— Par Edgar Morin. Sociologue et philosophe —
Dans une tribune au « Monde », le sociologue dit nécessaire de soutenir Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle, mais il demande au candidat président d’amorcer un virage en faveur d’une voie nouvelle, qui place l’écologie en son cœur contre l’hégémonie du profit.
Tribune. Quelle terrible coïncidence ! Simultanément : une élection présidentielle, où se joue le sort de la France humaniste et républicaine, et une guerre de plus en plus sanglante en Ukraine, cause d’énormes bouleversements géopolitiques et économiques avec le risque d’un conflit mondialisé où l’Europe naufragerait.
Deux menaces sont liées : celle d’une régression en France qui conduirait à un État autoritaire et à une société de soumission, celle du retour massif du monde à la barbarie.
Il aurait suffi que…
Le tragique est qu’en France, comme dans le monde, prévoyance et lucidité auraient pu modifier le cours des événements. En France, il aurait suffi que Fabien Roussel, Yannick Jadot, Anne Hidalgo se désistent en faveur de Jean-Luc Mélenchon, et Marine le Pen aurait été absente au second tour.
La gravité du problème français est que de crises en crises, d’angoisses en angoisses, se sont fortifiés les replis identitaires, le suprématisme raciste, la désignation en bouc émissaire des immigrés, des musulmans ou à nouveau des juifs. Le nationalisme aveugle gagne sur la réalité historique intégrative une et diverse de la France réelle.
Autrement dit, nous devons craindre la victoire de cette deuxième France réactionnaire qui n’a pu s’imposer dans l’histoire de la IIIe République qu’à la faveur du désastre national de 1940. Aujourd’hui, paradoxalement, sans nulle occupation étrangère, cette France réactionnaire croit subir une occupation mythique (« le grand remplacement »).
Les Français fidèles à l’humanisme républicain craignent à juste titre Marine Le Pen dont ils pensent que le sourire aimable est de façade et que son programme n’est adouci qu’en surface.
Un attrait nihiliste du gouffre
Ses propos populistes, et ici le mot est juste, trouvent un écho dans les aspirations et les craintes des milieux populaires pour leur vie quotidienne. Le présent semble effacer le passé, surtout pour les générations qui n’ont pas connu l’extrémisme Jean-Marie Le Pénien. Il y a même une curiosité chez bien des dépolitisés : « Voyons ce qu’elle va faire ». Il y a même chez certains un attrait nihiliste du gouffre.
Rappelons que ce qui menace la France est la régression historique qui envahit le monde et l’Europe : crise des démocraties, hégémonie du profit, régimes néo-autoritaires.
La France réactionnaire pourrait arriver légalement au pouvoir et pourrait aussitôt le monopoliser. Emmanuel Macron ne peut être certain de l’emporter car il doit surmonter divers handicaps. Au cours de son quinquennat, le champion du renouveau est devenu le mainteneur de l’ordre néolibéral établi.
Son « quoi qu’il en coûte » durant la pandémie à rompu pour un temps avec son héritage économico-financier, mais l’affaire des cabinets de conseil a été le symbole d’une politique de privatisation des services public. Il subit la colère de l’ensemble des stigmatisés comme les antivaccins. Il subit à nouveau le discrédit à gauche d’être vu comme le président des riches. Il subit le retour de la controverse sur la réforme des retraites alors que celles-ci auraient pu être modulées selon la pénibilité du travail et soumises à examen de santé après un certain âge.
Un élan régénérateur
Enfin, ce qui pèse de plus en plus sur la candidature Macron est le retour de l’inflation qui met au premier plan des préoccupations populaires sur le pouvoir d’achat. Cette hausse des prix occulte d’autres problèmes fondamentaux dont certains, du reste, lui sont liés (approvisionnement en blé, en gaz, en métaux rares) auxquels il s’agit de faire face.
Cela dit, il faut mettre au crédit d’Emmanuel Macron ses efforts méritoires pour maintenir le dialogue avec le président russe Vladimir Poutine et chercher à éviter une escalade conduisant à une généralisation de la guerre aux conséquences incalculables. Ne sous-estimons pas l’importance de la guerre russe en Ukraine pour nos élections. Le président doit continuer à faire tout son possible pour que s’arrête la tragique escalade qui continue de plus en plus dangereusement.
Certes, le président candidat bénéficie de l’apport de personnalités de droite et de gauche, mais on ne sait s’ils « s’entrecomplètent » plus qu’ils « s’entre-annulent ». Être un rempart, faire barrage à un adversaire dédiabolisé pour une partie croissante de l’opinion, est-ce suffisant pour l’emporter ? Je pense que c’est de toute façon insuffisant pour la renaissance d’une France humaniste. Emmanuel Macron a besoin, non tant de retrouver l’élan novateur perdu, mais de trouver un nouvel élan régénérateur.
Sa jeunesse, son intelligence, son sens des complexités le rendent capable, comme il l’a déclaré lui-même, de se remettre en question et de se réinventer. Il est donc capable de changer de voie et de se faire promoteur du vrai New Deal qui s’impose en France, une politique de salut public. Il est capable d’une pensée et d’une orientation politique nouvelles.
Renouveau des solidarités
La voie nouvelle demande l’intégration de l’écologie dans l’activité économique, sociale civilisationnelle. C’est la nécessité écologique qui doit produire des sources d’énergie propre, qui doit dépolluer nos villes et nos campagnes, développer l’agriculture fermière et agroécologique et faire régresser l’agriculture industrielle polluante et stérilisante des sols, réformer la consommation pour des aliments sains et des produits de véritable utilité ainsi que de qualité esthétique et culturelle.
Il faut écarter l’alternative croissance/décroissance pour une croissance de ce qui est essentiel et indispensable, et la décroissance, ce qui est malsain et futile. Cette nouvelle économie écologisée apporterait sa contribution au mieux-vivre.
La voie nouvelle demande aussi le reflux de l’hégémonie du profit, la débureaucratisation de l’État, le renouveau des solidarités. La France n’est pas tant en déclin que devenue une puissance moyenne. Mais notre nation moyenne a des moyens qui dépassent ses limites matérielles. Elle est capable de se faire entendre dans le monde, comme l’avait montré le général de Gaulle.
Il est important que la France retrouve sa fierté. Sa grandeur militaire n’eut qu’un temps, sa grandeur historique est d’être la patrie de l’humanisme, des idées universelles, de Montaigne à Camus, de la déclaration des droits humains de 1789 et de l’abolition des privilèges. Sa nouvelle fierté serait de proposer au monde la nouvelle voie, qui permettrait non seulement de résister à la régression généralisée qui déferle sur la planète, mais d’envisager enfin un progrès humain sur les barbaries.
Transcender droite et gauche
Le salut public, comme ce fut le cas pour la résistance à l’Occupation, doit aujourd’hui transcender droite et gauche sans pour autant les dissoudre. Car si la gauche des partis est morte, la gauche des esprits est vivante.
Toutes les motivations pour s’abstenir de voter comme pour éliminer Macron sont aujourd’hui pro-Le Pen. Colères, fureurs, indignations ne doivent pas occulter la pensée lucide et la stratégie efficace.
Il peut être juste parfois de s’abstenir, mais non quand s’impose un choix contre un désastre historique qui nous amènerait un Vichy sans invasion.
Nous allons voter dans un monde en convulsion, avec risque de guerre, probabilités de crises, de pénuries, de barbaries. Le pilote au gouvernail devra se montrer à la hauteur. Soyons conscients du risque historique pour la France. Soyons acteurs d’une chance historique pour la France.
Edgar Morin est notamment l’auteur de « Réveillons-nous » (Denoël, 80 pages, 12 euros).
Edgar Morin(Sociologue et philosophe)
Source : Le Monde