Deux lectures décoloniales de l’œuvre d’Albert Camus

Dans le livre « Oublier Camus » (La Fabrique) et dans la revue « Orient XXI »

Les éditions La Fabrique publient le 15 septembre 2023 Oublier Camus, par Olivier Gloag. Ce dernier y relève « l’attachement viscéral de Camus au colonialisme et au mode de vie des colons qui traverse ses trois romans majeurs, L’Étranger, La Peste et Le Premier Homme » et analyse les « récupérations » d’un auteur mythifié, autant « attaché aux acquis sociaux du Front populaire qu’à la présence française en Algérie ». Dans un article publié en juillet 2023 par Orient XXI, la journaliste et chercheuse en littérature Sarra Grira voit dans son dernier roman inachevé, Le Premier homme, « une vision mythologique de la conquête coloniale, qui relève de l’imaginaire réactionnaire ». Après d’autres lectures de certaines œuvres de cet écrivain, nous reviendrons sur les débats qu’elles suscitent.
Oublier Camus, par Olivier Gloag

Présentation de l’éditeur

Olivier Gloag est Associate Professor à l’université de Caroline du Nord (UNC) à Asheville. Ses recherches portent notamment sur les représentations coloniales dans la littérature hexagonale, l’histoire culturelle et littéraire de la France au xxe siècle. Il est l’auteur de Albert Camus, A Very Short introduction (Oxford university press, 2020)

Des programmes scolaires aux discours politiques, dans les médias et les conversations mondaines, Camus est partout le parangon d’un humanisme abstrait qui a ceci de commode – et de suspect – qu’il plait à droite comme à gauche. Peu d’ouvrages se sont penchés sur les contradictions du personnage comme le fait ici Olivier Gloag à partir d’une relecture de Camus dans le texte – contradictions qui constituent pourtant la force motrice de l’œuvre camusienne, une clé de son « style », et expliquent sa popularité actuelle.

Olivier Gloag rappelle l’attachement viscéral de Camus au colonialisme et au mode de vie des colons qui traverse ses trois romans majeurs, L’Étranger, La Peste et Le Premier Homme. Il examine ses engagements politiques à la lumière de sa brouille avec Sartre : la tension entre révolte et révolution, son recours à l’absurde comme refus du cours de l’Histoire, son anticommunisme et son déni de la lutte des peuples colonisés. Il se penche enfin sur les récupérations de Camus : l’auteur le plus populaire en France et le Français le plus lu dans le monde est devenu un enjeu politique et idéologique. L’invocation d’un Camus mythifié projette un reflet flatteur mais falsificateur de l’histoire coloniale. C’est ce Camus-là qu’il faut oublier pour reconnaître les déchirements d’un écrivain tout aussi passionnément attaché aux acquis sociaux du Front populaire qu’à la présence française en Algérie.
Sommaire
Préface, par Fredric Jameson — 7
Introduction — 15
I. Pour un colonialisme à visage humain — 19
II. Représentations coloniales — 35
III. Sartre et Camus, inséparables — 53
IV. L’anti-Sartre — 87
V. Réceptions — 111
Camus postmoderne avant l’heure — 139

Lire un extrait d’Oublier Camus

 

Algérie. En finir avec le mythe Camus

par Sarra Grira, publié par Orient XXI le 7 août 2023.
Source

Plus de 63 ans après sa mort, Camus est toujours mobilisé en marge des commémorations liées à la colonisation française en Algérie pour défendre l’idée d’un « juste milieu » entre l’OAS et le FLN. Dans les commentaires qu’il continue de susciter, son dernier roman (inachevé) Le Premier Homme est toujours ignoré. Le texte montre pourtant une vision mythologique de la conquête coloniale, qui relève de l’imaginaire réactionnaire.

Peu d’écrivains français, qui plus est du XXe siècle, jouissent aujourd’hui de la postérité d’Albert Camus, devenu depuis les années 1990, la chute du bloc communiste et la construction de l’espace européen aidant, un écrivain « universaliste ». À une époque où parler des « extrêmes » ne relève même plus de l’abus de langage, on salue la lucidité visionnaire de l’auteur de L’Homme révolté qui, déjà à l’époque, renvoyait dos à dos le nazisme et le communisme comme deux avatars du terrorisme d’État. L’auteur incarne désormais le consensus de la démocratie libérale, la « juste mesure » d’une morale centriste devenue capable d’établir une équivalence entre la violence du colonisateur et celle du colonisé, en rejouant le match Sartre-Camus d’où le premier sort inexorablement perdant. Mieux, le fils d’Alger qui, à la question de savoir s’il était de gauche, avait répondu « oui, malgré elle et malgré moi », a été depuis récupéré par une droite dure, voire réactionnaire, comme en témoigne le souhait émis par Nicolas Sarkozy en 2009 de le panthéoniser, ou encore la biographie fantaisiste (et truffée d’erreurs) de Michel Onfray en 2012, L’Ordre libertaire.

Si de nombreux textes camusiens n’ont rien perdu de leur beauté ou de leur puissance, si certaines de ces citations relèvent de ce qu’on appelle des punch lines (« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » ; « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme » ; « Le charme : une manière de s’entendre répondre “oui” sans avoir posé aucune question claire »), une thématique continue à revenir régulièrement : celle de la position de l’auteur quant à la question algérienne….

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