIALOGUE », cette revue est essentiellement la leur. »

Il semble donc que l’idéologie de la Négritude, la pensée de la Créolité et du Tout-Monde aient été véhiculées par autant d’hommes que de femmes martiniquaises à travers leurs essais, romans, textes poétiques et représentations artistiques. Les intellectuelles, écrivaines et artistes martiniquaises ne sont pas restées dans le silence, elles ont élaboré et ont émis des points de vue majeurs sur les complexités de la construction identitaire martiniquaise. Des années 1930 à nos jours, les écrivaines martiniquaises n’ont donc cessé d’explorer les angles de réflexion qui leur permettraient de dépasser les normes imposées afin d’affirmer leurs identités féminines caribéennes intersectionnelles. Un certain nombre d’écrivaines et artistes martiniquaises émergentes font désormais entendre leur voix qui résonnent au-delà des modèles normatifs et patriarcaux pour aborder des préoccupations aussi diverses que les futurismes caribéens, l’esthétique du corps des femmes noires, les écologies intersectionnelles, l’écoféminisme caribéen ou les spiritualités alternatives (Fabienne Kanor, Nicole Cage, Nadia Chonville, Isis Labeau-Caberia, Gladys Gambie, Louisa Marajo, parmi beaucoup d’autres).

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(*) Myriam Moïse, vice-présidente aux relations internationales et maître de conférences en études anglophones à l’université des Antilles