Chronique cubaine : voyageurs, émigrants et émigrés

Par Francis Rosemond (La Havane, 23 janvier 2013)

Il était ce jour là las 6 y 45 pm, le téléphone sonnait. Comme d’habitude c’est Teresita qui répondait.

99, 90 des appels étaient pour elles. J’entendis « Ah comment vas-tu mi amiga ? Je me suis toujours promis de t’appeler et puis tu sais comment sont les choses… Ma Maman ? Bien. Et toi ton nouveau fiancé ? L’Italien ou le Serbo-Croate ? Déjame contarte. Raconte-moi, yo te cuento después… ».

J’avais donc (au moins) plus de deux heures trente devant moi, le temps de mettre noir sur blanc pour Géro ce que j’avais glané dans mon épuisette rapport aux affaires candentes sur « la actualización de la Política Migratoria ».

Miami sera toujours à 180 km de La Havane à vol d’oiseau et à quelque 35 mn à bord d’un vol d’une compagnie aérienne. Pour la modique (?) somme de 220/250 dollars ou plus selon la durée du séjour fuera (dehors). Jusque là rien de changé. Mais faut-il toujours croire les dépliants touristiques ou les bulletins de la National Geographic ? Des témoignages de voyageurs ont révélé que ces chiffres pouvaient être fluctuants ou erronés. La proximité dans ce cas est relative. Elle peut être même trompeuse. Miami se trouvait alors à l’autre bout du monde et à plusieurs mois de voyage. Ce qui confirmerait que la « destination » Miami peut être parfois inversement proportionnelle aux simples données brutes, dans le style Wikipédia. Un estudioso de Princeton, c’est un exemple, ne dirait pas autre chose. Il n’ignore pas que la Section d’Intérêts des Etats Unis à La Havane, est une énorme gare de triage *. Chaque épais dossier du candidat au voyage est soumis minutieusement au crible et le candidat lui-même à « la entrevista » (un entretien non moins minutieux, parfois deux ou trois). « On vous rappellera » Dans combien de temps ? « On vous rappellera ». Voyons ça de plus près cher Géro.

Depuis l’année 2000 et jusqu’en août 2012, près d’un million de Cubains ont voyagé à l’étranger, pour des motifs personnels, selon de récentes sources officielles. Plus de 99 % des candidats à un voyage, dans la même époque, ont obtenu leur « permis de sortie », après avoir reçu et fait légaliser leur « lettre d’invitation ». Quant au 0,6 % environ restant, les autorités ont jugé que les conditions n’étaient pas réunies. A partir de « raisons fondées » (razones fundadas).

« Permiso de salida » et « Carta de invitacion », deux piliers (non deux obstacles) incontournables et historiques dans le parcours ardu du combattant de tout candidat au voyage, à Miami ou à Trifouillis-les-Oies un peu partout sur la planète (soit « dans plus de 150 pays »).

Ces deux piliers qui vrillaient la tête et le portefeuille de tous ces candidats à una salida viennent de tomber. Le virage –négocié- pris par les autorités, entre 90 et 180 degrés selon les sources, est « historique». Désormais chaque fois que l’on parlera de « voyages », de « départs », on ne manquera pas de citer le mardi 16 octobre 2012 et le lundi 14 janvier 2013, respectivement date de la publication au Journal Officiel (« La Gaceta Oficial ») des modifications de « la Loi Migratoire » et date de leur entrée en application. Le décret-loi n°302 ne modifie-t-il pas la loi migratoire n°1312 datant du 20 septembre 1976 ?

Pour la première fois depuis bien longtemps, la population a un vademecum, de A à Z, sur les voyages, les salidas. Pout tout voyage, à des fins personnelles, il suffira d’avoir un passeport « courant » en cours de validité…Côté départ, la limitation principale viendra de l’argent dont dispose le voyageur et des prix pratiqués par les compagnies aériennes. Comme pour n’importe quel voyageur, touriste, visiteur ailleurs, avant de se rendre à un aéroport. Est-ce aussi simple ? Non. Si le voyageur pourra désormais faire ses valises et séjourner à l’étranger autant de fois qu’il le désirera, il devra le faire par tranche de deux ans (au lieu de onze mois), selon la nouvelle loi. Au-delà de ces deux ans – la prolongation est prévue avec des exceptions qui seront examinées au cas par cas- le voyageur sera déclaré «ilegal».

« Se fué »

Quand vous demandez des nouvelles d’un tel ou d’une telle, après quelque temps d’absence, il n’est pas rare (euphémisme) que votre voisin, un ami vous réponde : « Se fué », « Il est parti », « Se fueron », ils sont partis, avant-hier, « hace tiempo », ça fait longtemps. Il est parti, ils sont partis, cela va de soi, généralement à Miami, pour y rester, ou se chercher une autre ville d’accueil. Entendez que [hors les périodes de départs massifs sauvages et/ou contrôlés, en 1965 Camarioca, en 1980 Mariel et l’été 94 les « balseros », qui ont été concomitants à autant de crises migratoires avec les Etats Unis (1), et de multiples facteurs intérieurs], ceux qui ont voulu se faire la malle, « para quedarse » (pour rester) ont pris un jour un vol aller-retour et ne sont pas revenus avant la date établis, pour x motifs, antérieurs ou postérieurs au départ. Au bout de onze mois et un jour, ils étaient déclarés « émigrés » par les autorités de La Havane. Encore en 2012, quelques désespérés, plus ou moins conscients, se sont acharnés à vouloir traverser le Détroit de Floride ou le Golfe du Mexique jusqu’au Yucatan, sur des embarcations de (in) fortune. Il est vrai que le maintien de la politique US de « pieds secs » (depuis 1995) encourage toujours les départs clandestins type balsa, en attribuant à ceux qui parviennent jusqu’aux côtes des Etats Unis le droit de réclamer l’asile politique et d’obtenir résidence et nationalité, privilèges déjà inclus dans la loi de novembre 1966 (2) « Ley de Ajuste cubano » (the Cuban Adjustment Act) votée par le Congrès sous la présidence de Lyndon B. Johnson

« Los que se fueron y los que se quedaron » (ceux qui sont partis et ceux qui sont restés) ou « los que se van y los que se quedan » (ceux qui sen vont et ceux qui restent) a toujours été (est toujours) un thème naturel (on dit toujours « récurrent » ?) de conversations, de discussions, de conférences, de livres, de colloques…sans oublier la production cinématographique (Fresa y Chocolate date de 1994, au début du Periodo especial).

[à toutes fins utiles, pour s’en tenir à ses huit derniers numéros, la revue Temas a ouvert ses colonnes à divers auteurs et débateurs cubains et étrangers sur le thème de l’émigration : voir les n° 62-63 (avril-septembre 2010), 66 (avril-juin 2011), 68 (octobre- décembre 2011) et 71 (juilletseptembre 2012), le plus récent avec un texte « Un regard contemporain sur le phénomène migratoire » de l’historienne et professeur Maria Elena Alvarez Acosta. On ne saurait mieux comprendre le phénomène de la migration sans la lecture de ces textes. Il me fallait trouver le livre de Antonio Aja Diaz, « Al cruzar las fronteras », La Habana, 2009]

Dans ma rue 17 et dans la « cuadra » (pâté de maison) de ce quartier au sud de la capitale, à peu près tout le monde a un « familiar », en Floride de préférence. Et comment va ta famille « alla » (là-bas) ? –Bien, bien. Vrai ou faux, succès ou échec, exil doré ou vie aux crochets, vous ne posez pas davantage de questions. Dans ma rue 17, il y a aussi, nombreux, ceux qui ont fait un voyage aller-retour pour aller voir le ou les « familiares », ils sont tous revenus. Les valises (plus ou moins) boursouflées. Depuis des années, mes voisins et voisines, les amis et ceux qui ne le sont pas, avaient l’espoir d’un geste des autorités, quelque chose pour leur faciliter leurs « salidas » (sorties), fatigués de ces gymkhanas administratifs obligés et stressants pour avoir en poche « carta de invitacion legalizada», puis « permiso de salida », à l’occasion le tampon du centre de travail, etc. Des sésames après divers slaloms. Avant le 16 octobre dernier, la population pressentait grosso modo (grosso modo), dans les (très) grandes lignes, ce qu’allait annoncer (avec force détails) le quotidien Granma sur 4 colonnes à la une (ah, le bouche à oreille…le bouche à oreille à Cuba devrait faire l’objet d’une thèse de doctorat). Une page se tournait, certains, la grande majorité, la qualifiaient d’ « historique », « très positive » d’autres, grincheux par nature, par fonction, de bonne foi ou de mauvaise foi, par profession, trouvaient que ces mesures et toutes les autres figurant sur le Journal Officiel (La Gaceta Oficial) n’étaient que des mesures « cosméticas ». Ils qualifieront aussi de « cosméticas » toutes ces autres mesures qui peu à peu vont améliorer l’arsenal du voyageur. Car ce n’est qu’un début, dit-on du côté des autorités. « Pour moi ça me va » avait dit Teresita. « Point à la ligne ». Pour Samuel, ces premières mesures sont « sages, intelligentes et positives », pour Beatriz, « désormais, seuls les consulats étrangers continueront avec leurs restrictions », pour Otto, « cela va dans le bon sens pour la réunification des familles »…On sent que la loi (non écrite) de « la oferta » (l’offre) et «la demanda» n’est pas là étrangère à l’élaboration de ce net assouplissement des conditions de voyages. Depuis donc le 14 janvier, date d’entrée en vigueur de « la actualizacion de la Politica Migratoria », les voyageurs cubains vont partir à l’étranger, normalement, pour aller voir leurs familles, leurs amis, etc…Et faire du tourisme pourquoi pas. Tableau idyllique ? On verra plus loin.

A bord du bateau à moteur de Gustavo, « La Pedrada » et au cours de notre balade qui se voulait « refrescante », loin de la « vocingleria » (tohu bohu, tumulte) de la capitale, nous n’avions pas reparlé de cette – super vaste- question des voyages des Cubains à l’étranger, de l’émigration, dans l’histoire ancienne et moderne et dans l’actualité, du jeu sous marin ou non des autorités US « compétentes ». Il nous aurait fallu un tour de l’Ile et plus. A peine Gustavo m’avait-il rappelé qu’à Cuba, on voyage de trois manières : pa’ (para) La Habana, pa’ el interior et pa’el exterior… Rappelle toi mon pote, pa’el exterior ! J’avais simplement commenté que tout ce qui, au premier plan, pouvait aller concrètement dans le bon sens, pour les futurs voyages de Teresita ne pouvait que me plaire. Je notais aussi qu’elle ne paiera plus au consulat cubain à Paris les 40 euros obligatoires pour chaque mois passé en France. Cet « impôt » a été supprimé pour tous les voyageurs al exterior. Elle ne voulait pas voir plus loin que le bout de son nez. Moi non plus. Le reste, le contexte, l’arrière-plan, les effets dans cinq ans, la vision iceberg, il y a des exégètes pour ça. Géro devait avoir ça dans son carnet d’adresses (électroniques).

Oka mon pote

Depuis ce 16 octobre, on ne compte plus les conversations ouvertes entre voisins, les émissions de télé consacrées au sujet (d’après ce qu’on m’a dit, nous n’avons pas la télé). On ne compte plus tous ceux qui ont voulu s’informer, entendre et comprendre de vive voix, de la part de un funcionario habilité, comme s’ils cherchaient autant une réponse que la confirmation qu’ils ne rêvaient pas. Ils ont rempli par exemple toutes les salles d’attente des principales institutions concernées, comme « Inmigracion y Extranjeria », dans le quartier Playa.

« Certains sont arrivés très tôt ce matin et ça n’arrête pas », dit ce « taxi » qui compte bien arrondir sa journée. « Mais ils sont cool (tranquilos), ça fait longtemps que je n’aie pas vu des gens attendre comme ça, car au bout (al fin y al cabo) ils n’auront que de bonnes nouvelles (cosas buenas), d’ailleurs moi aussi je suis intéressé, pour le moment je n’ai pas l‘argent pour voyager, mais ma famille devrait pouvoir me l’envoyer. Si c’est pas le cas, j’attendrais ». Il pourra voyager avec son fils, « mon dernier fils n’a pas 18 ans », car désormais, c’est nouveau, ça vient de sortir, les moins de 18 ans pourront aussi aller voir ailleurs, après autorisation des parents bien sûr devant notaire et pour les mecs, une fois évacuée l’histoire du service militaire. Comme notre « taxi » n’exerce pas une activité jugée vitale (encore que…) pour le développement du pays, c’est sans problème qu’il ira voir un jour une vieille frangine. Les voyages de cadres supérieurs, dirigeants, médecins, ingénieurs, sportifs de haut niveau resteront soumis à une autorisation préalable, « el capital humano del pais, amigo ». Ils pourront voyager mais en suivant une procédure appropriée. A force de transporter des candidats aux voyages, l’ami Taxi « sabe mucho ».

Ainsi finis « le permis de sortie » (150 CUC) et « la lettre d’invitation » « légalisée » (à partir de 150 CUC et beaucoup plus). Finies donc ces tracas administratifs, ces lourdeurs bureaucratiques, on l’aura compris.

Mais, car il y a un mais…, nonobstant, il n’en reste pas moins que voyager est une chose, séjourner une autre. Hier comme aujourd’hui. Si la question du nouveau voyageur et/ou émigrant est nettement éclaircie, celle du nouvel immigré reste en suspens. Faciliter les voyages ne veut pas dire faciliter et officialiser les séjours, ce qui revient aux autorités de l’autre côté de la frontière. Dans l’affaire, il y a l’autre partie, en l’occurrence la Seccion de Intereses US (Section d’Intérêts, tél.839.41.00, selon l’annuaire) et tous les autres consulats qui continueront d’exiger visas et parfois même une Lettre d’Invitation, ainsi que l’ont rappelé régulièrement les autorités depuis le 16 octobre.

Comme si elles avaient voulu lancer la balle dans le jardin de ces consulats. Ce n’est là qu’une image, pas un début sournois d’analyse.

Comme il est prévisible que nos voyageurs cubains choisiront en majorité la destination Etats Unis, les réponses ou « ripostes » de la « Seccion de intereses » seront à suivre avec attention. Pour le moment, les USA maintiennent leur statu quo, se limitant à dire que pour eux rien n’a changé quant aux visas, à sa gamme de visas, visite, regroupement familial, etc, etc. Côté destinations européennes, aucune vague ne semble se dessiner. C’est toujours le train-train.

La presse cubaine a mis le paquet. Histoire de s’y retrouver dans le dédale ou puzzle de la Gaceta Oficial. Comme l’écrivait le 28 octobre dernier le quotidien Juventud Rebelde, « no siempre resulta facil interpretar la letra de la ley » (il n’est pas toujours facile d’interpréter la lettre de la loi). D’où, ajoute-t-il, l’arrivée massive et quotidienne de « muchos ciudadanos » dans les bureaux de “Inmigracion y Extranjeria » avec des questions précises sur leurs « propias inquietudes » et les nombreuses pages dans la presse consacrées au sujet : « Preguntas que tal vez se hace », « Los cambios al detalle » ou « Con la legislacion en la mano ».

Au-delà du simple énoncé des nouvelles mesures, Juventud Rebelde titrait le 25 octobre : « Les mesures prises pour actualiser la politique migratoire répondent au moment historique actuel de la Révolution » et indiquait le 28 octobre sous le titre « Migration : une politique transparente » qu’« il s’agit d’une politique sans improvisation, bien pensée, qui pourrait nécessiter de nouvelles règles juridiques de droit et qui n’aura pas de « retrocesos » (recul, marche arrière)

On peut appeler le serveur vocal 206.32.18 ou consulter : www.ciudadano.cu et www.cubaminrex.cu « Ir a Inmigración » (se rendre dans les bureaux en question) fut toujours un dolor de cabeza, il fallait souvent y revenir plusieurs fois avec stress, patience, beaucoup de patience, dans une accumulation de guichets qui en imposaient. Il n’est pas inutile de préciser ici et une fois pour toutes que ces lourdeurs administratives, réelles, n’ont pas été un obstacle pour voyager, comme on l’a vu plus haut. Car tout finissait par s’arranger, y compris la veille du départ prévu.

Mais « Inmigración * como tal», terminé grosso modo (grosso modo).Pour le passeport (100 CUC) ou son renouvellement (prorroga, 20 CUC, tous les deux ans), il suffira de se rendre là où on délivre la carte d’identité. Faut-il lier voyages al exterior (nulle part apparait le mot « étranger », c’est une tradition) et émigration ? Oui et non. Une réponse normande à une question sensible et complexe. Les deux notions figurent invariablement dans toutes les conversations. Un lecteur de Juventud Rebelde ne posait-il pas la question « Un citoyen pourra-t-il voyager comme touriste ? » ! (3). Une confusion demeurera tant qu’on emploiera indistinctement « émigrer » pour « voyager » et inversement. Dans les journaux, à une question d’un lecteur sur un voyage, suit une question sur « residir permanentemente fuera de Cuba », puis vient une autre question sur un simple voyage et ainsi de suite. Quand le 16 octobre dernier, le gouvernement annonçait l’assouplissement des formalités, sur la même première page du journal Granma, un Editorial sur le « tema migratorio »,

dénonçait « les plans d’ingérences et subversifs du gouvernement nord-américains », exemples à l’appui. Sous forme d’éditorial, le même quotidien publiait les 10, 11 et 12 janvier 2013 « Manipulacion estadounidense del tema migratorio cubano ». Le journaliste et néanmoins ami Enrique Ubieta qui titre son papier : « Y aura-t-il une volonté politique pour normaliser les relations migratoires ? », termine cette série par une interrogation : « Cuba a supprimé le permis de sortie pour ses ressortissants. Quand les Etats Unis supprimeront-ils le permis de sortie afin que ses ressortissants puissent se rendre à Cuba? »

On se rapproche de l’image de la balle jetée dans…

« Ils sont pourtant nombreux à le faire, si bien que si les autorités les punissaient tous, elles devraient augmenter considérablement le nombre de prisons. Les peines peuvent aller jusqu’à dix ans. Et les amendes prévues sont également importantes et nombreuses » (5) Se rendre à Cuba sans autorisation peut coûter à un citoyen des Etats Unis jusqu’à 250.000 dollars d’amende.

Il est généralement admis que près de 1,5 million de Cubains et leur descendance vivent à l’étranger (près de 900.000 en 1980, selon le recensement US). 87 % d’entre eux vivraient aux Etats Unis (68 % en Floride où elles représentent 6,5 % de la population de cet Etat, soit la plus forte proportion de Latinos)

[Sur ces 87%, leurs départs, leurs séjours, la littérature a toujours été abondante et riche. Sur les 13 % restants, la première véritable étude est à venir. ]

Si des formalités nettement plus simples pour voyager constituent une (très) bonne nouvelle pour la population qui souhaite voyager, aujourd’hui ou demain, pour les autorités un premier objectif affiché est « la poursuite de la normalisation des relations de l’émigration avec son pays d’origine », une fois précisé qu’avec ces nouvelles mesures, imposées par personne, Cuba ne cherche pas un certificat de « bonne conduite ». Un deuxième objectif est, cela va de soi, d’amplifier le plus possible les conditions de « mouvements» de migration « légale, ordonnée et sûre » afin, sous entendu ou non, de réduire le plus possible les départs sauvages. Ces trois derniers adjectifs figuraient d’ailleurs dans les termes de l’accord bilatéral de septembre 1994, non respecté par Washington.

Avec l’assouplissement des mesures de sorties et le doublement des séjours en el exterior, veut-on limiter les départs définitifs ? Quelle portée auront ces mesures sur l’adhésion au projet social cubain en cours ? Permettront-elles de décider « en toute connaissance de cause » où l’émigrant pourra « réaliser ses espoirs » et après avoir « vu et appris » à partir de « quels principes et motifs il vaudra la peine de demeurer dans un lieu » (hebdomadaire Trabajadores, 21 /01) ? L’émigration déjà installée afuera jouera-t-elle le jeu dans le sens souhaité par les autorités de l’Ile ? Comme le dit souvent le maître Rafael Hernandez, politologue et directeur de Temas : « Ne tirez pas vos propres conclusions, laissez l’esprit ouvert aux problèmes, car la connaissance est davantage liée aux questions que l’on se pose qu’aux réponses »

Améliorer les contacts avec la comunidad cubana en el exterior [terme proposé par Fidel Castro à la fin des années 70, pour remiser le qualificatif de “gusano”, ver de terre, ce qui fut suivi toutefois plus tard de l’apparition de l’expression « mafia cubano-americana », pour désigner les réels « activistas anticubanos », de Miami la plupart du temps], c’est aussi autoriser pour un séjour temporaire à Cuba (90 jours au lieu de 30), le retour de tout émigré et de ceux qui, à partir de 1994, ont émigré illégalement depuis huit ans.

Il y a aussi le cas d’émigrés, qui, après une expérience malheureuse face au « rêve américain » ou n’importe où dans le monde, ont fait savoir qu’ils souhaitent rentrer au pays. Leur nombre n’est pas connu, mais tout est prévu pour leur « repatriacion ».

De même il est connu que l’émigration de ces dernières années n’est plus du tout celle d’époques précédentes – on dit alors qu’on émigre pour des motifs économiques et non plus politiques- et qu’émigrer ne veut plus dire aller grossir les rangs d’organisations anti-révolution et manifester dans les rues de Miami en faveur du maintien du « bloqueo». Depuis pas mal de temps déjà, le « migrant » = « dissident » ou « opposant » n’est plus de mise. Le migrant d’aujourd’hui cherche et cherchera ailleurs ce que le pays ne peut lui offrir, au-delà même de la question d’une survie économique personnelle. « La familia amigo, la familia », disait le Taxi. La famille qui est au centre de tout, celle qui vit à Cuba et qu’on vient retrouver lors de séjours temporaires et celle qui vit aux Etats Unis (4) et qu’on veut rejoindre. Enfin, les titulaires d’un passeport déjà connu comme PRE (de Résidente en el Exterior, par mariage ou union principalement, dans ce dernier cas, prouvée), pourront séjourner hors de Cuba de forma indefinida et à Cuba, six mois suivis.

Dans notre dédale dans la Gaceta, il y a aussi le cas des biens de ceux qui veulent « partir ». lls pourront en « disposer » avant leur départ. Donc plus de « nationalisation » par « confiscation » systématique, comme le stipulait une loi de 1961. Idem pour ceux qui seront dans l’avenir déclarés « émigrés», leurs biens reviendront à la famille qui est restée au pays.

On était parti, cher Géro, de la simple simplification claire des voyages et, après un itinéraire peut être labyrinthique, on en est arrivé à un grand huit de « interrogantes y respuestas » (questions-réponses) en passant par la politique « sournoise et agressive » des Etats Unis. Avec au bout une belle migraine, la migration, l’immersion dans les affaires migratoires est toujours à ce prix. Tout se tient, comme dans une énorme partie de dominos cubaine, un mah-jong chinois, un assemblage de poupées russes, une pièce à tiroirs, une fusée gigogne à étages. .

La population, elle, va s’y retrouver, et dès ce 14 janvier 2013. Les « effets » sur la société cubaine et sur la politique migratoire en premier lieu en direction des Etats Unis, seront estimés à long terme, cher Géro. Désolé, je t’avais promis un bon encadré et tu sais ce que c’est, de fil en aiguille…Mais Géro savait bien que j’allais passer une dizaine de mois loin de l’Ile…Donc…

* Inmigración, soit immigration. Mais qui dit immigration dit entrée de personnes non autochtones dans un pays et dans l’intention de s’y installer. Or à Inmigracion on ne traitait que …les sorties de personnes du pays, pour des séjours généralement datés. Il n’existait et n’existe pas de bureaux de Emigración. [A ce sujet : on ne parle désormais que de mesures migratoires, d’émigrés, d’émigration, d’autres mots ont disparu, du moins ne figurent-ils pas dans toute la documentation publiée ou articles dans la presse, les mots exil, exilés, même quand on évoque le passé, diaspora…]

* – C’est la Section d’intérêts US qui est –forcément- le véritable centre d’Immigration, on l’a dit, un hénorme centre de tri. A base de dossiers et « bien souvent à la tête du client ! », disait encore notre Taxi. Là, pour les candidats au voyage, est la véritable épreuve dans leur parcours du combattant, demandez leur ! A côté, tout bien réfléchi, la llamada Inmigracion cubaine ressemblerait plutôt à un lieu de contrôles, stricts et serrés, oka, mais de contrôles. Votre dossier est complet et à jour, autocollant (pegatina), tampon sur le passeport, pouvez circuler.

Jeudi 13h40, je ne parvenais pas à joindre une opératrice (touche zéro) de la Section d’Intérêts, mais c’était probablement l’heure du déjeuner. Je voulais simplement connaître leur site web. 14h30 : je n’avais pas davantage de chance, mais cette fois-ci, après deux ou trois secondes d’une musiquette, une opératrice de la compagnie cubaine ETECSA, m’invitait à « raccrocher et à attendre quelques minutes, il y a saturation sur la ligne » (Cuelgue por favor, espere unos minutos, hay congestion en la linea)

Peu avant 15h00, j’avais ma réponse : www.havana.state.gov.

Mais quel standard ! J’avais noté, au passage et avec le mauvais esprit qui m’envahit parfois, que parmi les 7 touches à « marquer » (appuyer sur), la touche 3 est pour « les réfugiés », la 4 pour « le département de Sécurité nationale, citoyenneté et services d’immigration » et press 6 pour « questions de Droits de l’Homme », au cas où vous auriez un cas à signaler. Après chaque touche appuyée, vous êtes invité à appuyer à nouveau sur 1, 2, 3, 4, etc…en fonction de services plus précis qui relèvent de vos demandes précises. Tout est prévu. Voilà enfin un « consulat » qui ne laisse rien au hasard et qui sait répondre aux exigences des usagers. Comme un hyper marché de prestations et dérivés, à l’image d’une Samaritaine d’antan, ou le service Bricolage du sous sol du BHV Hôtel de Ville. A côté un consulat européen a la taille d’une supérette. Dans ces conditions, on comprend mieux que pour travailler au calme, organiser l’attention au public à huis clos, répondre à mille et une questions de l’usager, poser sereinement mille et une questions à l’usager, loin d’oreilles indiscrètes, il fallait un lieu approprié, ad-hoc, protégé des bruits de la ville, de la moiteur tropicale, des visites intempestives, enfin protégé de tout. D’où cet imposant bunker aux murs épais et aux hautes grilles de fortification, qui surplombe le célèbre Malecon havanais. On imagine à l’intérieur la vie bourdonnante d’une ruche en effervescence. Pendant les heures de bureaux ou une fois fermée la lourde porte, après la sortie du dernier visiteur du jour. Commence alors jusqu’au bout de la nuit, une autre vie bourdonnante d’une autre ruche en effervescence. La danse frétillante des abeilles ne connait pas la crise. J’avais, à la réflexion, une ou deux autres petites questions, par exemple savoir si Teresita, qui n’avait pas de famille aux States, pouvait s’y rendre histoire de faire du tourisme. Elle avait toujours rêvé de

prendre la Route 66. Vers 15h 30 passées, l’opératrice d’ETECSA répétait son message. Je remettais ça à plus tard.

« Bien mi amiga, ahora te dejo, disait Teresita, il faut que je te laisse. Quiero bañarme, darme una duchita rápida y darle la comida a quien tu sabes. On a pas eu le temps de parler !»

J’avais donc juste le temps de terminer avec mes cinq Notes prévues pour Géro, genre notes Monde diplomatique.

(« C’est toujours un plaisir de tchatcher avec toi. D’accord, nos hablamos. Je dois mettre la table. Tchao ».

Enregistrer sous, Document Word 97-2003. J‘en étais à Arrêter, quand je l’entendis : « Todo esta preparado, a comer ». Dans un couple tout est dans les saveurs de l’harmonie. Au menu, une aguja, une de celles pêchées par Gustavo, pas de celles qu’on vend à 8 CUC le kg. Au four bien sûr ? Por supuesto. Et avec des pommes de terre bouillies ? Of course. Dans un couple tout est dans l’harmonie des saveurs.

Elle m’avait déniché un Half Corona de H.Upmann, un très petit corona trapu, un « short » très en vogue. Dont « les premières bouffées, dit « L’Amateur », sont vite rejointes par des touches de sous bois, de champignon et de poivre noir et par des pointes torréfiées de noisette et café ». « La puissance, notable, grimpe jusqu’au final ». J’avais bien lu. J’oubliais ma migraine migratoire. Avec un bon anti-virus, Géro devrait échapper à une contamination numérique.

(fr/mp)

1)- dans ce cas, on parle de « crise », quand les Etats Unis ont limité ou supprimé la délivrance de visas. Entre octobre 1962 (Crise des missiles) et 1965 (Camarioca), Washington avait suspendu les voyages. Il n’y avait donc plus aucune ligne entre Cuba et les Etats Unis, des dizaines de milliers de personnes ont, pour la première fois, quitté l’Ile par toutes les voies illégales. En octobre 1965, les autorités cubaines ont d’elles mêmes habilité le petit port de Camarioca, près de Varadero, pour le transport vers les Etats Unis de tous ceux qui voulaient partir. En accord avec les Etats Unis, quelque 300.000 personnes ont quitté le pays à bord de bateaux venus de Floride, « librement et en toute sécurité » (5). En l’absence d’accord migratoire, en 1980 se produit après « l’incident » de l’ambassade de Pérou, la crise dite de Mariel (port également « habilité »), plus de cent vingt mille personnes prennent le chemin de la Floride, grâce à un nouveau pont maritime. Entre les premiers

accords bilatéraux de décembre 1984 (avec Ronald Reagan) et 1994 (los balseros, à partir du 5 août), la Section d’Intérêts US de La Havane n’accorda que 11.222 visas, soit une moyenne d’environ 1120 par ans, alors que les accords de 1984 stipulaient qu’au moins 20.000 visas devaient être délivrés chaque année.

(2)- Selon le Département de sécurité nationale des Etats Unis, cité dans une étude de Lorena G. Barberia (Harvard) publiée dans Temas (n° 62-63 d’avril-septembre 2011), les chiffres d’émigrants interceptés en mer (pieds mouillés) ou appréhendés à leur arrivée (pieds secs) sont importants. Entre 2005 et 2008, dernière année mentionnée, ces émigrants clandestins sont au total chaque année au nombre d’environ 5000 avec un pic en 2007 (respectivement 2868 et 4295). Ces chiffres confirment ce qui n’est plus une contradiction dans la politique US : d’une part la Section d’Intérêts limite les visas, d’autre part la politique des « pieds secs » augmente de fait les arrivées clandestines. La vraie contradiction est peut-être ici : les Etats Unis ont la hantise d’une nouvelle arrivée subite et massive d’immigrés cubains, au point d’en faire un point de « haute priorité » et par ailleurs ne change rien fondamentalement dans leur politique migratoire. Il est intéressant de noter, au passage, que Lorena G. Barberia, termine son étude – qui comporte 38 références à des sources exclusivement nord-américaines– en énumérant les points qui pourraient « améliorer la coopération bilatérale » : du côté des Etats Unis, chercher une alternative à La Ley de Ajuste cubano et à la politique de « pieds secs-pieds mouillés», augmenter le nombre de visas délivrés. Elle propose aussi que « le gouvernement cubain soit invité à participer aux conversations sur la coopération multilatérale avec Etats Unis et ses voisins » Et du côté cubain ? Lorena G.Barberia avance trois pistes susceptibles de faire progresser les négociations bilatérales : Cuba pourrait « supprimer le permis de sortie » de ses ressortissants, exigé depuis 1962, « octroyer une autorisation de séjourner aux Etats Unis supérieure à onze mois », et « mettre en vigueur des mesures en faveur de la réadmission et réintégration de ceux qui sont entrés illégalement aux Etats Unis ». Cette étude (traduite par Silvia Santa Maria), on le rappelle, a été publiée par Temas dans son n° avril-septembre 2010.

(3)- Et si ce lecteur posait une vraie question, au-delà de son apparence (faussement ?) ingénue…Voulait-il dire, je n’ai pas de famille aux Etats Unis, je veux faire un voyage d’agrément, plutôt court, moi ce qui m’intéresse ce sont les Chutes du Niagara, Las Vegas et le Parc du Yellowstone ? Seule la Section d’Intérêts à la réponse…

(4) – Selon des chiffres d’origine non institutionnelle et en rien confirmés, les familles de l’émigration enverraient chaque année près d’un milliard d’USD par les voies traditionnelles et légales, et peut-être autant par les canaux dits informels. Si l’on considère que près de deux millions de Cubains sont en âge de travailler aux Etats Unis, la moyenne par personne, pour l’émetteur, c’est pas forcément le bout du monde. Il faudrait ajouter à ces entrées cash ce que les économistes appellent « les transferts non monétaires ». Là, il est difficile d’avancer des chiffres. Entre 1 et 2 Mds USD ?

(5)- Voir « Les crises migratoires entre Cuba et les Etats Unis », chapitre 16 de « Fidel Castro, Biographie à deux voix », Ignacio Ramonet, Fayard/Galilée, 2006.