Esclavage. Quels lieux pour la mémoire du crime ?

10 mai journée de l'Abolition

— Par Adrien Rouchaleou —

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Un seul mémorial [dans l’hexagone] est consacré aux traites et aux esclavages. Outre-mer, des projets se montent avec un autre angle.

Le seul, en effet. Car cet épisode du passé de la France, malgré l’importance qu’il aura revêtue dans la constitution de ce qu’est aujourd’hui la nation française, semble encore brûler les yeux de nombre de dirigeants politiques qui préfèrent en détourner le regard.

Certes Nantes ne pouvait dénier longtemps son triste rang de premier port négrier de France. Mais il est à noter qu’elle s’est penchée beaucoup plus tôt que les autres villes esclavagistes sur son passé. Bien avant la loi Taubira reconnaissant les traites et les esclavages comme crime contre l’humanité (2001), c’est à l’occasion du 150e anniversaire de la seconde abolition, en 1998, que le conseil municipal de la cité ligérienne prend la décision d’ériger un monument aux victimes. Confié à l’artiste polonais Krzysztof Wodiczko et à l’architecte Julian Bonder, il aura tout de même fallu du temps pour arriver jusqu’à sa livraison en mars 2012.
Aucun lieu de mémoire spécifique n’existe à Bordeaux

Maire durant toute cette période, Jean-Marc Ayrault fait de ce mémorial « un projet politique » comme il l’écrivait alors : « Assumer un tel passé, sans esprit de repentance, permet aujourd’hui de mener nos combats les yeux grands ouverts. » Une volonté politique, sans doute, mais ce ne sont pas les politiques qui l’ont eue en premier.

« C’est un mouvement dans lequel les associations, la société civile ont joué un très grand rôle, ensuite relayé par les élus et les chercheurs », rappelait lors de l’ouverture du mémorial la politologue Françoise Vergès, qui présidait alors le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage.

À Bordeaux aussi, cette exigence citoyenne s’est fait entendre. Dans la troisième ville négrière du pays, à la fin du XXe siècle, une association, Diverscités, et son président Karfa Diallo ont commencé à mobiliser lors de manifestations ou de visites du Bordeaux négrier. À l’époque, l’ouvrage Bordeaux, port négrier de l’historien Éric Saugera est perçu comme un choc dans la capitale girondine. Mais la municipalité de droite détournera toujours les yeux, et malgré la création d’une Fondation du mémorial, sous le patronage de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau, aucun lieu de mémoire spécifique n’existe à Bordeaux. Tout juste en 2009, trois salles consacrées à la période esclavagiste ont-elles été inaugurées au musée d’Aquitaine. Lire : A Bordeaux, pour célébrer la première abolition de l’esclavage C’est qu’avec la reconnaissance de l’esclavage peuvent surgir d’autres revendications, notamment celle de débaptiser les nombreuses rues portant les noms des armateurs négriers de la ville. « De là à tomber dans une espèce de remords ou de sentiment de culpabilité… » balayait alors Alain Juppé. N’oublions pas qu’à Nantes on parle de Mémorial de l’abolition de l’esclavage, comme si on voulait avant tout se souvenir du jour où la France a fait cesser la barbarie plutôt que les siècles où elle l’a pratiquée.

Lire : À Bordeaux, pour célébrer la première abolition de l’esclavage

Et de l’autre côté des océans ? Car la France a cette particularité, par ses outre-mers, de se trouver des deux côtés. À La Réunion, son île d’origine, Françoise Vergès a longtemps porté le projet d’un musée, la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. « Elle proposait de penser d’autres temporalités, d’autres espaces qu’une histoire écrite seulement depuis l’Europe en montrant que La Réunion s’est autant construite avec d’autres apports. » Prendre en compte le passé esclavagiste dans la construction des sociétés, pour en tirer les enseignements pour aujourd’hui et demain, un projet qui n’est pas passé pour tout le monde. C’est qu’il reste des descendants de colons et d’esclavagistes qui ne sont pas prêts à assumer leur histoire. Ainsi, quand l’UMP a remporté le conseil régional en 2010, le projet est passé à la trappe.

C’est qu’il reste des descendants de colons et d’esclavagistes qui ne sont pas prêts à assumer leur histoire

Mais à Pointe-à-Pitre, un autre projet d’envergure devrait être livré l’an prochain. Lui aussi issu d’associations, mais soutenu par le conseil régional de Guadeloupe. Aujourd’hui, le Mémorial ACTe prend forme sur l’ancien site de l’usine sucrière Darboussier. « On est là où s’est posé le problème fondamental, tranche l’anthropologue Thierry L’Étang, qui dirige le projet, selon la position de celui qui parle, il y a une autre narration. Qui le voit du haut, qui le voit du bas. Nous, nous le voyons in situ. » S’il portera bien le nom de mémorial, ce sera bien plus. « Ce sera un centre d’interprétation, au cœur de Pointe-à-Pitre », explique Thierry L’Étang. De fait, s’il comportera bien une exposition permanente sur la traite et l’esclavage, le centre sera surtout ouvert sur la création actuelle. « Après le colonialisme, le néocolonialisme, c’est le début du XXIe siècle qui nous donne cette possibilité », estime le scientifique. Mêler passé, présent et surtout se tourner vers l’avenir et le monde, dans cette île encore trop enclavée au sein des Caraïbes. C’est dire : « On nous l’a déjà fait une fois, soyons vigilants à ce que ça ne se reproduise pas et élevons nos enfants dans cette vigilance. »

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