Face à la débâcle des socialistes, les intellectuels doivent sortir de leur silence

— Par Michel Wieviorka (Sociologue) —

partis_politiquesAprès le désastre, la gauche peut-elle se reconstruire ? Il faudra pour cela qu’un ensemble massif de conditions soient réunies : le défi est colossal. Un premier élément tient à l’avenir du Front national. Avec une bonne douzaine de villes conquises, et quelque 1 300 conseillers municipaux, il s’enracine par le bas, et entend à partir de là monter en puissance, conquérir diverses positions, régionales, nationales, et se constituer, selon le vocabulaire de Marine Le Pen, en parti de gouvernement.

La force « antisystème » se comporte désormais en acteur cherchant à s’installer au cœur du système. Le FN, dans cette stratégie, a besoin d’apparaître comme un parti respectable, d’être « dédiabolisé » – une logique que la droite décomplexée, en lorgnant ses idées, a largement facilitée. Mais le FN marche sur deux jambes, et cette respectabilité ne l’empêche pas de demeurer la force politique qui capitalise le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme, la haine des migrants, l’hostilité sans compter vis-à-vis de l’islam.

UN SUCCÈS À RELATIVISER

Il est possible que le FN parvienne à mieux gérer les villes qu’il dirige que lors de l’expérience des années 1990, à Toulon ou à Vitrolles. Qu’il puisse continuer à se montrer comme respectable tout en étant l’expression politique du mal, quitte à le masquer sous des références à la République. Quitte aussi à affirmer que l’extrême droite, ce n’est pas lui mais d’autres, qui ont commencé à se manifester lors des manifestations de « jour de colère ».

Mais il perdra alors une partie de sa charge sulfureuse, qui est congénitale dans son attractivité, il cessera progressivement d’être protestataire, voire de gêner la droite classique, au risque de se fondre en elle, un peu comme le fit en Italie le MSI de Gianfranco Fini, ce leader néofasciste rejoignant Silvio Berlusconi et dont le parti n’existe plus. Et cessant d’être aussi nettement protestataire que par le passé, il ne pourra plus fonctionner aussi aisément sur le mode mythique du discours populiste, qui n’est jamais embarrassé par les contradictions.

Les résultats du FN sont un succès qu’il faut relativiser en observant qu’ils sont du même ordre de grandeur que ceux des municipales de 1995. S’il peut s’attendre à un bon score lors des prochaines élections européennes, l’avenir plus lointain n’est pas obligatoirement fixé. Les lendemains chanteront d’autant moins pour le FN si la gauche parvenait à répondre aux attentes de l’électorat « gaucho-lepéniste », selon l’expression de Pascal Perrineau, un électorat que le nationalisme, le racisme ou la xénophobie flattent sans régler ses problèmes.

La droite classique est la grande gagnante de ce scrutin, et il faut d’abord s’en étonner. Elle est sans leadership affirmé, comme on l’a vu lors des affrontements récents entre François Fillon et Jean-François Copé, sans programme, atteinte moralement par les affaires Bettencourt, Karachi et autres, sans parler de ce que révèlent de Nicolas Sarkozy les écoutes policières et les enregistrements privés de son proche conseiller Patrick Buisson.

LA GAUCHE À LA DÉRIVE

La leçon en est claire : ce n’est pas tout le système politique français qui est en crise, mais la gauche au pouvoir. Celle-ci est aujourd’hui à la dérive, et il est malheureusement trop facile de décrire les errements du chef d’Etat, son absence de vision à long terme, son incapacité à équilibrer justice sociale et efficacité économique, ses méthodes actuelles de gouvernement, collant à l’actualité, et faites d’avancées vite suivies de recul, de refus d’aborder de front certaines difficultés. Le vote aux municipales est venu dire que tout ceci n’était plus acceptable, ni accepté, et qu’il ne s’agit pas d’un simple problème de communication.

Il y a deux ans, François Hollande recevait le soutien sans nuances ni réserves de tous ceux qui s’étaient sentis concernés par les primaires socialistes, qu’ils aient été de son côté ou de celui des autres candidats. Tous ont joué le jeu, et depuis lors, la plupart ont refusé d’étaler leurs critiques ou leurs divergences de vues. Le Parlement n’a guère compliqué le travail de l’exécutif, et les intellectuels de gauche n’ont guère fait preuve d’esprit particulièrement critique.

Mais cela ne saurait durer. Si une autre politique doit s’inventer à gauche, mobilisatrice, réaliste aussi, conjuguant justice sociale et réussite économique, alors, elle ne peut venir que d’autres que ceux qui ont failli, alors qu’ils détenaient, jusque-là, tous les pouvoirs à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans la plupart des villes, dans les régions. La pression pour le changement doit être incitative, et pourrait mobiliser au moins deux groupes importants : les parlementaires et les intellectuels.

Les parlementaires de gauche savent très bien qu’une prochaine étape de la descente aux enfers les emportera, et ils incarnent un pouvoir législatif beaucoup trop à l’écoute des demandes du pouvoir exécutif. Il est grand temps qu’ils fassent entendre leur voix, qu’ils élaborent des propositions politiques collectives, et qu’ils fassent savoir qu’ils ne voteront pas comme des godillots la confiance qui leur sera demandée dans quelques semaines.
Lire la suite sur Le Monde
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/04/01/face-a-la-debacle-des-socialistes-les-intellectuels-doivent-sortir-de-leur-silence_4393581_3232.html