Fait d’hiver

— Par Michèle Lamarchina —
Déjà à Bardonecchia, la neige tombait depuis plusieurs jours. Qu’est-ce qui nous avait poussés à partir en cette saison? Quelle folie, quel rêve? L’envie et la peur du blanc, ce mélange de désir et de crainte, le champ magnétique du blanc et nos cœurs aspirés comme par un aimant. Consolés par le nom de la route, la Viale della Vittoria: on s’en sortirait peut-être. Pourtant elle était fermée cette route, mauvais signe ! mais pour nous de bon augure. Pas de voiture à l’horizon.
Et nous voilà tous les deux, Moussa et moi, les autres avaient renoncé ou bien nous avaient évités, je ne sais pas. Peut-être qu’ils nous trouvaient trop. Trop quoi, va savoir, peut être trop de lectures, et trop de bon français dans nos bouches. Moussa et moi, on s’était rapprochés. J’avais reconnu en lui un frère de déroute, rien qu’à sa façon de jeter autour de lui des regards éperdus. Crainte de tout et de tous, avec l’idée que le pire ennemi c’est toujours un homme. C’est d’un homme qu’on a tout à craindre, et pourtant même le pire est toujours un homme. Lui, il venait d’Abidjan, moi j’arrivais de Ouaga, même galère, même parcours d’obstacles. Depuis six mois, on était partis. À Misrata, on avait entendu dire que toutes les voies vers l’Europe étaient coupées. Des chiens policiers partout, en Autriche, en Suisse, tous les cols étranglés et par la mer, ça suffisait, on avait déjà donné. A choisir plutôt faire naufrage dans la neige ! Donc restait plus que la Roya, qu’ils disaient, ou la Clarée. On devait atterrir dans le village de Névache. J’avais compris « nés vaches », ça n’augurait rien de bon ! Drôle de noms en tout cas. Pays de chiens et de vaches !
En tout cas, on était là et la nuit approchait, mes doigts commençaient à geler sérieusement. Pensais pas que ça existait un froid pareil. Le blanc, on était dedans jusqu’au cou. Et on n’avait pas prévu qu’on pouvait avoir soif comme ça de ce temps là, alors on a mangé de la neige: ça brûle pire que le sodabi. Je parle pas de la faim. En plus, il soufflait un vent d’enfer. Et Moussa, avec ses deux bonnets enfoncés de travers sur son crâne, ça me faisait mal de le voir. Alors, j’évitais de le regarder ; il me suffisait de savoir qu’il était là. On avançait en regardant nos pieds. J’essayais de recroqueviller les orteils dans mes baskets puis de les relâcher pour faire circuler le sang. Un pas devant l’autre mais ça enfonçait de plus en plus dans la poudreuse et le jour qui déclinait. Maintenant, au lieu de venir du ciel, on aurait dit que la lumière venait du sol nappé de blanc. Pourtant on aurait bientôt quitté le versant italien, avec ses pierres qui roulent sous les pieds.
Quelle heure il pouvait bien être ? Maintenant la nuit était vraiment là. On marchait bien depuis trois heures et ça grimpait rude. Il paraît qu’il y a des gens pour venir ici en touristes ! En tout cas, jusqu’à présent on n’avait pas entendu de moteur de voiture, c’était déjà ça. L’avantage de la nuit c’est que les phares, on les verrait de loin. Le vent passait sous mon k-way. Il me mordait en haut et la neige me mordait en bas. Ma terreur c’était de perdre mes doigts et mes orteils, comme les lépreux. Moussa, visiblement c’est par le cou et les oreilles qu’il était saisi.
J’avais perdu le sens du temps et des repères, abruti d’effort et de lutte contre le froid, j’avançais comme un zombi quand tout à coup Moussa a crié : « regarde ! il y a une pancarte là ! ». On s’est mis à courir. Oui, c’était bien ça, on y était, au col de l’Échelle. C’était bien large sous le tapis de neige, avec des genres de grands pins sur les côtés. Sauvés, il n’y aurait plus qu’à descendre maintenant !
Une lumière…..
« c’est quoi ? C’est la lune ? ».
« Hé Moussa, c’est une voiture, cours ».
On s’est jetés à plat ventre derrière les arbres. Je suis tombé de tout mon long sur la neige. Juste à temps, la voiture a ralenti, ils voyaient bien des traces de pas dans la neige, mais personne dans les phares. Ils ont avancé au pas, croyant nous débusquer comme des lapins. Nous, on bougeait plus, plus morts de trouille que des rats. C’était qui ? La maraude des flics ou celle des bénévoles ?J’avais vu du bleu, mais ils venaient d’Italie, alors sûr que c’était des bénévoles, les flics restaient sur le versant français, obligés !Tant pis, trop tard !
On a attendu le retour du noir et du silence pour se relever. Moussa avait perdu un de ses bonnets et s’était écorché le visage, moi j’étais trempé comme une soupe, la neige était rentrée sous mes pelures, j’avais eu beau superposer deux couches de pantalons, les deux étaient trempées. Fallait quand même avancer, sinon on allait crever sur place. Cent mètres plus loin, on a aperçu une cabane. La porte n’était pas fermée à clef. A l’intérieur, miracle ! des couvertures. On pouvait faire une halte pour se frotter et se réchauffer un peu.
« Bon, ça suffit, Moussa, faut y aller, la température va encore descendre avec la nuit, on ne peut pas rester là ! »
Et nous voilà repartis, clopin-clopant, avec l’espoir chevillé au ventre. On croyait dur comme fer que ce serait plus facile en descente. Erreur ! Sur l’autre versant, le vent s’engouffrait comme un diable, saisissant chaque cellule de notre peau. C’était à hurler, si on avait eu encore du souffle. A un moment, on a aperçu sur notre route une sorte de chapelle. Je me suis approché pour voir, avec le lumignon de ma torche, l’inscription sur le fronton : NOTRE DAME de Bonrencontre, C’est pas de l’humour blanc, ça ??
A côté de ça, plus de panneaux, les vaches, tout avait été arraché, et là, on pouvait bien se perdre, ça partait dans tous les sens. Avec la neige, on ne distinguait plus rien, chemin, route, trace, tout était enseveli. Mon sac commençait à me scier les épaules et à me labourer les reins. Et Moussa qui boitait maintenant, s’il n’avançait pas plus vite que ça, on allait cailler sur place.
« Avance, Moussa, ça souffle, il faut avancer ! »
Il faisait de son mieux, mais il avait une patte folle qu’il traînait derrière lui. Il ne mouftait pas mais on voyait qu’il souffrait. Il avait dû se fouler la cheville en se jetant au sol. Et maintenant, il fallait brasser dans la neige, la couche s’était épaissie. Encore deux bonnes heures de marche, ça n’irait pas. Avec Moussa, ça ne serait pas possible. Pourtant, j’allais quand même pas le laisser tout seul au bord de la route ! Je ne disais rien, mais je commençais à prier que la voiture des bénévoles remonte de la vallée. Ils ne pourraient sans doute pas nous prendre tous les deux, mais ils pourraient peut-être prendre Moussa, ou lui donner de quoi bander sa cheville pour tenir jusqu’au bout.
Ouf ! les voilà, on aurait dit qu’ils avaient entendu ma prière. Cette fois, c’était sûr, c’étaient les bénévoles qui venaient à notre secours. Sans rien dire, j’ai poussé Moussa sur la route, et moi je me suis carapaté derrière un arbre. Il avait plus de chance seul que à deux.
La voiture s’est arrêtée. C’étaient les flics. A peine bonsoir, ils ont a embarqué Moussa, et demi-tour, direction l’Italie. Moussa a jeté un regard désespéré vers le sous bois mais il ne pouvait pas me voir. Au fond, je le sentais soulagé.
Est-ce que j’avais sauvé Moussa ou est-ce que je l’avais trahi ? Sûr qu’il n’aurait pas pu aller jusqu’à Névache avec sa patte folle et qu’il serait mort de froid, mais en même temps, ça m’arrangeait bien qu’il ne soit plus là. Les flics avaient leur comptant de gibier pour la soirée, j’aurais la paix et je pouvais cavaler jusque dans la vallée.
Demain serait un autre jour !

Michèle Lamarchina

Aujourd’hui, la CRS (pour Coordination Refuge Solidaire), un espace mis à disposition par la communauté de commune, ainsi que Chez Marcel, une maison occupée par un collectif
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