Une originale et magistrale conférence-concert de la SRDMH
— Par Robert Berrouët-Oriol(*)
[Mais que le langage de la musique…] seul réunisse les caractères contradictoires d’être tout à la fois intelligible et intraduisible, fait du créateur de musique un être pareil aux dieux, et de la musique elle-même le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elle bute, et qui garde la clé de leur progrès. (Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, t. I : « Le cru et le cuit », 1964.)
Le 25 mai 2025, au Conservatoire de musique de Montréal, la Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne (SRDMH) a offert aux mélomanes et amateurs de musique savante haïtienne une originale conférence-concert logée dans les plissures de la haute couture musicale, « Entre Jacques Roumain et David Bontemps ». À la jonction de la poésie de Jacques Roumain et des exceptionnelles compositions musicales de David Bontemps, il s’est agi d’un spectacle où dès les premiers instants l’expression « l’or pur de la relation du texte et de la musique » a pris tout son sens (Christian Flavigny, « La mise en musique du poème », revue Corps & Psychisme, numéro thématique « La voix », 2007/4 n° 48).
Incursion dans l’histoire de la Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne (SRDMH)
La Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne a vu le jour dans un terreau fertile. Au Québec, plusieurs institutions contribuent à la pratique et à l’étude de la musique savante, incluant des organismes de formation, des centres de création et des organisations culturelles. Fondée en 1928, la Fédération des harmonies et des orchestres symphoniques du Québec (FHOSQ) représente le plus grand nombre de musiciens amateurs au Québec. Elle regroupe aujourd’hui près de 10 000 jeunes musiciens au sein de 350 harmonies, orchestres symphoniques, ensembles à cordes, stage bands, « drumlines », ensembles vocaux et ensembles de guitares de toutes les régions du Québec. Le Conservatoire de musique et d’art dramatique du Québec, pour sa part, est une institution prestigieuse offrant une formation supérieure en musique et en art dramatique dans plusieurs villes du Québec.
La Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne a été créée en 1975. Ses membres fondateurs sont Claude Dauphin (musicologue, compositeur), Robert Durand (violoncelliste, compositeur) et Franck Fouché (dramaturge). Le premier concert de la SRDMH a été offert en 1977 et la nouvelle institution a obtenu à Montréal, en 1979, son incorporation en OBNL (organisme à but non lucratif). Au fil des ans la SRDMH s’est dotée de structures administratives adéquates et elle est aujourd’hui administrée par un Conseil d’administration (CA) présidé par Jean-Claude Nazon. Le CA ainsi que les différents comités opérationnels sont composés de bénévoles. La SRDMH comprend un directeur artistique et un conservateur des archives. Le financement de la SRDMH repose sur les cotisations des membres (étudiants, réguliers, sociétaires, sociétaires honoraires), les dons et commandites. La société ne bénéficie pas de subventions gouvernementales.
Tel que précisé sur son site Web, « La mission [de la] Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne est de promouvoir la musique classique, les compositeurs et interprètes haïtiens et caribéens. La SRDMH produit des concerts de musique classique (de compositeurs et interprètes haïtiens, caribéens ou autres) et gère un centre de documentation qui englobe toutes les catégories de la musique haïtienne et antillaise. Essentiellement, elle produit à des fins éducatives et culturelles des concerts de musique classique ayant pour auteurs des compositeurs haïtiens, caribéens ou autres qui se sont inspirés de cette aire culturelle. Elle programme aussi des classiques universels lorsque ces derniers font partie du répertoire d’un interprète haïtien ou qu’ils permettent de mieux comprendre l’évolution de la musique haïtienne. Ces concerts sont réalisés avec la participation d’interprètes haïtiens ou autre chaque fois que leur collaboration favorise la meilleure diffusion des œuvres du répertoire désigné. La SRDMH programme aussi des classiques universels lorsqu’ils permettent de mieux comprendre l’évolution de la musique savante haïtienne ou d’apprécier les talents des interprètes d’origine haïtienne.
La SRDMH a aussi pour mandat de développer un centre de documentation qui englobe toutes les catégories de la musique haïtienne et antillaise. Hébergée par l’Université de Montréal depuis octobre 2012, cette collection de partitions, de monographies et de bandes sonores constitue la plus variée réunie à ce jour. Ce fonds d’archives permet à la SRDMH de réaliser ses concerts, de s’ouvrir aux chercheurs et de soutenir l’éducation musicale en Haïti. Grâce à cette action, le « New Grove Dictionary of Music and Musicians » (édition de 2001) reconnaît désormais l’existence de la musique savante haïtienne en lui consacrant un article « Haïti : art music » (signé Robert Grenier) dans sa célèbre classification. »
Dans le cadre de son mandat la SRDMH gère ce Centre de documentation et un Fonds d’archives en partenariat avec l’OICRM mettant en valeur un patrimoine exceptionnel. L’OICRM est un groupe de recherche interdisciplinaire, interuniversitaire et international qui travaille sur les thématiques générales de la création et de la recherche en musique.
Le Fonds d’archives de la SRDMH est situé à la Faculté de musique de l’Université de Montréal : il rassemble 5 000 documents, plus de 1 000 partitions qui consignent les œuvres de plus de 100 compositeurs. Un catalogue de partitions (du 18 siècle à nos jours) est disponible et sa numérisation est en cours. La SRDMH dispose un catalogue de documents audiovisuels et iconographiques de 175 entrées et un catalogue de monographies comprenant 250 entrées. Le fonds d’archives permet à la SRDMH de réaliser à des fins éducatives et culturelles des concerts de musique classique haïtienne et d’autres répertoires inspirés de notre aire culturelle.
De 1977 à nos jours, la SRDMH a présenté 46 concerts et conférences dans de prestigieux espaces culturels, notamment au Conservatoire de musique de Montréal, à la salle Marie-Stéphane de l’École de musique Vincent d’Indy, à la salle Claude–Champagne de l’Université de Montréal, à la salle Redpath de l’Université McGill, à la salle Jacques-Hétu de l’Université du Québec à Montréal, à la Chapelle historique du Bon Pasteur, au Centre des Arts de la Maison d’Haïti, dans des Maisons de la culture de Montréal, à l’Église de la Visitation et à la salle Claude-Léveillée de la Place des arts.
De sa création à nos jours, la Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne a introduit auprès du public montréalais des interprètes professionnels d’origine haïtienne de premier plan : Rudy Perrault (violoniste et compositeur), Carmen Brouard (pianiste et compositrice), Edouard Woolley (ténor et compositeur), Jean-Ronald Lafond (baryton), Liliane Questel (pianiste), David Bontemps (pianiste et compositeur), Marie-Josée Lord (soprano), Christopher Ducasse (chef de chœur et compositeur), Pierre-Louis Thérien (guitariste), Amos Coulanges (guitariste), Diane Brouard (pianiste), Maria Éthéart (pianiste), Jacques Bélizaire (baryton-basse), Cassandra Robertson (soprano dramatique), Nicole Saint-Victor (soprano), Micheline Dalencour (pianiste), Maritza Fouron (soprano), Serge Villedrouin (pianiste et compositeur), Suki Guerrier (pianiste), Josette Montas (pianiste), ainsi que le Quatuor Despax et le Trio Philippe-Auguste. La SRDMH a également reçu le Crossing Borders Music, l’Orchestre I Musici, etc., ainsi que des membres de l’Orchestre symphonique de Montréal et de l’Orchestre métropolitain.
Les œuvres d’autres compositeurs majeurs, d’origine haïtienne, ont également été présentées lors des concerts de la SRDMH. Ils se nomment Werner Jaegerhuber, Frantz Casséus, François Manigat, Franck Lassègue, Jules Héraux, Alain Clérié, Michel Dejean, Férère Laguerre, Lina Mathon, Émile Désamours, Claude Dauphin, Sydney Guillaume, Sabrina Jean-Louis, Julio Racine, Daniel Bernard Roumain, Gifrants, Francesco Luigi.
Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que grâce à la SRDMH, qui lui a fait découvrir la musique classique haïtienne, Célimène Daudet pianiste internationale franco-haïtienne a mis à son répertoire, avec succès, la musique des plus grands compositeurs haïtiens. En lien avec sa mission, la SRDMH a institué divers types de partenariat (partenariat interinstitutionnel, partenariat universitaire), notamment avec le Cidihca, le Kepkaa (Mois du créole,) le Chœur Walter, le Centre N A Rive, la Semaine d’actions contre le racisme (SACR), l’Observatoire interdisciplinaire de recherche et de création en musique (OICRM) et l’AMEVS – Sorbonne Université.
Poésie et musique : un compagnonnage multiséculaire sur les terres arables de la haute couture musicale
Les rapports entre la poésie et la musique, qui remontent à la nuit des temps, ont été sous différents angles diversement étudiés par nombre de chercheurs. « Dans l’Antiquité, les premières traces d’une association entre musique et poésie se trouvent dans les chansons épiques grecques comme celles attribuées à Homère. Les épopées telles que L’Iliade étaient souvent chantées ou scandées en utilisant des instruments comme la lyre pour accompagner les récits des exploits guerriers et mythologiques. Plus tard, les hymnes religieux reprennent ce schéma dans diverses cultures du monde. L’un des moyens les plus courants par lesquels la relation entre musique et poésie perdure est sans doute à travers les ballades et chansons populaires. Ces dernières utilisent souvent des rimes simples et des refrains accrocheurs pour mémoriser et transmettre des histoires, des événements politiques et des sentiments universels. Différents contextes historiques ont vu émerger des mouvements spécifiques où la musique et la poésie fusionnaient pour former des messages puissants. Pendant la Renaissance, les madrigaux italiens naissaient des amours courtois exprimés par la poésie accompagnée de musique chorale complexe. Durant la première Guerre mondiale, les soldats britanniques écrivaient et chantaient des chansons pleines de rimes mettant en scène l’horreur des tranchées et le désir de retour au foyer » (voir l’article « Quand la musique et la poésie ne font qu’un : une relation artistique indissociable », Les Vieilles revues, n.d.). Pour sa part Christelle Chaillou, (Université de Poitiers, chargée de recherche en musicologie médiévale au CNRS), fournit un ample éclairage conceptuel et analytique dans l’étude intitulée « Les rapports entre musique et poésie : bilan et perspectives », 2009. Plus près de nous dans le temps et l’espace, Gilles Peron soutient que « La chanson entretient des rapports étroits avec les quatre grandes catégories du littéraire. Elle peut se faire récit lorsqu’elle raconte une histoire ; elle est proche du théâtre puisqu’elle n’existe que lorsqu’interprétée ; elle emprunte volontiers le chemin de l’essai quand le message se veut plus direct. Mais spontanément, c’est à la poésie que l’on songe lorsqu’il s’agit de la rattacher à la littérature : par sa forme et ses procédés, elle prétend appartenir au domaine poétique avant toute chose » (Gilles Peron : « Chanson et poésie », revue Québec français, no 119, 2000).
Au fil des siècles passés la critique généraliste et comparatiste est demeurée profondément attachée à l’idée mallarméenne selon laquelle le poème, qui possède un substrat musical, doit être dit, déclamé, mis en espace sonore. « La musique a (…) joué un rôle central dans l’œuvre [du poète Stéphane] Mallarmé. Il a souvent comparé la poésie à la musique, cherchant à créer une harmonie et un rythme dans ses vers. Son poème le plus célèbre, « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », publié en 1897, est considéré comme une véritable symphonie poétique, où les mots se déploient sur la page comme des notes de musique. (…) Mallarmé était profondément fasciné par la musique, qu’il considérait comme l’art suprême. Il voyait dans la musique une forme d’expression pure, dénuée de toute signification littérale, capable de transcender les limites du langage. Cette fascination se reflète dans son écriture, où il cherche à atteindre une musicalité et une harmonie similaires à celles de la musique. Ses poèmes sont souvent caractérisés par une structure rythmique complexe, des sonorités riches et des jeux de mots subtils, créant ainsi une symphonie de mots. (…) Mallarmé considère la musique comme la forme d’art la plus pure, la plus abstraite et la plus proche de l’idéal artistique qu’il recherche. Il voit en elle une source d’inspiration inépuisable, capable de transcender les limites du langage et de toucher l’âme de manière universelle. Pour lui, la musique est une langue universelle, capable de communiquer des émotions et des sensations sans recourir aux mots. Dans ses poèmes, Mallarmé tente de capturer cette essence musicale en utilisant des rythmes, des sonorités et des structures poétiques complexes. Il cherche à créer une musique des mots, une harmonie qui résonne dans l’esprit du lecteur. Ses vers sont souvent caractérisés par une musicalité particulière, une cadence qui rappelle celle d’une mélodie. Il utilise également des images et des métaphores empruntées au monde musical pour enrichir ses poèmes et leur donner une dimension sonore » (« La Musique et les Lettres. Résumé de l’œuvre de Stéphane Mallarmé », revue Livre critique, s.l.n.d.). Le souligné en italiques et gras est de RBO]
Le couple poésie / musique a également été étudié par des linguistes, notamment par celui qui a introduit la grammaire générative et transformationnelle de Noam Chomsky en France, Nicolas Ruwet (voir l’article de Marie-Renée Guyard, « Nicolas Ruwet, « Langage, musique, poésie », parue dans la revue Annales (Économies, sociétés, civilisations), 29ᵉ année, no 3, 1974). Au cours des années 1960 – 1980 une véritable sémiologie musicale a été élaborée, comme en rend compte le remarquable article de Mathilde Vallespir : « Pour tenter (…) un bilan sémiotique rapide, musique et langage constituent deux systèmes sémiotiques, caractérisés par leur aptitude à produire quelque-chose, diversement appelé sens (au singulier ou au pluriel), signification, signifiance, catégorisation, mondanisation. Tous deux partagent une double nature graphique et acoustique, sans pour autant que ces manifestations caractérisent identiquement ces deux systèmes. Ainsi, pour J.M. Klinkenberg, la musique est encodée graphiquement, et la partition envisagée comme « métalangage ». Au contraire, l’écriture et la « réalisation orale » du discours sont considérées comme deux modes de réalisation différents du système verbal. En outre, musique et langage sont deux « chronosyntaxes », la première à signes simultanés ou potentiellement simultanés, le second à signes « asimultanés » (Mathilde Vallespir, « Langage et musique : approches sémiotiques » – Journée d’étude « Littérature et musique », 31 mars 2009, École normale supérieure, Paris). Le souligné en italiques et gras est de RBO]
En ce qui a trait à la sémiologie musicale, l’œuvre de Jean-Jacques Nattiez se situe sur le registre des travaux pionniers. « Né en 1945 à Amiens, en France, Jean-Jacques Nattiez est professeur titulaire à la Faculté de musique de l’Université de Montréal où il enseigne depuis 1972. Il s’est fait connaître à l’échelle internationale comme pionnier d’une branche nouvelle de la musicologie, la sémiologie musicale. Considéré comme un pionnier de la sémiologie musicale, il a publié Fondements d’une sémiologie de la musique et Musicologie générale et sémiologie, ainsi que plusieurs recueils d’articles sur le même sujet : De la sémiologie à la musique et Le combat de Chronos et d’Orphée. Il est l’auteur de plusieurs livres sur Wagner : Tétralogies (Wagner, Boulez, Chéreau), Wagner androgyne et Les esquisses de Richard Wagner pour « Siegfried’s Tod ». Auteur d’études sur la pensée musicale de Pierre Boulez, il a fait paraître plusieurs volumes de ses écrits, y compris une édition de sa correspondance avec John Cage (source : Département de musique de l’Université de Montréal).
En Haïti, dans les Écoles de musique comme à l’École normale supérieure, à l’ENARTS et à la Faculté de linguistique appliquée, la sémiologie musicale n’est pas encore enseignée. Il y a donc dans ce champ de véritables défis à relever dans un pays où la musique est étroitement liée à la vie quotidienne et qui a vu naître de grands compositeurs de musique savante. L’on en mesurera l’amplitude : « Si tout le monde s’accorde à dire que la musique transcende le langage, on peut s’interroger sur la façon dont elle le fait. Est-elle trop vague (mais alors, qu’est-ce que le vague en termes conceptuels ?), ou, au contraire, est-elle trop précise ou trop spécifique pour les mots, comme le disait Mendelssohn? Des questions autour de l’expression et de la signification de la musique jouent un rôle central dans la recherche musicale en général. Les approches non sémiotiques en études musicales qui impliquent des recherches dans de nombreux domaines adjacents tels que les théories des émotions, de la perception, de l’interprétation et de la signification semblent exiger une théorie du signe musical, une théorie capable d’appréhender ces domaines dans une seule approche. La sémiotique, avec sa double spécialisation sur le langage et la signification, semble être une discipline bien adaptée pour aborder la musique de manière théorique. En réunissant des articles de spécialistes de la sémiotique et de l’esthétique philosophique (Lucia Santaella, Dominique Chateau, Jean-Marie Chevalier, João Queiroz, Pedro Ata, Alessandro Arbo), de la musicologie (Eero Tarasti, Christian Hauer, Christine Esclapez, Peter Nelson, Mark Reybrouk) et de la théorie littéraire (Miriana Yanakieva), la motivation pour le présent volume était de fournir une expansion substantielle de la discipline naissante de la sémiotique musicale. Dans son article “Musical Semiotics – a Discipline, its History and Theories, Past and Present”, qui ouvre le présent numéro, Eero Tarasti note : “Lorsque nous examinons le vaste spectre des approches sémiotiques telles qu’elles apparaissent dans les oeuvres d’auteurs classiques ou dans les manuels ou les encyclopédies de la sémiotique, il convient de noter que peu de pères fondateurs ont parlé de musique”. Sans doute on souhaiterait que les sémioticiens tels que Peirce, Saussure ou Kristeva aient davantage parlé de musique. Cependant, l’absence d’un canon préexistant en sémiotique musicale a certainement inspiré les auteurs du présent numéro autant, sinon plus, que les quelques réflexions sémiotiques –sans doute fascinantes– qui ont été réalisées auparavant par des chercheurs dans le champ » (Anne Dymek, « Présentation : sémiotique et musique », revue Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry, volume 36, numéro 3, 2016 – Sémiotique et musique. Tome 1). (Le souligné en italiques et gras est de RBO]
« Entre Jacques Roumain et David Bontemps » : une originale et magistrale conférence-concert de la SRDMH
Il n’est pas courant qu’un concert de musique savante soit précédé d’un texte présentatif aussi rigoureux sur le mode d’un véritable « arpentage exploratoire » introduisant l’auditoire au registre du dispositif narratif et interprétatif du couple poésie / musique.
Amplement didactique mais sans avoir revêtu la chasuble d’un pontifiant
discours professoral, pareil « arpentage exploratoire » a été effectué par Claude Dauphin, musicologue, compositeur et professeur émérite au Département de musique de l’Université du Québec à Montréal durant une quarantaine d’années. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques –notamment sur la musique européenne du 18ème siècle–, et de plusieurs ouvrages érudits. Il a élaboré une œuvre de premier plan dans les domaines de la musicologie, de l’ethnomusicologie et de l’éducation musicale. Dans son magistral livre de référence Histoire du style musical d’Haïti (Mémoire d’encrier, 2014), Claude Dauphin consacre un chapitre entier, le neuvième, à la « Musique classique et musique savante », domaines qu’il éclaire d’une lecture érudite à la fois conceptuelle, taxonomique, historique, anthropologique et musicologique.
Claude Dauphin est l’auteur de plusieurs livres érudits, notamment :
Musique, poésie et créolité au temps des Indigènes. Les Éditions du Cidihca, 2018 ; Musique et liberté au siècle des Lumières. Suivi d’une édition critique et moderne de De la liberté de la musique de Jean Le Rond d’Alembert. Paris : L’Harmattan, 2017 ; Pourquoi enseigner la musique ? : propos sur l’éducation musicale à la lumière de l’histoire, de la philosophie et de l’esthétique. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal ;
Le dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau : une édition critique. Bern : Peter Lang, 2008 ; Musique et langage chez Rousseau. Oxford : Voltaire Foundation, 2004 ; La musique au temps des encyclopédistes. Ferney-Voltaire, France : Centre international d’étude du XVIIIe siècle 2001 ; Rousseau, musicien des Lumières. Montréal : Louise Courteau, 1992 ; Musique du vaudou fonctions, structures et styles. Sherbrooke : Naaman, 1986 ; Brit kolobrit introduction méthodologique, suivie de 30 chansons enfantines haïtiennes recueillies et classées progressivement en vue d’une pédagogie musicale aux Antilles. Sherbrooke : Naaman, 1981.
La conférence-récital de la Société de recherche et de diffusion de la musique haïtienne, le 25 mai 2025, au Conservatoire de musique de Montréal, comprenait deux parties liées : la conférence proprement dite a été prononcée par Claude Dauphin, les plus récentes compositions musicales du pianiste-compositeur David Bontemps ont été interprétées par deux artistes, Suzanne Talfot, soprano, accompagnée au piano par Romain Pollet. Le feuillet reçu par chacun des spectateurs avant l’ouverture du spectacle comprend, au verso, une « Note au programme », un court « texte présentatif » dont Claude Dauphin est l’auteur. En raison de sa pertinence et parce qu’il sert d’instance structurante à la « conférence-récital », nous le reproduisons intégralement :
« L’ouverture de David Bontemps à la poésie de Jacques Roumain représente une remarquable innovation et une audacieuse originalité dans l’histoire de la composition classique haïtienne. Il importe, en effet, de se figurer les univers multiples et tragiques explorés par Roumain en poésie : sentiment angoissant de la nature, mise à nu de son affectivité éprouvée et de sa sensualité avide, critique des inégalités et des injustices du monde, éloge de la négritude, tous sujets transcendés par l’idéologie marxisante de l’auteur. Ces surprenantes alliances ont jusqu’ici tenu à distance les compositeurs qui n’ont pas vu comment concilier leur lyrisme musical avec ce maelström poétique. Avec Le Deuil des roses qui s’effeuillent, Bontemps nous plonge dans cet univers intime, frémissant, effrayant parfois, avec cette conscience anticipatrice, visionnaire, que notre planète brûle et se noie simultanément, que l’habitacle humain est menacé par un « animal apocalyptique » tapi en notre for intérieur » (Claude Dauphin, musicologue).
La « Note au programme » élaborée par Claude Dauphin est précédée de la mention « David Bontemps / Le Deuil des roses qui s’effeuillent / Mélodies accompagnées – Sur des poèmes de Jacques Roumain ». Déictique et éclairante, cette mention est immédiatement suivie du titre des neuf poèmes de Jacques Roumain : 1. « Pluie » ; 2. « Insomnie » ; 3. « Horizon… Soleil » ; 4. « Guinée » ; 5. « Absence » ; 6. « L’arbre et l’oiseau » ; 7. « Après-midi » ; 8. « Calme » ; 9. « Finale ».
Dans le déroulé de la « conférence-récital », le propos à dessein didactique de Claude Dauphin a pris la configuration de trois séquences d’un triptyque présentatif » regroupant les poèmes « par grappes », de 1 à 3, de 4 à 6 et de 7 à 9. Chacune des séquences du triptyque présentatif » comprend un propos ciblé dans lequel Claude Dauphin expose un éclairage analytique multifacette de chacun des poèmes, immédiatement suivi de l’interprétation musicale. Les « mélodies accompagnées » créées par David Bontemps ne sont pas « titrées » comme tel : en réalité, c’est le titre de chaque poème qui fait corps avec chacune des mélodies magistralement interprétées par la soprano Suzanne Taffot et par Romain Pollet au piano. L’auditoire a certainement été ravi de découvrir la fluidité toute aérienne des « mélodies accompagnées » de David Bontemps, expertement interprétées de la forte et « plastique » voix de la soprano Suzanne Taffot maîtrisant hautement ses « volutes musicales » elles-mêmes portées par Romain Pollet au piano.
Il est fort significatif que les « mélodies accompagnées » de David Bontemps confèrent une rythmique, une densité nouvelle aux poèmes de Jacques Roumain (1907-1944) qui, il faut le souligner, sont peu connus –c’est surtout l’œuvre romanesque de cet écrivain qui est connue, appréciée et célébrée tant en Haïti qu’à l’échelle internationale. Le livre Jacques Roumain Œuvres complètes – Édition critique a été coordonnée par Léon-François Hoffmann et Yves Chemla. Ce monumental ouvrage de 1 600 pages a été édité une seconde fois en 2018, en France, aux Éditions du CNRS. La première édition de ce livre est parue en 2003 et en page couverture figure l’information suivante : Jacques Roumain Œuvres complètes – Édition critique – Léon-François Hoffmann Coordinateur Agence universitaire de la Francophonie. Les Œuvres complètes sont assorties d’une judicieuse chronologie analytique et d’une ample bibliographie.
L’on peut noter brièvement que le « maillage créatif » entre la poésie et la musique se déploie sur le plan cognitif et dans l’instance / espace d’élaboration de l’oeuvre musicale et littéraire : il se situe en amont du « décollage créateur » autrefois étudié par Sigmund Freud. C’est bien le « décollage créateur » initial qui « met en éveil » les affects, la sensibilité, la mémoire individuelle et les émotions du créateur de poésie ou de musique, et ce processus est en lien avec l’histoire, la mémoire collective et la culture de l’artiste. Sur ce registre, il est normal qu’une création musicale de l’Haïtienne Carmen Brouard, pianiste et compositrice, et celle du Québécois Jacques Hétu, compositeur, soient distinctes et se caractérisent par leur enracinement dans une culture, une histoire et des traditions différentes. En ce qui a trait au « décollage créateur », il y a lieu de rappeler qu’« En 1908, dans un essai intitulé « Le créateur littéraire et le rêve éveillé », le célèbre psychanalyste Sigmund Freud explore la création littéraire et le rêve éveillé en examinant les processus psychiques à l’œuvre chez l’auteur, les éléments déclencheurs d’une émotion intense face à une œuvre littéraire, ainsi que la curiosité des profanes quant à l’origine des thèmes abordés par l’auteur et la manière dont ce dernier parvient à nous émouvoir si profondément, en suscitant des émotions enfouies que nous ne soupçonnions pas en nous et en établissant un lien entre la réalité et l’imaginaire. (…) Pour Freud, le poète agit comme l’enfant qui joue en créant un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, investissant beaucoup d’affects tout en distinguant le jeu de la réalité, et grâce à sa créativité, son talent et sa sensibilité, le poète ou le créateur littéraire parvient à nous toucher profondément, son imaginaire nous faisant ressentir des affects et des émotions intenses qui réveillent en nous des souvenirs du passé, des désirs enfouis et des aspirations secrètes, nous permettant ainsi de nous évader, de nous interroger et de nous enrichir spirituellement.
Le poète nous émeut grâce à une technique particulière, la technique artistique, et une forme spécifique, l’esthétique. Il sait comment toucher une part de nous pour nous émouvoir, sans nous choquer même dans des créations les plus fantaisistes » (« La psychanalyse de la création littéraire selon Freud », blog de la psychanalyste Reinette Girard, 25 juillet 2023).
Au cours d’une récente conversation téléphonique, David Bontemps nous a fourni plusieurs clefs éclairant sa démarche à l’étape de la création de son cycle de « mélodies accompagnées ». À l’origine, il entendait élaborer un cycle de mélodies pour voix et piano sur des poèmes de Jacques Roumain. Lorsqu’en 2022 l’Orchestre classique de Montréal lui a commandé une œuvre musicale, David Bontemps en a accepté le principe, voyant ainsi l’occasion de composer un cycle pour voix et orchestre dans le cadre du 80ème anniversaire du décès de Jacques Roumain. Les poèmes et l’ordre d’apparition des textes formant le cycle musical ont été subordonnés à des choix : (1) la brièveté du poème, un espace peu étendu et dans lequel l’auditeur doit être en mesure de se réapproprier le sens du texte ; (2) la qualité de la langue (haute maîtrise du code écrit, richesse des images et des métaphores, musicalité « naturelle » du poème) ; (3) le niveau de langue, à savoir le tutoiement plutôt que le vouvoiement, pour appréhender et être en phase avec le vécu du poète. Le choix et l’ordre d’apparition des poèmes ont été conçus pour que l’ensemble du cycle puisse avoir une cohérence narrative permettant à l’auditeur de trouver un fil, une suite narrative, une histoire. Sur ce registre il est loisible de faire ressortir plusieurs caractéristiques des poèmes, qui vont entre autres du spleen à l’anxiété, de l’angoisse à l’insomnie : l’un des poèmes retenus s’intitule « Pluie », un autre est davantage déictique 1x1puisqu’il a pour titre « Insomnie », tandis qu’un troisième s’intitule « Absence ». Dans les poèmes « Insomnie » et « Absence » par exemple, Jacques Roumain nous fait cotoyer ses sentiments face à la mort et au vide car « l’espoir est miné par des perspectives tragiques ». Pareille désespérance dans le tissu des poèmes nous donne à voir un Jacques Roumain sensible et plus humain –notamment dans le poème « L’arbre et l’oiseau » daté du 26 novembre 1935 et dédié à son fils Daniel. Ce poème a été écrit durant l’incarcération du poète emprisonné au Pénitencier national.
David Bontemps assume, et c’est là une dimension majeure de sa démarche de compositeur, que « la musique est au service du poème, pas l’inverse ». L’on peut interpréter et situer ce positionnement sur le registre d’un éclat singulier et supplémentaire que le compositeur accorde au texte : le poème, consigné dans un livre, est un texte muet tant qu’il n’est pas « mis en voix », « à haute voix », en particulier dans une composition musicale qui en réhausse les qualités… mélodieuses, rythmiques, tonales, phoniques. Dans cette perspective, il faut prendre toute la mesure que les talents de compositeur de David Bontemps l’élèvent au périmètre de l’idéal d’écriture de Stéphane Mallarmé notamment dans « Don d’écriture » et selon lequel le poème, qui possède un substrat musical, doit être dit, déclamé, mis en espace sonore.
« Le compositeur et pianiste David Bontemps est natif de Port-au-Prince, Haïti. Mélomanes, ses parents l’inscrivent tôt à des cours privés de piano. L’essentiel de sa formation musicale s’effectue auprès du renommé pianiste-compositeur Serge Villedrouin.
En 1998, il remporte une première médaille au Concours Inter-Caraïbe de piano en Guadeloupe, décernée à l’unanimité du jury, puis en 2001, la médaille de bronze au niveau supérieur du Concours national de piano de Port-au-Prince. En 2000, il donne avec succès son premier récital à Port-au-Prince : Bach, Mozart, Chopin, Ravel, Rachmaninoff et les compositeurs haïtiens Lamothe et Élie sont à son répertoire. Il y joue également ses propres compositions.
En 2002, il s’établit à Montréal où le musicologue professeur émérite Claude Dauphin le présente comme « la relève des compositeurs haïtiens », puis le classe parmi les compositeurs classiques de la nouvelle ère dans l’essai Histoire du style musical d’Haïti, en 2014.
Il accompagne la mezzo-soprano Chantal Lavigne pour la création et l’enregistrement des Offrandes Vodouesques, cycle de 24 mélodies du compositeur haïtien Werner Jaëgerhuber (1900-1953), un disque paru en octobre 2007.
En 2010, Yves Bernard écrit dans Le Devoir : « David Bontemps est un véritable espoir de la musique créole. […] Il trace un univers décloisonné en naviguant aussi bien sur les airs du terroir et les chants vaudous que sur le jazz ou les musiques savantes occidentales ou haïtiennes […] L’inspiration est foisonnante et David Bontemps laissera son empreinte. »
Il publie deux enregistrements solo :
– Vibrations, un disque consacré à ses compositions pianistiques pour lequel il a reçu une bourse du Conseil des Arts et des Lettres du Québec et du Conseil des Arts du Canada, paraît en 2012 sous étiquette Nuits d’Afrique. Salué par la presse, le Magazine Audio classe cet album au sommet de ses préférences pour l’année 2012. Vibrations a plusieurs fois été présenté en concert, tel à la salle Redpath de l’Université McGill à pleine capacité, en octobre 2012, ainsi qu’au Théâtre du Musée Canadien de l’Histoire, en mai 2013.
– Gede Nibo, 2017, distribué par Sélect, est un disque consacré à ses variations sur le célèbre thème du compositeur Ludovic Lamothe (1882-1953), avec lequel il appuie un festival de piano à Jacmel, le Haïti Piano Project, porté par la pianiste Célimène Daudet. Avec ce répertoire, il a assuré la première partie d’un récital du pianiste Alain Lefèvre en 2018, puis s’est produit en récital conjoint avec la violoniste Er-Gene Kahng en Californie en 2019 » (source : site Web de David Bontemps).
En guise de conclusion, nous reproduisons le poème « L’arbre et l’oiseau » daté du 26 novembre 1935. Destiné à son fils Daniel, ce poème a été élaboré durant l’incarcération de Jacques Roumain au Pénitencier national de Port-au-Prince.
L’ARBRE ET L’OISEAU
L’arbre dit au petit oiseau :
« Chante-moi une chanson ;
Vois-tu : nous autres,
Nous aimons le chant
Des oiseaux et du vent
Dans nos branches ».
Le soleil montait derrière le morne.
Des nuages dorés comme des poussins
Couraient dans le ciel.
Le petit oiseau se mit à chanter
L’arbre dodelinait la tête
De droite
De gauche.
Bientôt il s’endormit.
Et le vent dans ses branches
Ronflait doucement.
Montréal, le 9 juin 2025
(*) Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue, Conseiller spécial, Conseil national d’administration, du Réseau des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)