Fruits tropicaux et Parkinson caribéen : l’envers toxique d’un patrimoine alimentaire

— Par Sarha Fauré —

Dans les territoires d’outre-mer français, où traditions culinaires et remèdes naturels se transmettent depuis des générations, certains fruits tropicaux occupent une place de choix. Corossol, cachiman, pomme cannelle… Ces douceurs exotiques sont réputées pour leurs bienfaits relaxants, antioxydants, voire médicinaux. Pourtant, une série d’études menées depuis plus de vingt ans par des chercheurs du CHU de Guadeloupe et de l’Institut du Cerveau à Paris jette une lumière nouvelle — et inquiétante — sur ces pratiques alimentaires ancestrales.

Un Parkinson atypique aux racines environnementales

À l’origine de cette recherche de longue haleine, une observation clinique déroutante : aux Antilles, de nombreux patients atteints de la maladie de Parkinson présentaient des symptômes bien différents de ceux décrits dans les manuels classiques. En plus des signes moteurs habituels (tremblements, rigidité, ralentissement des gestes), ces patients souffraient fréquemment de pertes de mémoire, de troubles de l’équilibre, voire d’hallucinations. Cette forme particulière, désormais qualifiée de « Parkinson caribéen », concernerait près de 70 % des cas locaux.

Le Dr Jean-Médard Zola, neurologue au CHU de Guadeloupe, précise que cette variante de la maladie se distingue par une atteinte cognitive précoce, bien plus sévère que dans les formes classiques. “Nous avons été interpellés par la fréquence élevée de troubles intellectuels dès les premiers stades de la maladie, ainsi que par des symptômes peu communs comme les chutes inexpliquées ou les troubles de déglutition”, confie-t-il.

L’annonacine : une molécule végétale neurotoxique

Les scientifiques ont fini par identifier un facteur environnemental commun aux patients : la consommation régulière de certains fruits tropicaux, en particulier le corossol et ses proches cousins botaniques. Ces fruits contiennent une molécule naturelle appelée annonacine, soupçonnée d’être à l’origine de cette forme sévère de neurodégénérescence.

L’annonacine agit comme un poison insidieux : très lipophile, elle traverse facilement la barrière hémato-encéphalique et s’accumule dans le cerveau, où elle bloque la respiration cellulaire, privant les neurones d’oxygène et d’énergie. Ce déficit énergétique chronique entraîne la mort progressive des cellules nerveuses. Pire encore, cette molécule favoriserait l’agrégation de protéines toxiques, mécanisme clé dans plusieurs maladies neurodégénératives, dont Parkinson et Alzheimer.

Selon le Dr Patrick-Pierre Michel, chercheur en neurosciences à Paris, l’effet de l’annonacine est comparable à celui de certains pesticides, en raison de son mode d’action cytotoxique. À la différence d’un poison aigu, ses effets apparaissent de manière lente et cumulative, à l’image des dommages causés par l’alcool sur le foie.

Une crise sanitaire aux implications culturelles

Ce lien entre alimentation traditionnelle et pathologie neurologique pose un véritable dilemme de santé publique. Aux Antilles, ces fruits ne sont pas de simples denrées alimentaires : ils incarnent une mémoire collective, une pharmacopée naturelle et un art de vivre. Ils sont consommés frais, en jus, en sorbet, en infusion ou encore sous forme de compléments alimentaires.

Or, la concentration d’annonacine varie considérablement selon les modes de préparation, et peut être particulièrement élevée dans certains produits transformés. Les chercheurs insistent sur la nécessité d’informer le public, sans pour autant céder à l’alarmisme. “Il ne s’agit pas de diaboliser ces fruits ni de rompre brutalement avec la tradition, mais d’encourager une consommation modérée et consciente”, explique le Dr Zola.

Des précédents qui interpellent

L’histoire offre un précédent édifiant. Dans les années 1950, l’île de Guam, dans le Pacifique, a connu une épidémie de syndromes parkinsoniens atypiques, liée à la consommation de farine de cycas, riche en neurotoxines végétales. Après l’abandon progressif de cette pratique alimentaire, les cas ont pratiquement disparu en une génération. Ce scénario renforce l’idée qu’une cause environnementale seule peut suffire à déclencher une maladie neurodégénérative, dans certaines conditions d’exposition.

Vers une réglementation et une recherche renforcées

Face à ces résultats, les scientifiques réclament des mesures concrètes, comme l’introduction d’un étiquetage obligatoire pour les produits contenant des fruits annonacés, ou la définition de seuils de consommation acceptables. Des travaux complémentaires sont également en cours pour explorer les interactions entre annonacine et autres facteurs de risque, tels que les pesticides agricoles ou les prédispositions génétiques.

Avec plus de 175 000 personnes atteintes de Parkinson en France et 28 000 nouveaux cas chaque année, cette découverte soulève des questions bien au-delà des Antilles. Elle rappelle surtout que l’alimentation et l’environnement jouent un rôle déterminant dans l’émergence de maladies chroniques complexes, et que préserver la santé publique passe aussi par une réévaluation lucide de certaines habitudes culturelles.

Illustration : Wikipedia