Le respect de l’amour (1)

Une vie du Sénégal à la France par Djenaba DIALLO & Michel PENNETIER

djebaba« Elle était satisfaite d’être Khady, il n’y avait eu
nul interstice dubitatif entre  elle et  l’implacable
réalité du personnage de Khady Demba …
A présent encore c’était quelque chose dont elle
elle  ne doutait pas –  qu’elle était indivisible  et
précieuse, et qu’elle ne pouvait être qu’elle-même. »

Marie Ndiaye : «  Trois femmes puissantes »

Avant-propos

Est-il vrai que toute vie, du moment qu’on la perçoit en  sa profondeur, mérite d ‘être racontée ? Est-il vrai aussi, comme le pense Christophe Donner, que l’imagination est plus un obstacle qu’une bénédiction pour un romancier ?  Dostoïevski disait : » Que peut-il y avoir de plus invraisemblable que la réalité ? Jamais un romancier ne proposera d’impossibilités aussi impossibles que celles que la réalité nous présente chaque jour par milliers, sous l’aspect des choses les plus ordinaires ».

Ce qui m’a intéressé, intrigué, passionné, souvent bouleversé dans la vie de Djenaba, c’est l’affrontement entre une personnalité qui semble garder tout au long de sa vie, une pureté originelle, un sens inné de l’humain et le monde où l’on sait  combien l’humain y est bafoué. J’ai voulu sonder ce mystère de la force intérieure de Djenaba. Mais le mot lui convient-il ? Djenaba est simple et limpide, mais aussi terriblement clairvoyante et indomptable dans sa douceur. Il y a du « chamanisme » en elle. Puisse le récit transmettre quelque chose de cette puissance fragile de la féminité qu’évoque Marie Ndiaye dans son roman !

–   J’aimerais faire avec toi le récit de ta vie.

– J’en ai envie depuis longtemps. J’ai tellement besoin de sortir de moi ces choses difficiles qui me font parfois pleurer.

C’est ainsi que notre travail a commencé.

Le titre a été proposé par Djenaba. Il me paraît correspondre exactement à ce qu’elle est et à ce qu’elle veut nous transmettre.

J’ai voulu conserver la situation de la rencontre, le va-et-vient entre la parole de Djenaba et l’écriture. Le narrateur intervient et je ne sais s’il a eu raison. Mais ce qui l’a guidé et ce à quoi il a voulu être fidèle absolument, c’est  la vérité de Djenaba.

L’aspect documentaire sur la société africaine ou française peut intéresser, mais là n’est pas l’essentiel. Un récit de vie questionne d’abord sur les déterminismes internes et externes qui commandent une vie, les tournants improbables, à savoir, si toute vie n’est pas un échec par rapport à nos potentialités, il questionne sur notre propre existence et nos destins.

Aucune photo  ne peut sans doute tout dire d’elle. Son être ne peut nous parvenir que dans l’écriture, comme un roman.  Et encore,  une part de mystère restera, le secret de toute vie, à deviner seulement.

M.P

Chapitre 1

Le tourbillon

Un coin du Sénégal, le triangle oriental du pays entre Guinée et Mali, une plaine à l’infini parsemée d’arbustes, la terre desséchée où l’herbe jaunie semble attendre en vain le premier nuage dans un ciel imperturbablement bleu gorgé de lumière. Un troupeau de bovins efflanqués suivi d’un berger peul, maigre comme son bâton, traverse indifférent, résigné, le paysage monotone. Ici et là, distants, solitaires quelques villages minuscules faits de  cases de banco.

 Décembre 1962. Le Sénégal n’est indépendant que depuis deux ans. Une enfant va naître dans l’un de ces villages. Mais le père ne déclarera la naissance que le 11 juillet 1963. Il a voulu que sa fille soit une vraie Sénégalaise, peut-être pensait-il que l’indépendance du pays n’était pas encore bien assurée.

 Quand je suis née, j’ai pleuré pendant un mois. Verser des larmes, cela m’arrive souvent, elles sont toujours là juste derrière les yeux, il suffit d’un mot, d’un malheur entendu, d’une émotion et voilà, elles coulent sur les joues.

Pour que les pleurs cessent, on a organisé une grande réunion de famille et l’on a récité la longue liste des ascendants côté paternel et maternel tandis que la sœur de ma grand’mère paternelle appliquait un bracelet au mur de la maison. Quand on a prononcé le nom de la demi-sœur du père, Djenaba, et celui de son frère  aîné, Moktar, le bracelet est resté fixé au mur sans qu’on le tienne. Cela signifiait qu’ils étaient les deux personnes les plus proches de moi dans leur être et donc mes deux protecteurs.

Au bout de quatre semaines, le bracelet est tombé et j’ai cessé de pleurer.

 Et puis à la naissance, on a mis un chiffon autour de mon poignet pour signifier que j’étais promise à un adulte de la famille. J’ai été mariée en venant au monde. Ainsi a commencé ma vie …

 Le bébé pleurait comme s’il ressentait déjà toute la souffrance du monde, celle de sa toute jeune mère, première femme de son mari, humble et résignée à son destin. Il y avait déjà une seconde épouse, il y en aurait plus tard  une troisième et Sirandine, la maman serait mise à l’écart. En tant que première épouse, elle n’avait pas été choisie par le père, en revanche il aimait la seconde dont le caractère dominateur allait imposer tous ses caprices à la famille et en particulier à Sirandine.

 C’est le grand-père paternel, Haj Diallo Sanbran qui a fondé le village. Pourquoi s’est-il arrêté là, au milieu de cette vaste plaine ? Etait-il fatigué de l’éternelle marche des Peuls avec leurs troupeaux à travers l’Afrique de l’Ouest ? A-t-il trouvé ici la terre meilleure qu’ailleurs ? Y avait-il un point d’eau ?  Le village a été baptisé de son nom : Sanbran. Il se mit à construire, à cultiver, à agrandir son troupeau de bovins. C’était encore les temps anciens des fondateurs. On faisait confiance à la terre et au ciel, à Dieu et la famille prospérait. Mais Haj Diallo recherchait aussi la connaissance. Il partit au Fouta Djalon dans une confrérie pour apprendre l’arabe, étudier le Coran, se perfectionner en sagesse. Il en revint sur un beau cheval blanc, symbole de noblesse et de pureté et se consacra désormais à l’enseignement coranique.

On le voit sur une photo, visage puissant, volontaire mais empreint aussi de modestie. Un homme d’une grande  simplicité, dit Djenaba.  Sur une autre photo, il porte une toge noire, devant lui, Leopold Sendar Senghor lui tend le cordon muni d’une médaille pour l’honorer. La renommée de cet homme a donc dépassé de loin le village et la région pour qu’il reçoive ainsi  cette décoration des mains du président.

 Djenaba n’a pas étudié. Elle a simplement appris les prières avec de jeunes étudiants que son père faisait venir à la maison. Mais spontanément, elle est allée à l’essentiel pour toute la vie.

 Moi, je me tiens derrière le Tout Puissant. Je suis comme tout le monde, mais j’aime les gens.

 La grand’mère paternelle, la première des dix femmes de Haj Diallo, Khadijatou  se tenait à l’écart  des incessantes disputes des co-épouses. Elle avait les cheveux lisses et la peau claire de son père qui était originaire de Guinée. On raconte que cet ancêtre mourut empoisonné à cause d’un conflit de jalousie. Ce souvenir tragique apprit peut-être à Khadijatou à se méfier des intrigues, des bavardages, des calomnies qui emplissaient la cour où les dix femmes pilaient le mil, préparaient les repas, lavaient le linge, s’occupaient des vingt-deux marmots issus de ces dix femmes, se disputaient de leurs voix aigües et coupantes. Elles étaient dures et mauvaises avec Khadijatou, mais affectueuses pour la petite fille, comme si Djenaba depuis sa plus tendre enfance avait cette faculté extraordinaire qu’on lui voit aujourd’hui d’attirer les êtres comme un aimant et de susciter chez eux des sentiments d’affection, d’amitié, d’attachement, permettant ainsi à chacun d’exprimer le meilleur de lui-même, simplement par le rayonnement de son être, sans qu’elle fasse quoi que ce soit de particulier.

La petite Djenaba venait souvent rendre visite à sa grand’mère dans la grande famille. Elle venait y boire l’amour de l’aïeule, s’en faire une réserve pour la vie.

 Ma  grand’mère Khadijatou, elle m’a aimée en boulimie.

 Le grand frère du père, Moktar, a fait des études brillantes, il est parti à Dakar et on ne l’a plus jamais revu comme s’il avait renié sa famille au village. Haj Diallo en a beaucoup souffert et a désormais considéré que l’école moderne était un danger, elle éloigne les enfants de la famille. Mohamed Diallo, le père de Djenaba subira les conséquences de ce traumatisme. Lui aussi est un élève surdoué, mais son père le retire de l’école à la fin de la Troisième.

 La police est venue chercher mon père pour le ramener à l’école, mais Haj Diallo s’y est opposé fermement. Les policiers sont rentrés à la ville de nuit. Mais ils sont morts en chemin … Mystère !

  Il trouve du travail dans les mines de la région, se forme sur le terrain et devient technicien en recherche minière, puis trouve un poste à la COGEMA, à l’OGECAP, à la BRGM, finalement il devient adjoint du sous-préfet de Bayangara. Puis il vécut  en retraité à Dougouké.

Djenaba montre une photo de son père. Un homme d’une quarantaine d’années, front haut, l’air sérieux et triste. Mais cela est explicable : c’est une photo de famille qui fut prise lors du décès de sa mère. Khadijatou fut mordu par un chien enragé. On savait qu’elle n’y survivrait pas. Mohamed tint à ce que sa mère revoit son fils aîné avant de mourir, ce fils prodigue parti à Dakar et qui n’était jamais revenu au village. Mohamed emmena sa mère mourante à Dakar, elle put ainsi faire ses adieux à son premier né, le fils chéri.

Le père de Djenaba ressemble étonnamment à son fils Ludovic, un grand garçon de quatorze ans, très doux, très silencieux, tout en intériorité.

 Mon père est un homme très sociable et humain. Il donne toujours. Il ne peut jamais refuser si quelqu’un lui demande une aide. Il est religieux comme son père et lit les livres coraniques mais sans fanatisme. Il a travaillé avec les Blancs et a eu de bonnes relations avec eux. Il est ouvert au monde extérieur et à la vie moderne. Je me souviens que sa curiosité le portait souvent à lire des livres de géographie, par exemple sur les Indiens de Guyane. Il me disait : «  Regarde, ces gens-là ils vivent comme nous en Afrique, et les voilà comme nous confrontés au monde moderne ». Il aime aussi les plantes et passe beaucoup de temps à faire du bouturage et des greffes pour avoir des fruits nouveaux et meilleurs. «  Il n’y a pas mieux que le métissage », remarquait-il. Pendant toute sa vie, il a planté des arbres et il le fait encore aujourd’hui à son âge et il se dit «  Après ma mort, l’arbre sera encore là et continuera à donner ses fruits ».

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