Dictionnaire monolingue du créole haïtien

Appel au débat public sur un sujet majeur de société

robert_berrouet-oriol— Par Robert Berrouët-Oriol —

Linguiste-terminologue

Montréal, le 28 novembre 2016

L’annonce de la prochaine mise en ligne, par des étudiants de quatrième année de la Faculté de linguistique de l’Université d’État d’Haïti, d’« Un dictionnaire numérique du créole haïtien en gestationi » a soulevé bien des interrogations tant au pays qu’en outre-mer. Cette annonce a été suivie de textes critiques examinant un projet entrepris par de jeunes universitaires inconnus au bataillon des lexicographes professionnels et sans qualification ni expérience dans le domaine hautement spécialisé de la dictionnairiqueii. Ces textes sont principalement consignés, en Haïti, dans le quotidien Le National, et, ailleurs, sur les sites Madinin’Art, Potomitan et Montray kreyòl habituellement visités par les lectorats des Antilles et de la diaspora.

Afin de prolonger et d’enrichir la réflexion sur le rôle d’un dictionnaire monolingueiii de la langue usuelle et en particulier APPELER AU DEBAT PUBLIC sur la complexe question d’un dictionnaire monolingue du créole haïtieniv, il est essentiel de (re)lire les textes suivants accessibles sur le site www.berrouet-oriol.com :

 .

1.- « Le dictionnaire numérique du créole haïtien : mirage, amateurisme ou labeur de haute exigence scientifique ? », par Robert Berrouët-Oriol ;

2.- « Pour un dictionnaire numérique du créole haïtien conforme aux normes de la lexicographie professionnelle », par Robert Berrouët-Oriol ;

3.- « Dictionnaire créole numérique : le poids des mots ! », par Roody Edmé ;

4.- « Culture de l’improvisation et amateurisme : à propos du projet de dictionnaire numérique du créole », par Charles Tardieu.

Hormis ces quatre articles, la voix des enseignants, des écrivains, des chercheurs, etc. oeuvrant en Haïti, celle des institutions d’enseignement ou du ministère de l’Éducation se fait encore attendre sur un sujet aussi sensible et souvent passionnel au pays : la langue créole. Mais est-il fondé, est-il utile aujourd’hui d’APPELER AU DEBAT PUBLIC sur un projet académique, certes, mais qui est avant tout un sujet de société se rapportant à la langue créole ? Alors même qu’Haïti dispose déjà d’un volumineux catalogue d’urgences nationales, pourquoi est-il impératif de prolonger la réflexion et d’APPELER AU DEBAT PUBLIC sur un projet de dictionnaire monolingue du créole haïtien, numérisé ou au format papier ?

LA LANGUE EST AU CŒUR DE TOUT APPRENTISSAGE ET DE TOUTE TRANSMISSION DES CONNAISSANCES.

Dans tous les contextes d’apprentissage –collèges, coopératives agricoles, écoles techniques, universités, etc.–, l’expérience a montré que la langue est au cœur de l’acquisition des savoirs et de la transmission des connaissances. C’est par la langue qu’on nomme les objets, les idées, les raisonnements ; c’est à l’aide de la langue qu’on réfléchit les savoirs, que l’on transmet et partage des connaissances. Toute réflexion sur l’apprentissage et la transmission des connaissances en Haïti renvoie obligatoirement aux droits linguistiquesv, à l’aménagement linguistiquevi à l’échelle nationale, à une politique de la langue en salle de classe et à l’urgence de la refondation de l’École haïtienne. La profonde différenciation sociale de la demande scolaire ces quarante dernières années, la sous-qualification du système éducatif national induite par la dictature duvaliériste, la déperdition et l’échec scolaires ainsi que le statut officiel des deux langues du patrimoine linguistique national conféré par la Constitution de 1987 plaident pour une responsabilisation de l’État et de la société civile organisée dans le domaine linguistique. Le « droit à la languevii», le « droit à la langue maternelle créoleviii » figurent en amont de ce processus de responsabilisation.

UN DICTIONNAIRE EST UN OBJET SOCIAL, UN ÉTAT DE LANGUE À UNE PÉRIODE DONNÉE, UN OUTIL NORMATIF D’AIDE À L’APPRENTISSAGE DE LA LANGUE ET À LA COMMUNICATION.

Dans son étude « Dictionnaireix », Bernard Quemada, distingué linguiste-lexicographe de renommée internationale, nous instruit que « Le caractère social du dictionnaire tient à ce qu’il est perçu comme la somme des connaissances partagées par une communauté. La représentation du monde, donnée par l’intermédiaire du traitement lexicographique (choix de la nomenclature et des citations, élaboration des définitions et des exemples), est bien celle que la communauté concernée se fait d’elle-même, de ses goûts et de ses valeurs. L’autorité de cette référence tient à un accord consensuel profondément établi : ce que dit le dictionnaire est légitime et vrai. De ce fait, il exerce une forte action normative en dehors de toute visée prescriptive propre et, pour l’usager, il représente une institution comparable au Code civil. Mais c’est aussi une institution culturelle, un « lieu de mémoire collective » (P. Nora) à l’instar des bibliothèques et des musées, l’une de ses finalités, directe ou indirecte, étant de conserver et de transmettre les éléments d’une culture à travers les mots définis et les discours cités. ».

Dans la société haïtienne, un futur dictionnaire monolingue du créole haïtien est appelé à jouer un rôle central à plusieurs titres : il contribuera à la standardisation de la langue, à la constitution d’un métalangage cohérent pour dénommer les réalités nouvelles (en particulier dans les domaines scientifiques et technologiques) ; il servira d’outil de référence à l’échelle nationale tout en offrant aux apprenants, notamment dans le système éducatif, des ressources linguistiques utiles à l’apprentissage des savoirs et des connaissances. Mais s’agira-t-il alors d’un dictionnaire monolingue créole de base conçu comme outil pédagogique destiné aux écoliers du primaire et du secondaire (dictionnaire d’apprentissage de la langue maternelle) ? Ou d’un dictionnaire monolingue bidirectionnel destiné aux unilingues créolophones déjà alphabétisés mais également aux élèves et aux étudiants principalement scolarisés en français dans l’actuel système éducatif ? Quel type de dictionnaire faut-il élaborer et pour quel(s) public(s) ? Haïti dispose-t-elle, aujourd’hui, des ressources et expertise spécifiques en dictionnairiquex pour produire, seule, un dictionnaire monolingue du créole selon les exigences de la lexicologie professionnelle ?

C’est pour cet ensemble de raisons, à la fois théoriques et pratiques, que l’idée et les conditions d’élaboration d’un dictionnaire monolingue du créole haïtien doivent être largement et publiquement débattues, d’autant plus que la production d’un tel dictionnaire ne devrait pas être uniquement l’affaire de lexicologues chevronnés, de spécialistes réputés et hautement qualifiés en dictionnairiquexi, la science des dictionnaires. Ainsi, pour répondre aux besoins langagiers des 2 691 759 élèves, majoritairement créolophones répartis dans les 15 682 établissements de l’École haïtiennexii, la dimension didactique et pédagogique de l’entreprise dictionnairique devra s’articuler au cœur d’un tel projet.

Le présent APPEL AU DEBAT PUBLIC s’adresse à toutes les catégories d’intervenants potentiels, individus et institutions : les parlementaires, les professionnels de différentes disciplines, les enseignants et chercheurs (Faculté de linguistique, Faculté des sciences de l’éducation de l’UniQ, Ladirep, École normale supérieure, Cresfed, associations de professeurs,) ; les ministères de l’Éducation et de la Culture ; les institutions de la société civile ; les langagiers professionnels de la communication (journalistes publicitaires) ainsi que les écrivains produisant tant en créole qu’en français.

L’UNE DES ACTIONS CONCRETES pouvant résulter de ce débat public serait que la Faculté de linguistique de l’Université d’État d’Haïti propose et prenne la direction d’une recherche sociolinguistique à mener en six mois avec des partenaires institutionnels et destinée à définir la nature, la mission et le(s) public(s) visé(s) par un projet de dictionnaire monolingue du créole haïtien. Pareil projet pourrait éventuellement être conduit, entre autres, en partenariat avec l’Université des Antilles (Martinique et Guadeloupe) et le Creole Institute (Indiana University).

Références

i URL : http://www.lenational.org/dictionnaire-numerique-creole-haitien-gestation/

ii GALISSON, Robert (1992). « Dictionnairique et dictionnaires », in Études de linguistique appliquée, no 85-86, Didier Érudition, Paris. Voir aussi : PRUVOST, Jean (2000). « Dictionnaires et nouvelles technologies » P.U.F., Paris. Voir également : LO NOSTRO, Mariadomenica et Christophe REY (2015). La dictionnairique . Études de linguistique appliquée – N°1. Éditions Klincksieck.

iii REY-DEBOVE, Josette (2005). « Typologie des dictionnaires généraux monolingues de la langue actuelle ». Quaderni del CIRSIL – www.lingue.unibo.it/cirsil. URL : http://amsacta.unibo.it/2301/1/Debove.pdf

v BERROUËT-ORIOL, Robert (2014). « Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti ». URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/amenagement-creole-et-francais

vi BERROUËT-ORIOL, Robert, D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort (2011). L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti.

vii BERROUËT-ORIOL, Robert (2014). « Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti ». URL : http://www.berrouet-oriol.com/linguistique/amenagement-creole-et-francais

viii Idem, ibidem.

ix QUEMADA, Bernard. « Dictionnaire  », Encyclopædia Universalis [en ligne]. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/dictionnaire/

x GALISSON, Robert (1992). « Dictionnairique et dictionnaires », in Études de linguistique appliquée, no 85-86, Didier Érudition, Paris. Voir aussi : PRUVOST, Jean (2000). « Dictionnaires et nouvelles technologies » P.U.F., Paris.

xi Idem, ibidem.

xii Selon l’Unicef, « Le système éducatif haïtien  accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques). » Source : Unicef, « L’éducation fondamentale pour tous ». URL : https://www.unicef.org/haiti/french/children_8837.htm [Consulté le 26 novembre 2016]