« Fragments », textes Hannah Arendt, adaptation Bérengère Warluzel, m.e.s. Charles Berling

Festival d’Avignon, Présence Pasteur du 7 au 28 juillet 2021

Qu’est-ce que penser? Rien n’est plus naturel, et pourtant rien n’est plus rare. Penser n’est pas automatique. Contrairement à une idée répandue, penser n’est pas agir. Il y faut un recul, un retrait. Pour penser, il faut le désirer. Et c’est ce désir de penser, comme une aventure collective, joyeuse et féconde que doit suciter le théâtre. Dès lors, suffit-il de placer bout à bout des extraits de textes d’Annah Arendt sur la question pour y parvenir? Certes non: il y faut une véritable adaptation, reposant sur une sélection pertinente et un habile montage, non moins qu’une véritable mise en scène. Pour ce faire, Bérengère Warluzel et Charles Berling ont oeuvré conjointement au travail scénique. Le plateau propose un dispositif suggestif du travail de pensée collective: une table, des chaises vides, d’autres occupées par des marionnettes de taille humaine, des pilles de livres, un piano, un tableau sur lequel viendront figurer des dessins emplis d’images projetées en vidéo. La dimension sonore joue également un rôle essentiel: la comédienne (Bérengère Warluzel) chemine dans le texte d’Hananh Arrendt portée par sa propre voix en play back. Ce flux vocal est modéré ou amplifié selon les passages; il est jalonné et accentué par des silences ou des notes de piano (certaines jouées en direct par la comédienne elle-même). Car il s’agit de donner à entendre les textes théoriques de la philosophe, mais aussi ses incursions dans l’écriture poétique.

Et parmi les textes théoriques, Bérengère Warluzel a privilégié ceux qui sont les plus actuels; tous ceux qui analysent le mécanisme de l’idéologie ( d’autant plus puissante aujourd’hui qu’elle ne se donne pas comme telle), celui de la culture de masse. Une large partie des extraits est issue du texte de 1961, La Crise de la culture. C’est éblouissant de clarté et de pertinence pour notre époque. Tout se passe comme si H. Arendt avait anticipé les pires travers de la société de consommation (elle propose une définition lumineuse de l’anthropocène sans mentionner le terme) et de la culture de masse. La société de consommation propose en guise d’objets culturels des objets de divertissement. Or, là où l’objet culturel, artistique se définit par sa nouveauté, son aptitude à réinventer l’humain et sa perennité, l’objet divertissant est un bien de consommation : comme tel il est standardisé, destiné à disparaître, à être détruit, ce qui est le propre de la consomation.

A l’instar de celui-là, les textes retenus sont lumineux et portés magistralement par une comédienne qui sait tout faire: mettre le texte en valeur, se déplacer dans l’espace, danser, jouer du piano. Elle ne représente pas H. ARendt, ce n’est pas un biopic. Elle incarne une idée, elle incarne le désir de comprendre, la soif de vivre, qui sont une seule et même chose. Elle est vibrante, intériorisée, inspirante. Soutenue par un travail de la lumière et de la vidéo sobres mais efficaces, elle atteint pleinement son objectif et le spectateur sort du spectacle revigoré et plein du désir de partager cette expérience collective de pensée.

Michèle Bigot