Du théâtre de l’absurde à l’absurdité théâtrale…

« La Ronde de Sécurité », mise en scène (?) de José Exélis

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« La ronde de sécurité » – Photo de Philippe Bourgade ( DR)

— Par Roland Sabra —

Le public attendait d’autant plus de cette reprise de «La Ronde de Sécurité » qu’une grande partie de celui-ci n’avait pas vu la première version créée en 1993. Il y des reprises qui sont nécessaires. Elles sont, à l’instar de « Wopso » de Marius Gottin, des éléments du patrimoine, non pas national martiniquais, l’État-nation n’est en aucun cas l’horizon indépassable de l’avenir du pays, mais populaire, au sens noble du terme. Une autre raison concourrait à rendre l’attente plus vive. La thématique. Le théâtre de Guy Froissy est un théâtre incisif, décalé, qui à partir de situations insolites développe avec un talent certain une critique sociale lucide sur un ton qui emprunte à l’absurde. En l’occurrence, UN, c’est le nom que porte le personnage dans le texte de Froissy, l’autre se nommant DEUX. Monsieur DEUX donc, qui n’est qu’un parmi tant d’autres, sort un soir pour se changer les idées dans ce qui pourrait être une cité. Pour le théâtre de l’absurde le lieu importe peu. Dans En attendant Godot de Samuel Beckett ( magnifique traduction en créole de Monchoachi), on sait que l’action se déroule dans une lande, sans plus de précision.  Le nom des personnages n’est pas toujours précisé. Ils sont quelques fois interchangeables. Dans ce théâtre construit sur les désullusions de l’humanisme les rôles sont porteurs de situations plus qu’ils ne révèlent des individus. Lors de sa promenade nocturne DEUX rencontre UN armé d’un fusil et qui s’autoproclamant « Ronde de sécurité » patrouille à la recherche de « délinquants ».

L’acidité du propos vise une société qui se livrant corps et âme au libéralisme en arrive, en voulant réduire à peau de chagrin le rôle de l’État, à déposséder celui-ci des moyens financiers qui lui permettaient d’assurer au minimum ses fonctions régaliennes. « Que fait la police ? – Rien » ! semblent crier à l’unisson les populations fragilisées par la révolution économique de ce début de siècle. Et puisque la police ne fait pas son boulot faute de moyens et bien que fleurissent les milices privées, les agences de sécurité et pourquoi pas la revendication de l’autorisation du port d’armes. Aux Etats-Unis, le Texas vient d’autoriser professeurs et élèves à porter une arme sur les campus. Objectif : prévenir les tueries de masse…

Le comportement du personnage UN ne relève donc pas d’une psychologie individuelle mais il est bien le produit d’une dérive sociétale. Il n’est pas ce vulgaire, vaguement allumé, dont  les outrances  lui asssigneraient une place hors de la normalité. Non monsieur UN est ce monsieur Presque-Tout-le-Monde qui vit dans un  climat d’insécurité ménacé qu’il est de perdre son boulot, de voir sa bagnole dépouillée, de se faire agresser. Monsieur UN vit dans la crainte des voleurs à la tire. Il est ce petit vieux qui a peur de se faire voler ses maigres économies. Le texte de Froissy n’a pas besoin de le dire : on sait même pour qui il vote! Monsieur UN n’est pas un paranoïaque. Monsieur UN est un reflet de ce que notre société fabrique. Qu’il puisse y avoir correspondance entre un délire individuel et une forme sociale qui favorise son expression est une évidence qui se lit à longueur de colonnes dans la presse et que l’on voit, exhibition obscène, jusqu’à point d’heure sur nos écrans.

La grande force de ce théâtre et dans ce cas précis celle de la pièce de Froissy est de montrer à partir de situation d’une grande banalité la désintégration d’un monde dont la première manifestation sur scène est la déstructuration du langage. Le désaccord inaugural concerne le sens des mots qui ne sont plus un moyen de communication mais qui portent sur l’incohérence, sur le vide. Ce théâtre n’est pas démonstratif. Il n’est pas militant. C’est au spectateur de produire le sens du non-sens apparent de la pièce. C’est un théâtre de l’intelligence.

Le travail présenté par José Exélis est à mille lieux, et c’est peu dire, de cette thématique. D’abord il faut préciser que le texte mis en scène n’est pas de Guy Froissy ! Ce qui est joué est vaguement inspiré de l’auteur. Il faut rompre avec ce manque de rigueur intellectuelle qui consiste à confondre un texte « de » Untel et un texte « d’après » Untel. Il faut en finir avec ces pièces tronquées, mutilées sans que cela soit signalé au public, surtout au jeune public.

« La Ronde de Sécurité » vue à Fort-de-France, est une transformation, une traduction partielle et partiale, au sens de parti pris, fortement contestable. Ce n’est pas une adaptation mais plutôt une trahison.

Au lieu d’arpenter le champ de l’absurde la mise en scène laboure le terrain vague de l’outrance. Mise en scène est une expression excessive, car la dérive constatée dans les dernières représentations de Wopso s’est aggravée. Les comédiens sont livrés à eux-mêmes, sans ligne directrice, prenant des libertés et des initiatives hors de propos. Ils naviguent, notamment UN dans l’excès, le surjeu. DEUX est rebaptisé Maurice pour faire le mauvais mot : « Maurice, ça commence comme mauviette » ! C’est dire!

Plus grave l’utilisation du créole flirte bon avec un rabaissement de cette langue, par ailleurs pleine et entière, au registre de la vulgarité.  De la poétique de l’injure créole, la poésie a disparu et ne reste que l’ordure, ou ce makoumé dix fois répétés pour assurer le rire gras d’une partie complaisante de la salle. Car si le public rit ce n’est pas d’avoir repéré dans l’extravagance du personnage quelque chose qui lui serait proche, qui renverrait à quelque chose de son intimité, à quelque chose qui ferait écho à la formule  » Chasse le flic de ta tête ». Non, le rire renvoie à la totale étrangeté du personnage. Pas un dans la salle ne rit de lui-même, car pas un ne peut se reconnaître dans Monsieur UN. On rit de l’autre.  Le plat présenté est tiré du coté d’un spectacle des Man’Fouch, sans en avoir la saveur.

La scénographie est à l’avenant, encombrée d’une cabine téléphonique, objet en voie de disparition, qu’il eut été intéressant pour le cas, d’ « adapter », d’un banc, d’un lampadaire et d’un bac à ordure! Des séquences musicales avec des scènes sans paroles découpent arbitrairement le texte. Et les lumières sont en accord avec la tonalité de ce qui est présenté, vives, violentes, contrastées en dehors de toute nuance.

Ce n’est pas la première fois que José Exélis présente un travail qui s’apparente à un fort contresens de lecture. Déjà dans « La nuit juste avant les forêts » il était passé à côté du texte en dépit de la belle performance du comédien, trahi par la mise en scène. A coté de réussites évidentes (Folies; IAGO ; Wopso et Départs  il présente parfois des travaux inaboutis ou plutôt des travaux dans lesquels une hésitation de lecture, un entre-deux entre yin et yang surplombent sans propos la mise en scène, comme dans ‘L’Orchidée Violée  ou Africa Solo 

C’est quand il se donne la peine d’une véritable écriture de plateau, quand il dirige ses comédiens, quand il s’en tient à une lecture rigoureuse d’un texte qu’il nous offre le meilleur de lui-même. Ce n’était pas le cas ce soir là. A suivre…

Fort-de-France, le 12/06/2015

R.S.

La ronde de Sécurité, « texte » de Guy Froissy

Mise en scène : José Exélis
Assistante à la mise en scène : Ina Boulangé
Interprètes : Emile Pelti et Charly Lérandy
Création lumières et fabrication décor : Dominique Guesdon
Chant : Jean-Luc Boufrainville
Adaptation créole : José Exélis, Patrick Lafrintière, Eric Muday
Régie lumière, son : La Servante
Scénographie : José Exélis