« Femme, vie, liberté – Une révolution iranienne », un film de Claire Billet & Mohamad Hosseini

Un an après l’assassinat qui a embrasé l’Iran, ce documentaire relate, à l’aide d’images tournées clandestinement et de témoignages, une insurrection féministe et populaire à l’immense impact.

« Lorsque j’ai appris le meurtre de Mahsa, ma première réaction a été la rage », témoigne Narges Mohammadi, qui a suivi les événements de la prison d’Evin où elle est détenue. Dans une missive bouleversante, lue par l’actrice iranienne exilée Golshifteh Farahani (qui témoigne dans le film), cette militante des droits de l’homme évoque aussi son combat pacifique contre un « régime religieux, misogyne et tyrannique » et ses dures conditions de détention.
Le 16 septembre 2022, à Téhéran, le meurtre par la police de la jeune Mahsa Amini, arrêtée pour « port du voile non conforme à la loi », déclenche une insurrection sans précédent. En quelques heures, un mouvement spontané se forme autour du cri de ralliement : “Femme, vie, liberté.” Pour la première fois, des femmes, rejointes par les hommes et les étudiants, en sont à l’initiative : elles descendent en masse dans la rue et retirent leur voile, symbole honni de la République islamique. La population iranienne, toutes régions et catégories sociales confondues, se soulève. Les réseaux sociaux s’enflamment. La diaspora (de 5 millions à 8 millions d’Iraniens) prend le relais et le monde entier découvre l’ampleur de cette mobilisation : se pourrait-il, cette fois-ci, que le régime théocratique soit renversé ?

Colère et désobéissance civile
À cette révolte les mollahs répliquent de manière féroce, emprisonnant des dizaines de milliers de personnes et causant plus de 400 morts. Mais la peur suscitée par cette répression s’accompagne désormais d’une rage tenace et d’une propension grandissante à la désobéissance civile. Les exécutions publiques, le gazage des écoles de filles sanctionnant l’activisme des élèves, les tirs dans la foule et les arrestations n’entravent plus la détermination du peuple iranien. La contestation perdure, et des dissensions surgissent chez les Gardiens de la révolution, le rempart du régime. Ce film retrace ce soulèvement de l’intérieur en puisant dans l’avalanche de vidéos publiées sur les réseaux sociaux durant les émeutes et dans les images tournées clandestinement et courageusement sur place par une équipe iranienne. Tout en préservant leur anonymat, il recueille les témoignages de manifestants et d’activistes, éclairage complété par celui d’opposants au régime en exil. Il rappelle l’extrême pauvreté du pays et les fondations fragiles d’un pouvoir verrouillé, miné par la corruption et l’autoritarisme : le guide suprême Ali Khamenei, ce « dictateur » dont la jeunesse en colère a déchiré maints portraits, contrôle justice, élections et médias, tandis que des gangs mafieux font tourner l’économie. Dans le feu des témoignages et des images, parfois d’une grande violence, documentant cette révolte historique, au fil de cette immersion instructive et poignante, une question demeure : quel épisode décisif mettra fin à la dictature ?

Réalisation Claire Billet Mohamad Hosseini
Pays France
Année
2023

 

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Femme ! Vie ! Liberté !
Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran
Chowra Makaremi

Depuis septembre 2022 des femmes et des hommes, souvent jeunes, se sont engagés en Iran dans un travail de conquête politique et d’ouverture des possibles qui nous remue à un endroit précis : celui de la possibilité, toujours, du soulèvement. Voici la chronique à distance d’une révolte qui s’est installée dans la durée avec surprise, audace et incertitude. Ce long automne insurrectionnel convoque aussi d’autres séquences de l’histoire iranienne, se trouve éclairé par d’autres mouvements, d’autres mémoires de luttes et de violences. Une histoire longue du pouvoir et de la résistance, que Chowra Makaremi connaît par son passé familial, par ses recherches également, en tant qu’anthropologue attentive aux contre-archives et aux émotions collectives.
L’autrice donne aux événements une profondeur de champ qui permet d’en identifier les genèses multiples, et de saisir le basculement révolutionnaire irréfutable qu’ils représentent. Elle compose une archive à la lumière orange des feux de rue, devenus le symbole d’une révolte qui se vit comme une combustion de colère, une profanation, une contagion.

Extrait :
« La révolution est plus proche de vous que la jugulaire de votre cou »
La photo, prise dans une rue de Téhéran, est celle d’une jeune fille qui marche derrière une brigade de police en treillis militaire et tenue antiémeute. Elle porte une veste blanche, un jean délavé et des baskets ; ses cheveux roux sont ramenés en queue-de-cheval sur sa nuque. Nous sommes en octobre 2022. Certaines images capturent des instants d’une révolte, comme celle, en 2019 à Beyrouth, d’une insurgée qui donnait un coup de pied circulaire à un milicien. Ici, au contraire, c’est pour la caméra que la manifestante emboîte le pas des policiers, à leur insu. Elle mime dans son corps de jeune fille le rythme de leur marche martiale, le balancement de leurs bras, pour produire cette image dont la circulation est une autre façon, en mode mineur, d’occuper l’espace public. Son geste de clown retourne la menace. Le danger qui plane derrière les forces de l’ordre est une femme sans son voile. La légende dit : « La révolution est plus proche de vous que la jugulaire de votre cou. »

Comme toutes les nuits de l’automne 2022, comme des dizaines de millions d’autres Iraniens et Iraniennes dans le monde, j’étire les heures qui me séparent du sommeil en faisant défiler les photos et les vidéos sur mon téléphone. J’aimerais posséder un porte-document virtuel organisé en dossiers soigneusement étiquetés pour ranger, classer chaque image et pouvoir ensuite facilement la retrouver. Mais je n’ai pas le temps, il y en a trop. Elles arrivent en flux tendu et il semble impossible de les considérer une par une. Je saute d’un média à l’autre : des fils Telegram, Twitter, Instagram, d’innombrables nouveaux groupes auxquels j’ai été ajoutée sur WhatsApp, des sms de mon père qui m’envoie des liens – « Tu as vu ça ? ». Puis, quand je retourne sur Telegram, encore des dizaines de nouvelles images. Nous les regardons circuler et nous nous émouvons. À distance, les événements prennent la forme d’un assemblage de scènes qui défilent et parfois se répètent sur nos écrans, et pourtant ils nous imposent leurs rythmes et leurs affects. Que peut-on connaître d’un soulèvement à travers ces images, ces voix et ces fragments de lutte ? Ceux-ci font ricochet à la surface d’un monde social qui nous reste hors d’atteinte. Mais ils acquièrent une autre épaisseur et une autre densité lorsqu’ils entrent en résonance avec des séquences de l’histoire postrévolutionnaire iranienne, d’autres soulèvements et d’autres luttes, d’autres formes de violence et tentatives avortées de changement. Cette épopée du pouvoir et de la résistance, je la connais intimement par mon histoire familiale, et je la connais également car je l’étudie en tant qu’anthropologue. Depuis dix ans, je scrute les contre-archives d’une histoire qui s’est fabriquée en liquidant ces mémoires contraires en Iran.

J’ai commencé à écrire en septembre 2022, pour faire un peu de lumière sur les événements, par discipline personnelle face à l’actualité et aux périls de submersion digitale qu’on encourt quand on s’accroche trop étroitement à elle. Ce travail s’est transformé en un texte adressé, en prenant la forme de chroniques rédigées à distance qui portent un regard à double focale sur la longue saison insurrectionnelle en Iran : au jour le jour d’une révolte qui s’installe dans la durée, tout en dépliant l’histoire et les enjeux sociaux dans lesquels elle résonne. Je voulais produire, pour les événements contemporains, le genre d’ouvrages-témoins, d’ouvrages-ancrés, d’ouvrages-datés collés aux faits, inscrits dans leur vie émotionnelle, fidèles à l’anecdotique qui en fait la texture, le genre de documents qui, dans mes recherches sur le passé, m’ont le plus touchée. Garder trace de la micro-événementialité de ce soulèvement révolutionnaire, qui en donne le ton. Avec le tâtonnement de ce qui se fait à chaud, parler de ce que j’ai vu à la lumière orange des feux de rues, images d’une révolte qui se vit comme une combustion de colère, comme une profanation et comme une contagion. En parler en faisant place aux correspondances, aux libres associations de souvenirs, aux éclairages thématiques. Reprendre la tradition des femmes de ma famille, la mère de ma mère, sa mère et ses aïeules, qui tissaient des fils et dessinaient des motifs dans la trame, comme me le rappellent les tapis qui meublent la pièce depuis laquelle j’écris en France. Je suis rivée aux événements, à travers les écrans : sans me départir de cette distance paradoxale, je veux donner à l’irruption de cette révolte spontanée une profondeur de champ qui permette d’en identifier les genèses multiples, mais aussi de saisir le basculement irréversible qu’elle représente, quel qu’en soit le futur.

La jugulaire, veine vitale du cou, est le lieu physiologique de la colère en persan : pour dire l’outrage, on dit d’une personne qu’elle a la jugulaire qui gonfle. C’est aussi le lieu de l’intimité : être plus proche de quelqu’un que sa veine jugulaire signifie l’extrême proximité. On rencontre cette expression dans un beau verset du Coran, où elle définit la relation de Dieu à sa créature : « Nous avons créé l’Homme et Nous savons ce que son âme lui chuchote. Nous sommes plus proches de lui que sa veine jugulaire1. » Portée par des centaines de milliers de jugulaires gonflées, qui nous rappellent la puissance des émotions collectives dans la fabrique des événements politiques, la révolution est plus proche du pouvoir que la veine de son cou, déjà touchée.

1. Coran, sourate 50, verset 16.

Chowra Makaremi est anthropologue et chercheure au CNRS. Elle a dirigé plusieurs ouvrages, dont Entre accueil et rejet. Ce que les villes font aux migrants (avec Véronique Bontemps et Sarah Mazouz, le passager clandestin, 2018). Elle est l’autrice du Cahier d’Aziz. Au coeur de la révolution iranienne (Gallimard, 2011). En 2019, elle a réalisé le film Hitch. Une histoire iranienne (Alter Ego, 78′).
Version papier : 21.00 €Version numérique : 14.99 €