« Désobéir » de Frédéric Gros

Ce monde va de travers, à tel point que lui désobéir devrait être une urgence partagée et brûlante. Dans cet essai intempestif, Frédéric Gros réinterroge les racines de l’obéissance politique. Conformisme social, soumission économique, respect des autorités, consentement républicain ? C’est en repérant les styles d’obéissance qu’on se donne les moyens d’étudier, d’inventer, de provoquer de nouvelles formes de désobéissance : la dissidence civique, la transgression lyrique… Rien ne doit aller de soi : ni les certitudes apprises, ni les conventions sociales, ni les injustices économiques, ni les convictions morales.

La pensée philosophique, en même temps qu’elle nous enjoint de ne jamais céder aux évidences et aux généralités, nous fait retrouver le sens de la responsabilité politique. À l’heure où les décisions des experts se présentent comme le résultat de statistiques glacées et de calculs anonymes, désobéir devient une affirmation d’humanité.

Philosopher, c’est désobéir. Ce livre en appelle à la démocratie critique et à la résistance éthique.

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« Il faut désobéir par souci de soi, comme disaient les Anciens »

— Entretien réalisé par Nicolas Dutent —

Dans un essai profond et salutaire ( Désobéir, Albin Michel), le philosophe Frédéric Gros, professeur de pensée politique à l’Institut d’études politiques de Paris et spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault, interroge les raisons et les racines de la désobéissance. Au fil de sa démonstration, il puise aussi bien dans la philosophie que la littérature.

Votre essai s’ouvre de façon originale, forte, avec un « poème fantastique » extrait des Frères Karamazov de Dostoïevski, qui nous a habitués à des textes littéraires où l’on peut puiser un fond philosophique. Ce passage qui revisite le retour du Christ parmi nous s’est-il imposé à vous comme une allégorie de la désobéissance ?

Frédéric Gros Oui, je voulais en ouverture faire entendre cette provocation portée par le récit fantastique imaginé par Ivan Karamazov, celui du Christ revenant dans la Séville du XVe siècle et fait prisonnier par le Grand Inquisiteur, lequel lui reproche amèrement son retour parmi les hommes. C’est dans ce texte en effet que Dostoïevski pose une question terrible : celle de la profondeur de notre désir de liberté. On ne cesse de répéter comme une évidence que la liberté serait l’objet de notre volonté la plus forte, que toute notre dignité s’y résume. Mais est-ce que précisément elle ne fait pas peur cette liberté, est-ce qu’elle ne constitue pas pour chacun un vertige insoutenable, un insupportable fardeau ? Car, au fond, être libre, c’est devoir porter seul le poids de ses décisions, c’est avoir à se faire son propre jugement, et il est tellement plus confortable de réciter la leçon des autres ou de se contenter d’exécuter des ordres. On s’est demandé pendant longtemps, dans une perspective morale et pédagogique, pourquoi il pouvait être si difficile d’obéir. On entendait alors par « obéir » le fait de suivre la règle commune, d’accepter les consignes, de ne pas se laisser entraîner par son égoïsme, ses pulsions. Mais, dans une perspective évidemment plus politique, il faut reconnaître aussi qu’il est difficile de désobéir quand l’obéissance est devenue une habitude, ou même parfois un refuge pour la lâcheté.

Le XXe siècle a connu des « monstres d’obéissance » , tels Eichmann ou Douch, pour citer les cas les plus terribles et spectaculaires. L’obéissance à laquelle on prépare les esprits aujourd’hui, vis-à-vis du supportable comme de l’intolérable, ne tire-t-elle pas sa force du fait qu’elle dicte en nous sa loi de manière plus sourde, moins démonstrative ?

Frédéric Gros Notre modernité très certainement a inventé des formes d’obéissance sournoises, subtiles, presque invisibles, on pourrait même dire « douces ». Au fond, on nous fait obéir de plus en plus en nous rendant prisonniers de notre propre désir (le nouveau paradigme pour penser l’aliénation, ce n’est plus l’exploitation, mais l’addiction), de telle sorte que c’est en cherchant à satisfaire ses propres envies, constamment sollicitées, que chacun se révèle le plus docile. Je crois qu’on a là le secret de la gouvernementalité libérale : on ne gouverne plus en imposant de force des décisions à des volontés qui s’efforcent de leur résister, mais en prenant appui sur les désirs de chacun. Ou on pourrait dire encore : il ne s’agit plus de « vouloir qu’on fasse », mais de « faire qu’on veuille », c’est-à-dire qu’on aménage un milieu pour favoriser tel ou tel comportement. C’est quand chacun croit dévaler sa pente personnelle qu’il obéit le mieux.

Le rapport des philosophes à l’obéissance est complexe, voire ambivalent. La philosophie est-elle tenaillée entre culte du libre arbitre et conformisme ? Faut-il choisir entre Kant, pour lequel « la vraie désobéissance, c’est la critique (théorique) » , et Thoreau, pour qui « la vraie critique, c’est la désobéissance (pratique) »  ?

Frédéric Gros Il me semble en effet qu’on peut dresser une opposition intéressante entre Kant et Thoreau, parce qu’elle se trouve au cœur du problème de la légitimité des actes de désobéissance en démocratie. Dans un premier temps, la définition par Kant des Lumières peut paraître très exaltante : il s’agit, écrit-il dans son opuscule (Qu’est-ce que les Lumières ?), de s’efforcer de penser par soi-même, il s’agit d’avoir le courage de se gouverner soi-même. Mais on comprend vite que, pour Kant, cette autonomie qui peut mener à la désobéissance doit rester au niveau du discours, un discours critique, contestataire sans doute, mais soigneusement canalisé et qui doit se cantonner dans certaines formes d’expression (c’est ce qu’il appelle « l’usage public de la raison »). Surtout, ce discours doit s’accompagner d’une obéissance pratique. On rejoint l’idée d’une conformité à la loi – Kant ne pose pas ici la question de savoir si on doit obéir à des lois qui seraient ouvertement injustes, iniques. Donc : critiquez tant que vous voulez, mais obéissez. Chez Thoreau, l’acte de désobéissance est au contraire immédiatement pratique. Il s’agit de désobéir à des lois qu’on trouve mauvaises ou de refuser d’apporter sa caution à un gouvernement qu’on juge injuste, fondamentalement pour demeurer en accord avec sa conscience. Il me semble en effet que ces deux options constituent une alternative forte : soit on se reconnaît le droit de critiquer, mais accompagné du devoir d’obéir aux lois, par respect de l’ordre public ; soit on est saisi essentiellement par le devoir de désobéir, le cas échéant, pour mieux respecter sa propre lumière intérieure.

Vous traitez de la soumission, un des terrains sur lequel se développe l’obéissance, comme d’une « évidence première » , d’un « paradigme initial » . Pourquoi, au fond, demeurons-nous soumis ? Refusons-nous de payer le prix trop élevé de la désobéissance ou notre éducation l’étouffe-t-elle en chassant de la culture ce possible ?

Frédéric Gros Il me semble que la soumission est le paradigme le plus écrasant et au fond le plus ambigu de l’obéissance. Il s’agit en effet de désigner par là une obéissance contrainte, forcée : j’obéis parce qu’il m’est impossible de désobéir, parce que je suis prisonnier d’un rapport de forces. On peut bien supposer que les individus consentent librement, mais c’est le plus souvent de l’hypocrisie : en fait il n’y a derrière l’obéissance que de la violence brutale et du rapport de forces. Le problème, une fois qu’on a fait ce constat, c’est de savoir jusqu’à quel point la dureté de ce rapport de soumission ne constitue pas aussi une excuse : j’exagère le coût de ma désobéissance pour excuser secrètement ma lâcheté.

Vous analysez le moment de désobéissance d’Antigone, la déviance envers son oncle impitoyable, Créon, qui lui valut condamnation à mort. Vous relevez que sa subversion, sa révolte, ses refus, font « trembler l’idée même d’un ordre (…), dans la désobéissance peut entrer une part de transgression pure : c’est l’éclat d’Antigone » . La désobéissance nous condamne-t-elle à un dénouement tragique et à la solitude, fut-elle sublime ?

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