« Entre chien et loup », de Christiane Jatahy d’après Lars Von Trier

Christiane Jatahy poursuit son travail sur les frontières entre l’acteur et le personnage, l’acteur et le spectateur, le cinéma et le théâtre, la réalité et la fiction. On a déjà évoqué dans ces colonnes son admirable adaptation en 2017 de La règle du jeu de Renoir. On se souvient aussi qu’en 2019 elle présentait au Festival d’Avignon Notre Odyssée  dont la seconde partie . Le présent qui déborde , filmée en Palestine, au Liban, en Afrique du Sud, en Grèce et en Amazonie, dialoguait avec le théâtre en mélangeant la fiction grecque avec des histoires réelles d’artistes réfugiés. En cette année 2021 elle poursuit ces mèmes échanges en adaptant au théâtre  Dogville  ( voir le synopsis ci-dessous ) le film de Lars von Trier sorti en 2003. Pourquoi Dogville Pour un juste retour des choses, sans doute, parce que la mise en scène du film emprunte beaucoup au théâtre avec un narrateur qui présente les neuf chapitres du film, tournés dans un décor minimaliste plongé dans une semi obscurité : quelques murs et meubles sont placés sur scène, le reste étant simulé par des lignes blanches tracées par terre, ainsi qu’une légende pour certains objets. Par exemple, les groseilliers sont représentés par des cercles, et la mention « Groseilliers » est inscrite à côté. Seul Alain Cavalier dans Thérèse en 1986 avait déjà utilisé le même dispositif qui a pour but de centrer l’attention sur les comédiens et sur l’histoire. Et le titre de la pièce Entre chien et loup, souligne les deux parties du propos, à savoir le combat entre le bien (quatre chapitres) et le mal (quatre chapitres) qui s’articule autour du cinquième chapitre le . 4 juillet (fête nationale étasunienne. ).

C. hristiane Jatahy déplace dans l’actualité brésilienne la fable de  Lars von Trier. Graça, au lieu de Grace est le nom du personnage central. Elle fuit le fascisme bourgeonnant, fleurissant même, de son pays pour se jeter à son insu dans les bras d’un autre fascisme au petit pied, certes, celui d’une communauté mais de la même essence.

Au décor vide de  Dogville elle oppose un plateau encombré de tables, d’étagères sur lequel vaquent les comédiens. Ils interpellent le public, s’adressent aux spectateurs qui entrent, dialoguent entre eux. L’espace de jeu n’est que le prolongement sous une autre forme de l’espace d’observation. Là encore une frontière à abolir. Le travail de Jatahy exige des «spectacteurs». En fond de scène, un mur écran pour ces échanges entre théâtre, cet art du vivant, chaque représentation est unique, jamais totalement identique à celle qui l’a précédée et différente de celle qui va suivre, elle se transforme, s’adapte, et le cinéma cet art qui fixe pour toujours ce qu’il a capté Le théâtre est sans cesse un travail en cours. Il se vit au présent. Le cinéma se vit au passé. L’image animée ne l’est pas, elle est figée. On peut revoir dix fois le chapitre V de  Dogville, Nicole Kidman reproduira dix fois le même geste à l’identique.

. Et Jatahy interroge le statut de cette image dans un jeu interchangeable sur le plateau entre comédien filmé et comédien filmant. Sur l’écran la scène vivante du plateau est redoublée, agrandie, l’image pourrait être vraie sans pour autant avoir rapport à une vérité puisque viennent se fondre avec ce qui est filmé en direct d’autres images pré-enregistrées. et absentes du jeu de scène.  Chaque « spectacteur » a le regard morcelé entre les multiples . actions. du plateau, tout ou partie de la scène filmée et projetée sur l’écran, la recherche du point de captation de la vidéo, les incrustes déjà emmagasinées. et qui viennent se substituer au dédoublement de la scène. dans un effet d’images constitutif d’une réalité imaginaire qui n’est plus celle du seul Brésil mais celle de tout lieu où se pose la question de l’altérité et de l’intolérance. Est-il encore temps d’enrayer ce mouvement qui d’« illibéralisme » en « démocrature » nous mène vers le gouffre? C’est le problème que pose Christiane Jatahy, spectacle après spectacle, de façon lancinante, mais dans des formes toujours renouvelées.

R.S.

Dogville, Lars von Trier
Dans les années trente, des coups de feu retentissent un soir dans Dogville, une petite ville des Rocheuses. Grace, une belle femme terrifiée, monte en courant un chemin de montagne où elle fait la rencontre de Tom, un jeune habitant de la bourgade. Elle lui explique qu’elle est traquée par des gangsters et que sa vie est en danger. Encouragée par Tom, la population locale consent à la cacher, en échange de quoi Grace accepte de travailler pour elle. Lorsqu’un avis de recherche est lancé contre la jeune femme, les habitants de Dogville s’estiment en droit d’exiger une compensation, vu le risque qu’ils courent à l’abriter. Mais la pauvre Grace garde en elle un secret fatal qui leur fera regretter leur geste..